Les entreprises camerounaises dans un contexte de fragmentation mondiale et d’intégration continentale : enjeux de compétitivité.
Port de Douala (Cameroun) - Novembre 2023

Les entreprises camerounaises dans un contexte de fragmentation mondiale et d’intégration continentale : enjeux de compétitivité.

Texte de mon intervention prononcée lors du séminaire de haut niveau organisée par la FERDI le 13 décembre 2023 à Yaoundé sur « Les intégrations à l’économie mondiale et les contraintes de la compétitivité durable ».

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Je commencerai cet exposé avec vous par une double note de prudence :

-premier bémol, je suis diplomate, on peut même dire que je suis très gradé en tant que diplomate, car qualifié aujourd’hui d’Ambassadeur et d’excellence, et donc naturellement apte à vous parler de tout, longuement, avec une totale incompétence ;

-second bémol, au fil de mes postes et affectations, mon expérience politique a sans doute beaucoup grandi, ma connaissance des hommes, ainsi que de leurs forces et de leurs faiblesses, s’est considérablement approfondie et ciselée, mais mes savoirs économiques français (donc, déjà un peu suspects), acquis à Sciences Po Bordeaux et à l’ENA au début des années 1980, ont sans nul doute indéniablement faibli et je ne suis sans doute plus tout à fait à la page.

Ayant pris mes fonctions au Cameroun au mois de septembre dernier, je centrerai mon intervention sur ma perception de la situation au Cameroun, de ses atouts, de ses avantages, de ses faiblesses aussi, afin de voir quelle stratégie de croissance et d’émergence le pays peut mettre en œuvre. Non sans évoquer préalablement trois points généraux de cadrage et réflexion générale.

Je commencerai mon intervention en soulignant le premier point pour moi crucial dans toute approche de développement et de sortie de la pauvreté : l’existence d’une vision stratégique et des leviers à actionner pour la mettre en œuvre. Je ne crois pas que cette vision puisse être imposée de l’extérieur par des économistes plus ou moins idéologues (m’étant moqué des diplomates, je peux maintenant gentiment dire du mal des économistes), jamais un économiste des institutions financières internationales n’a aidé à lui-seul un pays à émerger (parfois, on pourrait même dire que certains au contraire ont essayé d’y mettre beaucoup d’entraves ou de mauvais avis). Les solutions, les modèles de décollage viennent toujours des pays eux-mêmes et de leurs dirigeants (Chine, Maurice, Viet Nam, Maroc…) et de la vision de long terme qu’ils entendent, je dirai dans un mauvais français, « implémenter ». Et le cocktail « d’implémentation » ou de mise en œuvre ne sera pas nécessairement orthodoxe, il sera culturellement approprié selon les besoins et les avantages comparatifs du pays concerné. Mon premier conseil donc aujourd’hui : écoutez naturellement les conseils et les avis, mais ne vous les laissez jamais imposer. Ce qui est en jeu, c’est votre pays, l’avenir de votre nation, pas la notation ou l’évaluation des fonctionnaires internationaux de l’aide, encore moins les intérêts d’autres nations.

Je poursuivrai ma réflexion en évoquant la situation de fragmentation mondiale du commerce et des échanges commerciaux dans laquelle nous nous nous trouvons. La fragmentation mondiale résulte de divers facteurs, notamment les tensions commerciales, les barrières tarifaires et non tarifaires, ainsi que les bouleversements géopolitiques. Ces éléments contribuent à un environnement commercial instable où les entreprises doivent constamment s'adapter pour minimiser les risques. Les chaînes d'approvisionnement mondiales, qui étaient encore considérées il y a moins d’une décennie comme des moteurs de croissance, font face à des défis croissants en raison de perturbations telles que la pandémie de COVID-19 ou de volatilités géopolitiques inédites (cf. la guerre menée par la Russie en Ukraine ou la résurgence du conflit israélo-palestinien).

La fragmentation du commerce international est un fait et, malgré les avertissements et les initiatives de l'OMC, il ne fait aucun doute qu’elle se poursuivra. Les nouvelles barrières commerciales introduites chaque année ont presque triplé depuis 2019 pour atteindre près de 3 000 l'année dernière (FMI). D'autres formes de fragmentation, comme le découplage technologique, la perturbation des flux de capitaux et les restrictions migratoires, augmenteront également les coûts. La prise en compte de cette fragmentation est aussi essentielle, car elle remet en cause et casse le paradigme libéral des bénéfices de la libéralisation des échanges et de « mondialisation heureuse » que les économistes libéraux nous prédisaient. Les limites des modèles néo-classiques ont éclaté au grand jour, tout comme la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, où on voyait l’intérêt de chaque pays à se spécialiser dans les domaines où il dispose d’avantages spécifiques.

De mon point de vue de diplomate, la géopolitique se venge aujourd’hui clairement de l’économie en marquant l’importance de l’autonomie stratégique de chaque pays pour préserver et défendre ses sources d’approvisionnement, ne pas dépendre technologiquement ou financièrement d’autrui, préserver ses capacités de production agricoles et industrielles, soutenir, voire subventionner les secteurs d’avenir.

Attention, en disant cela, je ne prône pas forcément le repli sur soi ou le rétablissement d’un protectionnisme généralisé. Bien au contraire. Je me range plutôt du côté d’un économiste hétérodoxe, Maurice Allais, dont un ami, Serge Michailof, a rappelé dans son dernier ouvrage (« Revoir Igloolik ») quelques belles citations : « On ne saurait trop le répéter, la libéralisation totale des échanges n’est possible, elle n’est souhaitable, que dans le cadre d’ensembles régionaux, groupant des pays économiquement et politiquement associés, de développement économique et social comparable, tout en assurant un marché suffisamment large pour que la concurrence puisse s’y développer de façon efficace et bénéfique ». Maurice Allais ajoutait : « Chaque organisation régionale doit pouvoir mettre en place une protection raisonnable vis-à-vis de l’extérieur pour éviter les distorsions indues de concurrence et pour rendre impossibles les spécialisations indésirables et inutilement génératrices de déséquilibres et de chômages ».

Dans ce sens, des alliances économiques et commerciales, telles que l'Union européenne, l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et en Afrique la ZLECAf, cherchent à favoriser la coopération économique entre les nations d'un même continent. Ces initiatives visent à créer des synergies économiques, à éliminer les barrières commerciales et à stimuler la croissance régionale. Les entreprises opérant dans des zones d'intégration continentale doivent s'adapter à un ensemble de règles commerciales spécifiques, mais elles bénéficient également de la possibilité d'accéder à des marchés plus vastes avec une réglementation commune. Cependant, les disparités économiques entre les pays membres peuvent également créer des tensions internes, nécessitant une gestion politique et économique habile. Se pose évidemment à ce niveau la question de l’échelle et de la nécessité éventuelle de développer des approches d’intégration intermédiaires… Quel choix politique et quelles priorités faire alors entre la CEMAC, la CEAC et la ZLECAf ? Quelle articulation développer entre le niveau sous-régional et régional ? Vous comprendrez aisément sur ce point que ce n’est pas à moi d’y répondre…

Venons-en maintenant à la situation du Cameroun et ce que sont pour moi les principales caractéristiques de l’économie camerounaise :

-le Cameroun est richement doté en ressources naturelles (pétrole et gaz -en déclin-, minerais et bois précieux) et agricoles (café, coton, cacao, banane). Donc, le Cameroun a un potentiel économique réel et diversifié, mais trop peu tourné vers la transformation locale. Le Cameroun peut aussi compter sur un niveau exceptionnel de qualification de ressources humaines que l’on ne retrouve pas partout ;

-le Cameroun a comme second atout un réseau dense d’entreprises locale et une véritable capacité entrepreneuriale. Au cours de l’année 2022, on a dénombré 349.722 entreprises existantes au Cameroun. Avec néanmoins un fort déséquilibre dans leur répartition par secteur : le secteur tertiaire y représente ainsi 81,49% des entreprises contre 18,16% pour le secteur secondaire et 0,10% pour le secteur primaire. Ce déséquilibre structurel peut d’ailleurs expliquer une partie des difficultés du décollage actuel du pays. En outre, selon l’Institut National camerounais de Statistique (INS), les entreprises du secteur secondaire sont elles-mêmes majoritairement constituées d’unités informelles de fabrication et de transformation. Ce qui signifie qu’elles ont de la peine à fabriquer des produits en quantité, voire de qualité de manière à satisfaire la demande nationale et internationale ;

-enfin, bien sûr, les défis auxquels sont confrontés les entreprises camerounaises demeurent nombreux. Je citerai pêle-mêle la question des infrastructures d’accès, de la sécurité et du coût de l’approvisionnement énergétique, la question de l’accès au financement permettant aux entreprises d’investir dans de nouveaux produits (les taux d’intérêts restent extrêmement élevés), l’accès à la normalisation reste difficile, au regard notamment des coûts pratiqués par l’Agence des Normes et de la Qualité au Cameroun (ANOR), le besoin d’une meilleure veille technologique. Le climat des affaires reste enfin très dissuasif pour l’investissement avec de nombreuses pesanteurs administratives, de même que des coûts légaux et non légaux parfois prohibitifs (les grandes entreprises internationales ont sans doute paradoxalement, par effet d’échelle, les capacités de mieux gérer ces barrières à l’entrée que de jeunes champions nationaux).

Dans ce panorama aux contours incertains, le Cameroun dispose néanmoins de deux leviers importants pour moderniser son économie et accompagner ses entreprises sur le chemin de la croissance. Tout en soulignant qu’il est aussi évidemment essentiel que ces efforts d’intégration, d’accompagnement des entreprises, de croissance soient visibles, avec des résultats concrets pour les populations (accès à l’emploi, prix des biens en baisse, disponibilité/variété des produits importantes, accès à l’innovation, etc.)

Le premier levier, que j’ai déjà évoqué, est constitué par l’opportunité de l’intégration régionale ou sous-régionale. Le Cameroun est un pays qui a tout à tirer d’une intégration régionale réussie. Les communautés économiques régionales peuvent aider les entreprises à accroître leur production et les rendre plus rentables. S’ouvrant à de nouveaux marchés, les entreprises sont confrontées à une demande de biens et services plus élevée. Toutefois, pour assurer cette intégration dans les marchés sous régionaux, régionaux et internationaux, elles doivent bénéficier d’un accompagnement à la fois financier et technique pour assurer le développement de nouveaux produits et/ou marchés et accompagnement des entreprises dans la réalisation d’études de marché ou d’études sectorielles. Il est enfin important que l’Etat s’assure que les bénéfices de l’intégration soient bien répartis et atteignent aussi les régions rurales (souvent oubliées ou négligées).

Le second levier est celui de l’Accord de Partenariat Economique (APE) entre le Cameroun et l’Union européenne. L'APE doit permettre le développement du secteur privé camerounais en diminuant/supprimant les taxes à l'importation de machines/outils et en permettant ainsi au secteur privé d'inventer et d'assembler de nouveaux produits pouvant être commercialisés sur les marchés internationaux et africains. L’APE suppose donc pour que le Cameroun en tire un avantage maximal de favoriser d’une part les investissements (nationaux et étrangers) et d’autre part de négocier et consolider de nouveaux marchés d’exportation.

 

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