Les origines du christianisme
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LAURENT SAILLY
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HISTOIRE DES ORIGINES DU CHRISTIANISME
De la religion originelle au concile de Chalcédoine
« Fiat lux et lux fit » (Genèse 1,3)
INTRODUCTION A PAROLES D’EVANGILES
I. LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
II. LES SOURCES CHRETIENNES DU CHRISTIANISME
III. LES SOURCES BIBLIQUES DU CHRISTIANISME
IV. JESUS FACE A L’ARCHEOLOGIE ET A L’HISTOIRE
V. JESUS, UNE VIE D’HOMME
VI. BOUDDHA, JESUS
VII. ET DIEU DANS TOUT CA… ?
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1ère partie : Les origines du Christianisme
AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE
Chapitre 1 – La religion originelle
Chapitre 2 – Quand Dieu était une femme
Chapitre 3 – Les dieux de la cité
Chapitre 4 – Les dieux du monde
Chapitre 5 – La période axiale de l’humanité
LES GRANDES VOIES PRE-CHRIETIENNES DU SALUT
Chapitre unique – Naissance du monothéisme
NAISSANCE DU CHRISTIANISME
Prologue – « Pour vous, qui suis-je ? »
Chapitre 1 – Jésus vu par ses contemporains
Chapitre 2 – Jésus au pluriel
Chapitre 3 – L’homme-Dieu
Epilogue – « Je crois… »
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AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE
Chapitre 1
La religion originelle
-100.000 av. J.-C. Nul de saura jamais ce qui s’est réellement passé ce jour-là, il y a à peu
près cent mille ans, à Qafzeh, près de l’actuelle Nazareth, en Israël. Amenés par les leurs,
que les archéologues appellent des proto-Cro-Magnons ou Homo sapiens antiques, deux
défunts ont été inhumés dans une fosse. Autour d’eux, peut-être sur leurs corps, quantité
d’ocre rouge, témoin d’un rituel funéraire.
Premiers rituels de la mort
Les fouilles entreprises à Qafzeh à partir de 1930 ont révélé une trentaine de sépultures
de la même époque, renfermant des corps pour la plupart couchés sur le côté, jambes
fléchies, couverts d’ocre.
C’est dans ces tombes, vieilles de cent millénaires, que l’on observe les premiers
moments de religiosité de l’homme. Des signes laissent en effet penser que la mise en
scène entourant ces inhumations exprime la croyance en une vie après la mort. La
position recroquevillée du fœtus signifie selon l’hypothèse la plus plausible que la mort est
conçue comme une nouvelle naissance. Des objets de plus en plus sophistiqués sont
posés à ses côtés. Est-ce pour le seconder dans ce grand voyage qu’il entreprend, ou
pour le choyer afin qu’il ne revienne pas importuner les vivants ? Les deux hypothèses ne
sont pas inconciliables, et elles témoignent toutes les deux d’une croyance en la survie de
l’âme. Fréquemment au Paléolithique moyen (-300.000 à -30.000 av. J.-C.), de manière
systématique au Paléolithique supérieur (-30.000 à -10.000 av. J.-C.), les sépultures
renferment des silex taillés pour se défendre, de la nourriture, ainsi qu’en témoigne l’étude
d’ossements d’animaux retrouvés à proximité des corps, et des pierres sculptées dont les
encoches, aujourd’hui indéchiffrables, avaient très certainement un sens symbolique
précis pour les artistes qui les avaient taillées.
Autre fait significatif : les morts sont inhumés à l’écart des vivants. Et ce n’est pas tant
l’odeur du cadavre en décomposition que veulent fuir les vivants (les corps sont recouverts
de couches de terre et de pierres), que le cadavre lui-même, probablement source
d’inquiétudes, voire de terreur.
Nous ne disposons d’aucun autre indice quant à la religiosité développé par l’Homo
sapiens d’il y a cent mille ans. La recherche archéologique ne permet pas même d’affirmer
une quelconque forme de croyance, en un dieu ou en des dieux, en des esprits naturels
ou ancestraux.
L’art rupestre
-45.000 av. J.-C. Des millénaires vont encore s’écouler avant que l’homme découvre un
nouveau moyen d’expression : l’art, ancêtre de l’écriture. Les plus anciennes peintures
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rupestres datent de plus de quarante-cinq mille ans, représentant des animaux et des
humains. Des dizaines de millions de peintures et de gravures paléolithiques ont été
découvertes à ce jour dans cent soixante pays, sur les cinq continents.
Salomon Reinach (1858-1932) et l’abbé Henri de Breuil (1877-1961) ont développé une
théorie de l’art magique : en peignant des scènes de chasse, l’homme capturait l’image
des animaux qu’il voulait chasser. Plusieurs autres hypothèses ont été émises. En 1967,
Andreas Lommel élabore la théorie chamanique (développée en 1996 par Jean Clottes et
David Lewis-Williams). Selon ces derniers, les peintures et gravures, où les animaux sont
largement dominants, ne représentent pas les animaux eux-mêmes, mais sont les esprits
des animaux surgissant de la roche, que les chamanes de la préhistoire invoquaient et
avec lesquels ils communiquaient lors des transes rituelles. Des éléments plaident en
faveur de cette thèse, en particulier la localisation géographique. En effet, ce ne sont pas
des grottes habités qui étaient « décorées », mais des lieux spécifiquement réservés à
cette activité, de ce fait très probablement ritualisée.
Le monde invisible
Nous ne saurons jamais laquelle de ces hypothèses est la bonne.
Le chamanisme est une religion de la nature qui s’est développée au sein de populations
vivant en profonde symbiose avec cette nature. Chasseurs-cueilleurs aux techniques
rudimentaires, ils vivaient en petits clans. Tributaires des saisons, de la pluie, du soleil,
ces hommes étaient pris dans des phénomènes extérieurs qui les dépassaient. A chaque
pourquoi, seule une réponse supranaturelle semblait appropriée.
On peut aujourd’hui, à travers les cultures chamaniques qui ont survécu, notamment en
Sibérie, essayer de se faire une idée de ce qu’a été la première religion de l’humanité.
Pour se rassurer face aux aléas, aux menaces, aux dangers que la nature fait peser sur
lui, pour exprimer en même temps le sentiment d’admiration qu’il éprouve devant cette
grandeur, cette majesté, l’homme va donner une substance au monde invisible. Il nomme
des esprits avec lesquels il peut négocier pour s’attirer leurs bonnes grâces. Il est possible
que certains personnages, plus doués que d’autres pour ce type de négociations, se
soient très tôt détachés du lot. Cet homme providentiel sait procéder à des échanges avec
les esprits, leur offrir une compensation en termes de forces vitales en échange de la
nourriture prélevées. C’est un donnant-donnant très fonctionnel, somme toute très
rationnel, n’incluant ni prières ni sacrifices.
Une seule religion primitive
Un fait est quasi-certain : quelle que soit la région du globe où ils vivaient, et pendant un
temps qui s’est étalé sur des dizaines de milliers d’années, les hommes du Paléolithique
ont nourri des sentiments religieux d’une surprenante similarité : la survie de l’âme,
l’existence d’esprits « naturels » et de causes surnaturelles aux évènements naturels, la
possibilité d’entrer en contact avec ces forces et de procéder à des échanges porteurs de
normalisation ici-bas. Ces traits communs fondent les religions chamaniques, qui se sont
développés dans un relatif, voire un total isolement les unes des autres.
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Le constat le plus frappant, y compris pour un œil non averti, est l’usage de la couleur
rouge, associée dans toutes les aires à un contact avec l’autre monde. Par ailleurs, en ce
qui concerne le choix des motifs, la surreprésentation des animaux, en particulier des
taureaux, les serpents et les cervidés, et l’absence quasi-totale de dessins végétaux.
Quant aux humains représentés, ils sont souvent, sous toutes les latitudes, dans la
position dite de l’orant, c’est-à-dire les bras levés vers le ciel. Pourquoi ? Il sera très
difficile d’apporter un jour une réponse définitive. Une autre caractéristique presque
universelle est la présence au fond de certaines grottes d’empreintes de mains. Il est
possible que ces empreintes aient marqué le terme d’un processus initiatique de jeunes
adultes. On peut aussi s’interroger sur le sens du « culte des crânes » pratiqué sous
différentes formes par les hommes du Paléolithique.
Une thèse, qui a connu un certain succès parmi les chercheurs, tente de fonder
« techniquement » cette indéniable similarité en la rattachant à une donnée confirmée par
la génétique : l’origine africaine commune de toute l’humanité. Cette thèse postule une
diffusion des bases de la religiosité à partir de ce foyer unique dont les hommes auraient
émigré en emportant une mémoire collective elle aussi unique, et dont aurait émergé
ultérieurement la mythologie, en particulier le mythe du paradis originel (ou de la terre des
origines) que se partagent toutes les civilisations, avec des variantes qui leur sont propres.
Un obstacle s’oppose cependant à cette affirmation : on ignore qui étaient ces premiers
migrants, et surtout s’ils étaient capables de concevoir une « religion première ».
Toutefois, parler d’une religiosité commune aux chasseurs-cueilleurs n’est pas un abus de
langage et elle constitue très certainement une démonstration éclatante de l’universalité
de l’esprit humain et de sa spécificité par rapport aux autres êtres vivants.
Le numineux et le sacré
Le théologien luthérien allemand Rudolf Otto (1869-1937) est l’un des premiers penseurs
à mettre en avant l’idée d’un sentiment du sacré inhérent à l’homme et précédant ses
tentatives d’expliquer le monde, ses origines, son devenir. En 1917, il forge le mot
« numineux » pour désigner ce sacré originel. C’est donc à la fois de l’effroi et de
l’admiration face à ce qui l’entoure que l’homme prend conscience du sacré, insiste Otto.
Les plus grands noms de l’ethnologie et des sciences religieuses qui lui succéderont
reconnaîtront d’ailleurs son influence : Paul Tillich, Gustav Mensching, et surtout Mircea
Eliade qui fondera le livre qui l’a popularisé, Le Sacré et le Profane, sur la notion de
numineux.
Terrorisé et fasciné en même temps par cet inexplicable, l’individu cherche à
« accumuler » le numineux dans un lieu, de manière à le localiser, à le posséder.
Le numineux ainsi accumulé pour être maîtrisé est doté de propriétés magiques : c’est de
cette façon que s’ébauchent sans doute les premiers rituels, autour des pierres et des
tumulus, devant les peintures rupestres, où l’on ne rend pas encore grâce à une divinité,
mais où l’on apaise les colères d’esprits non nommés.
[In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 17 à 32]
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AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE
Chapitre 2
Quand Dieu était une femme
-15.000 av. J.-C., la Terre commence à sortir d’une période glaciaire commencée cent
mille ans plus tôt. L’Europe est encore sous les glaces quand les premiers effets du
réchauffement se font sentir au Proche-Orient, dans une zone qui s’étend de l’Egypte
actuelle à l’Irak en passant par le Liban, la Syrie et la Jordanie. C’est là, 12.500 ans avant
notre ère, que l’homme conduit sa première expérience de sédentarisation. La civilisation
natoufienne, qui tire son nom de Wadi Natouf, près de Jéricho, où ses premières traces
ont été retrouvées en 1928 par l’archéologue Dorothy Garrod, se prolonge durant environ
deux mille cinq cents ans et constitue la période charnière entre le Paléolithique et le
Néolithique.
L’homme du Natoufien reste un chasseur-cueillir, mais, à la différence de ses
prédécesseurs, il traque seul les petits animaux qui abondent dans la région plutôt que les
grandes bêtes féroces que les hommes du Paléolithique chassaient à plusieurs, et il
cueille les céréales qu’il sait moudre et apprend à stocker. Il n’est pas encore un éleveur,
mais il commence à domestiquer un premier animal, le chien. Ses outils sont plus
sophistiqués, il découvre l’art du polissage.
Ce sont de petits riens, certes. Mais celles-ci posent les bases d’un pas de géant que va
accomplir la révolution néolithique. Cette ère va durer à peine quelques millénaires : sept
ou huit mille ans au Proche-Orient où la page du Néolithique commence à sa tourner vers
la IVe millénaire avant notre ère, trois ou quatre mille ans en Europe qui entamera sa
révolution plus tard. Les conditions de vie de l’homme vont radicalement changer ;
schématiquement, on peut dire que l’homme des cavernes cède la place à l’homme des
cités. Sur le plan religieux, le bouleversement est d’une ampleur équivalente. En effet, au
terme de cette ère, le sentiment religieux qui avait émergé des dizaines de milliers
d’années plus tôt donne naissance à un embryon de religion constituée, qui intègre les
grands traits constitutifs des grandes religions ultérieures. Ce bouleversement s’orchestre
autour de l’émergence d’une figure inédite : celle des dieux. Ou plutôt des déesses,
puisque Dieu alors est féminin. Or, on ne négocie pas avec un dieu comme avec un
esprit : au fil des siècles, les prières prennent le pas sur les négociations, les échanges
avec les dieux se formalisent avec les offrandes et les sacrifices, des espaces sacrés, les
notions de bien, de mal et de morale commencent à émerger.
La déesse et le taureau
Vers -10.000 av. J.-C., la civilisation natoufienne est progressivement remplacée par la
civilisation dite « khiamienne » du nom du village de Khiam, sur les rives de la mer Morte.
La technique de la chasse s’enrichit. Il est possible que les premiers essais d’agriculture
datent de cette époque. Il est plus probable que l’homme se soit d’abord fait éleveur.
Le Khiamien commence à manipuler quand il se fait éleveur, puis peu après paysan.
Quand il améliore ses techniques agraires, il parvient même à produire ce qu’il veut et à
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diversifier d’autant son alimentation. C’est une révolution totale. Vers -9.000 avant notre
ère, de manière subite, les premières agglomérations relativement importantes
apparaissent, toujours au Proche-Orient. L’Europe, elle, n’est toujours pas sortie de l’ère
glaciaire.
Devenu éleveur, l’homme est « sorti » de la nature : pour la première fois apparaît l’idée
d’une séparation entre le monde humain et le monde naturel, voire d’une supériorité du
monde humain sur le monde naturel. Le sentiment religieux se métamorphose. La religion
s’anthropomorphise, elle se modèle à l’image de l’homme, et les premiers dieux émergent,
créés à cette image. Or, les premiers dieux sont en fait des déesses. Comment en serait-il
autrement ? Bien qu’en devenant éleveur, l’homme ait identifié le processus sexuel de
reproduction jusque-là énigmatique, et qu’il ait découvert son propre rôle actif, la fécondité
féminine conserve pour lui un caractère magique et fascinant. Dès lors, on voit se
multiplier les sculptures exclusivement féminines. Mais s’agit-il de déesses ? Oui pour ce
qui est des représentations féminines du Néolithique dont le caractère religieux est
indiscutable. Avec un court écart dans le temps, ces figures féminines sont associées aux
taureaux, incarnant la puissance de la force mâle.
Vers -7.000 av. J.-C., les premiers bas reliefs font leur apparition dans les maisons de
Catal Huyuk, en Anatolie. La déesse y est représentée jambes écartées, donnant
naissance à des taureaux. Du Nil à l’Euphrate, de telles figurations de la déesse qui
enfante, cernée de crânes de taureaux, abondent. Le même couple pénètre l’Indus où, au
IIIe millénaire avant notre ère, la déesse, portant parfois des cornes, est le principal
destinataire du culte domestique. Et on le retrouve de manière magistrale, dominant le
panthéon de la civilisation minoenne qui s’est développée en Crète à partir de 2.700 avant
notre ère.
S’agit-il pour autant d’un polythéisme ? Certes, il est presque certain que les hommes du
Néolithique ont continué à s’adresser aux esprits de la nature, dans la tradition de leurs
ancêtres du Paléolithique. Cette thèse est d’autant plus probable que les chasseurs-
cueilleurs ne sont pas éteints. Néanmoins, les seules représentations figurées dans les
autels domestiques du Néolithique proche-oriental (et, quelques millénaires plus tard,
européen) sont celles de la déesse triomphante et du taureau, assujetti à elle. La
figuration de la déesse a bien entendu varié selon les lieux et les périodes. Ses attributs,
et surtout son rôle de déesse de la fécondité et de la vie, sont toutefois restés invariables.
La déesse acquiert un caractère d’être suprême. Les autres forces surnaturelles lui sont
subordonnées.
Avec l’avènement de l’agriculture, seule une incarnation de la fécondité semble pouvoir
assurer la fécondité du champ, mais aussi celle du bétail et des femmes. Il est donc là
aussi naturel que la représentation divine la plus importante soit la femme, qui exprime
l’essence de la fertilité puisqu’elle est la donneuse de vie par excellence.
Le sacrifice
En même temps que les dieux remplacent les esprits, les premiers rites cultuels se
mettent en place.
Dans la mesure où l’homme a acquis le sentiment de sa supériorité sur la nature qu’il
domine et a créé des sociétés qui se hiérarchisent, il imagine tout à fait que la hiérarchie
se prolonge au-dessus de lui, au-dessus de ce monde terrestre. Quand il s’adresse à la
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déesse, c’est pour la prier, l’appeler à son secours. Or, de même que l’homme ne peut se
contenter de belles paroles qui ne se concrétiseraient pas par des actions, les dieux ont
besoin de plus que des prières. Il leur faut des offrandes dignes d’eux. L’éleveur leur
offrira ce qu’il a de plus précieux : un animal de son troupeau. Ce ne sont en effet jamais
des animaux sauvages qui sont offerts en sacrifice, et cette constante perdurera dans
l’histoire des religions.
Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss (1872-1950) a disséqué la logique qui sous-tend
le processus de l’offrande, dont le sacrifice est l’expression la plus aboutie. La tradition
veut que l’échange produise l’abondance de richesses : il incite en effet le receveur à être
généreux à son tour, et c’est pourquoi les donateurs rivalisent de générosité, sachant que
la réciproque sera également vraie puisque « tout don doit être rendu de façon usuraire ».
La fonction du don, telle qu’établie par Marcel Mauss, permet d’expliquer la surenchère
sacrificielle mise en évidence par les recherches archéologiques de ces trois dernières
décennies. Car très vite, dans sa volonté d’offrir toujours plus aux dieux afin de recevoir
encore plus d’eux, l’homme a cherché en dehors de son troupeau ce qu’il pourrait leur
sacrifier d’encore plus précieux. Et qu’y a-t-il de plus précieux pour un homme que son
frère, son semblable ?
La violence et le sacré
Outre leur fonction strictement religieuse, qui est l’offrande aux dieux, ces meurtres sacrés
ont un rôle primordial pour le groupe : assurer sa cohésion. On n’égorge pas un humain
comme un poulet : les rituels mis en place dans le premier cas sont dotés d’une solennité
particulière, entourés d’une forte charge émotionnelle qui mobilise le clan autour d’un acte
qu’il sait transgressif et auquel seul les initiés, généralement les mâles à partir de la
puberté, ont accès. Les victimes sacrificielles sont, la plupart du temps, choisies en dehors
du clan : c’est l’Autre, forcément ennemi, toujours menaçant.
En 1972, dans La Violence et le Sacré, le philosophe René Girard a postulé que la
violence et le sacré sont inséparables. Le sacrifice, explique-t-il, n’est pas un acte
expiatoire, mais un moyen de détourner la violence inhérente à tout groupe, de lui trouver
un exutoire qui en sera le bouc émissaire, et de protéger ainsi le clan de cette pulsion qui
lui est consubstantielle. Girard définit le sacrifice comme « une véritable opération de
transfert collectif qui s’effectue au dépens de la victime et qui porte sur les tensions
internes, les rancunes, les rivalités, toutes les velléités réciproques d’agression au sein de
la communauté ».
Ce n’est pas tant la thèse du philosophe français que sa systématisation qui a fait l’objet
de controverse, dans la mesure où elle occulte le rôle spirituel du rituel sacrificiel, et plus
généralement de la religion, au profit de son rôle social. Girard affirme ainsi que « le
religieux a le mécanisme de la victime émissaire pour objet ; sa fonction est de perpétuer
ou de renouveler les effets de ce mécanisme, c’est-à-dire de maintenir la violence hors de
la communauté ». Ce constat est partiellement exact, mais il passe outre un élément
essentiel : le sentiment religieux, ce numineux décrit par Rudolf Otto, qui est inhérent à
l’humain. Les constructions religieuses, des plus archaïques aux plus évoluées, sont
aussi, et probablement avant tout, une réponse à un questionnement intime et à des
angoisses qu’elles vont, au fil des siècles, canaliser de manières diverses, en
construisant, nous le verrons plus loin, des dogmes et des rites qui se différencieront selon
les aires géographiques et culturelles.
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Le culte des ancêtres
Nous sommes beaucoup moins démunis devant l’homme du Néolithique que devant celui
du Paléolithique, qui a certes laissé des traces de ses activités, mais sans nous laisser la
clé qui permettrait de déchiffrer les symboles dont il usait.
Il est par contre certain que les éleveurs du Néolithique ont rendu un culte aux ancêtres.
Les préhistoriens parlent d’un « culte des crâne » qui s’est propagé au Proche-Orient et en
Anatolie avant de gagner l’Europe. Ce culte a peut-être des antécédents, mais la manière
dont il a été ritualisé, formalisé au Proche-Orient à cette période constitue un virage
complet dans l’histoire des religions, et il sera à la base de l’élaboration de cultes
considérés comme secondaires par les théologies orthodoxes mais qui, comme ce fut le
cas au Néolithique, participent de la religion personnelle, de ce lien particulier qui, plus
tard, unira le fidèle à une figure protectrice de proximité (saint, anges…). Les fouilles les
plus spectaculaires ont été conduites autour de Jéricho et dans les montagnes
anatoliennes où, dans les sous-sols des habitations, des dizaines de cadavres ont été
retrouvés reposant côte à côte, inhumés « chez eux », à proximité des leurs,
accompagnés d’objets personnels.
Un certain nombre de dépouilles retrouvées dans les sous-sols de ces maisons ont la
particularité d’être étêtées. On ignore à ce jour les raisons qui ont présidé à leur
« élection » parmi les autres défunts. En revanche, on sait que leurs crânes ont fait l’objet
d’un culte domestique.
Le culte des crânes, expression matérielle du culte des ancêtres, constitue une innovation
dans l’histoire de l’humanité et dans celle des religions. En effet, avec l’instauration de la
propriété privée, donc de l’héritage, la notion de lignée gagne en importance. Le statut du
vieillard (âgé de 30 à 35 ans !) est tributaire de cette évolution : c’est à cette période que
commence à se dessiner l’image du sage, « celui qui sait » et qui a la capacité de
transmettre ce qu’il a lui-même appris de ses aînés. Le basculement vers le statut
d’ancêtre est le prolongement logique de ce nouveau statut. Et de la même manière que
les hommes ont très tôt éprouvé le besoin de visualiser les divinités, ils ont ressenti, en
instaurant le culte des ancêtres, la nécessité d’une proximité immédiate, physique, avec
leurs défunts, par la récupération d’une partie de la dépouille, généralement la tête,
considérée comme le siège de l’esprit, donc du pouvoir. La tradition des « deuxièmes
funérailles » découle de cette logique. Egalement appelés « retournement des morts »,
ces cérémonies interviennent quelques années après le décès, souvent à la « demande »
du mort lui-même qui s’adresse à un proche durant un rêve pour le prévenir que le temps
est venu.
La prière et la faute
L’instauration du culte des ancêtres constitue une étape capitale dans l’histoire des
religions, dans la mesure où elle modifie totalement le rapport des vivants avec l’autre
monde.
Là où l’Homo sapiens du Paléolithique négociait ses peurs avec des esprits au fond peu
identifiables, le Néandertalien peut, pour la première fois, nommer l’entité qu’il charge de
ces négociations. C’est le père, le grand-père, un être identifiable, qui a une histoire et
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s’inscrit dans une histoire. S’adresser à lui ne constitue pas un saut dans l’inconnu. Les
vivants peuvent postuler que l’ancêtre a un préjugé favorable à leur égard.
Cette relation privilégiée instaure une dimension nouvelle dans la conception de la prière.
L’ancêtre, comme le dieu, peut en effet prodiguer ses faveurs, mais il peut aussi châtier,
comme le fait d’ailleurs l’être humain dans la vie courante. Dès lors, les maux ne sont plus
perçus comme une fatalité : ils deviennent des sanctions, le retour de fautes commises
envers les ancêtres et les dieux. Une nouvelle attitude religieuse s’instaure : l’imploration
de ces entités. La notion de faute ou de péché émerge.
On peut supposer que la complexification des rituels commence avec cette prise de
conscience de la faute. L’idée de salut individuel n’existe pas encore, mais une morale
s’instaure, indispensable à la vie du clan.
Dans les cités qui s’étendent, le culte, auparavant uniquement domestique, s’organise de
manière plus englobant. Les traces de premiers espaces consacrés aux rituels
apparaissent au VIIe millénaire avant notre ère. Deux éléments les caractérisent : une
vaste dalle posée sur le sol, destinée à l’accomplissement des sacrifices, et une forte
concentration de représentations de la déesse et du taureau. Il semble qu’il n’y ait pas eu
de clergé attaché à ces sanctuaires, les rituels étant conduits, comme c’est le cas dans les
sociétés premières, par un chamane.
Cela n’est que le début de la longue épopée des dieux. Nous les avons vus naître au
Néolithique. Désormais, il leur faut encore s’organiser.
[In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 33 à 54]
Quand Dieu était une femme
Figure cosmogonique et symbole universel de fécondité, la « grande déesse » aurait
fait l'objet, chez les peuples préhistoriques, d'un culte célébrant la terre nourricière.
« La religion de la déesse a existé bien plus longtemps que le christianisme, et laissé une
empreinte indélébile sur la psyché humaine », écrit en 1990 l'archéologue américaine
Marija Gimbutas. Selon elle, les Vénus paléolithiques et les idoles néolithiques sont des
images de la « grande mère », figure cosmogonique et symbole universel de fécondité, qui
se retrouve dans toute l'Europe jusqu'à l'âge du bronze : ces sociétés, dont les religions
sont, selon elle, fondées sur le culte de la « grande déesse », auraient connu des formes
de transmission matrilinéaire et de pouvoir matriarcal. Les mythes, les symboles et les
structures sociales liés au culte et au règne de la «grande mère » auraient laissé non
seulement des traces archéologiques, mais aussi des « survivances » dans notre
psychisme, nos traditions et nos légendes.
L'idée d'un culte de la « grande déesse » qui aurait régné sur les premières civilisations
humaines se fonde en effet sur l'existence d'une grande abondance d'images féminines
peintes, gravées, de figurines de pierre, d'argile modelée ou de terre cuite, que l'on
retrouve du rivage atlantique jusqu'à la Russie, au Moyen-Orient et dans tout le pourtour
méditerranéen, du début du paléolithique supérieur, il y a plus de 30 000 ans, jusqu'à la fin
du néolithique, il y a moins de 3 000 ans. L'absence de visage, l'extrême stylisation des
formes et l'insistance sur les parties du corps en rapport avec la génération ont suscité
l'idée que ces représentations féminines étaient en rapport avec un culte de la fertilité
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incarné par une « grande déesse », qui aurait perduré depuis le lointain des temps
paléolithiques.
L'idée d'une religion préhistorique de la déesse s'associe à celle d'un culte de la fécondité
chez les premiers peuples, qui s'adonnent à la culture du sol et à l'élevage d'animaux
domestiques. Dans ces premières populations sédentaires et agricoles, la femme
symbolise la capacité d'engendrer la vie, semblable à celle de la terre fertile et nourricière
qui produit les moissons. De la propriété de la terre aurait découlé, avec l'intérêt pour la
fécondité de la femme, une nouvelle valeur accordée aux enfants, à qui peuvent être
transmis les biens et les fruits du travail de la terre.
C'est à partir du Proche-Orient et de l'Asie mineure qu'aurait pénétré la « religion de la
déesse » dans tout le monde occidental. Les sites de la haute vallée du Jourdain, en
Israël, voient apparaître, il y a 10 000 ans, avec les débuts de l'agriculture, des figurines
féminines schématiques en calcaire, qui renouvellent l'iconographie jusque-là
essentiellement animalière. Quelques siècles plus tard, le site de Mureybet, en Syrie, livre
huit figurines en terre cuite : sur la plupart d'entre elles, le sexe et les seins sont indiqués.
À ces images féminines, s'associent les signes d'une prééminence accordée au taureau,
sous la forme de crânes enterrés avec leurs cornes dans des « banquettes d'argile »
incluses dans les habitations. « Ce que nous voyons poindre pour la première fois au
Levant autour de 9 500 avant notre ère, sont ces deux figures dominantes, la femme et le
taureau, qui conserveront la vedette durant tout le néolithique et l'âge du bronze orientaux,
y compris dans la religion de la Méditerranée orientale préhellénique », écrit le préhistorien
Jacques Cauvin. L'émergence de ces images participe, selon lui, d'un bouleversement des
cadres de pensée et des modes de vie qui caractérisent le processus de néolithisation au
Proche-Orient. Le culte de la grande déesse serait ainsi la pierre angulaire d'un nouvel
ordre des choses et du monde.
Cette association de la femme et du taureau se retrouve dans les sites néolithiques du
plateau anatolien, en Turquie centrale. Les localités de Çatal Huyük et de Hacilar, datés
entre 7 200 et 5 000 avant notre ère, révèlent une civilisation sédentaire déjà complexe,
avec des habitations, dont les murs sont ornés de fresques associant des figures stylisées
de femmes, bras et jambes écartés, semblant accoucher d'un taureau qui se trouve
représenté sous elles. Dans les années 1960, l'archéologue anglais James Mellaart
interprète ces habitations comme des temples voués à la déesse, dont le taureau
représente le fils ou l'époux. Il y lit d'un côté des thèmes communs avec les thématiques
de l'art du paléolithique supérieur, de l'autre côté les fondements d'une civilisation qui, née
en Anatolie quelque 7 000 ans avant notre ère, se perpétue jusque dans la culture
minoenne, mycénienne et la Grèce classique. Selon lui, les statuettes anatoliennes
anticipent Athéna, Artemis et Perséphone, qui sont dans la Grèce antique les déesses de
la terre et de la fécondité, maîtresses des animaux sauvages, régnant sur la vie et sur la
mort. Ainsi, l'art, la religion et l'économie de Çatal Huyük devaient former le berceau de la
civilisation occidentale, qui allait bientôt se répandre dans toute l'Europe.
Ce thème d'une religion féminine qui se serait perpétuée jusqu'à l'aube des temps
chrétiens a été récemment popularisé par le succès mondial du roman Da Vinci Code.
Mais il se pourrait bien qu'un tel succès en dise autant sur les mutations actuelles de nos
sociétés et sur les besoins de spiritualité de nos contemporains que sur les croyances
préhistoriques. Portées jusqu'à la fin du XXe siècle par le renouveau du New Age et par
l'essor du féminisme américain, ces interprétations ont connu un grand succès, mais elles
restent, pour certains scientifiques, fragiles par l'universalité qu'elles postulent et par leur
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méthode de déchiffrement. Aujourd'hui, elles sont même abandonnées par une partie des
féministes : cautionner la thèse de la déesse préhistorique, n'est-ce pas pérenniser en la
divinisant l'image éternelle de la femme définie par sa passivité et sa fécondité, laissant au
héros mâle le privilège de l'individualité et de l'action ?
[Claudine Cohen, Philosophe et historienne des sciences - Publié le 1 janvier 2009 - Le
Monde des Religions n°33]
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AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE
Chapitre 3
Les dieux de la cité
La cité-Etat
-4.000 av. J.-C. Eridu (basse Mésopotamie) est la première grande ville connue : quatre
mille habitants.
Une classe sociale tout à fait nouvelle apparaît : celle des commerçants, qui ne cultivent
pas la terre mais se chargent de l’écoulement de ce qu’elle produit. Des artisans se
spécialisent. Des scribes consignent les échanges. Les meilleurs agriculteurs
agrandissent leurs terrains et engagent un personnel moins bien loti ; une aristocratie
foncière voit ainsi le jour.
Pour les habitants d’Eridu, il est évident que cette prospérité, ils la doivent aux dieux. Ils
érigent un premier temple monumental en haut d’un tell. Or, dans une société qui devient
d’autant plus patriarcale que la fortune est gagnée par les hommes qui exercent les
métiers les plus rentables, la souveraineté de la déesse ne peut pas subsister. Les mâles
dirigent, ordonnent, et il leur est de ce fait difficile de concevoir une divinité qui ne soit pas
à leur image, virile et protectrice.
A Eridu, où dans un premier temps plusieurs coexistent avec la déesse suprême, l’un
d’eux, peut-être celui de la famille la plus puissante, est érigé en dieu de la ville : ainsi
commence le règne d’Enki, dieu des eaux douces et des aménagements terrestres.
Parallèlement, d’autres cités-Etats se développent en Mésopotamie : Uruk qui gagne très
vite en importance, Ur, Nippur, Kish… La vie s’y organise partout de la même manière. Le
sommet de la pyramide est occupé par les grands commerçants et propriétaires terriens,
et les prêtres dévolus aux principaux temples.
-3.000 av. J.-C. Un système d’écriture apparaît. Le déchiffrage des tablettes de cette
époque décrit de manière sommaire le fonctionnement administratif des cités-Etats.
Celles-ci sont gérées par deux conseils parallèles. L’un, constitué de sages ; le second est
formé de guerriers.
-2.800 av. J.-C. Les premiers petits royaumes apparaissent : désormais, c’est un seul chef
qui dirige, et très vite des dynasties héréditaires se forment. Un premier grand royaume
émerge vers 2.450 : Lagash. Dès lors, l’histoire de la Mésopotamie sera celle d’une
longue épopée guerrière qui changera la face du monde, mais aussi celle des dieux. Ce
n’est certes pas une histoire spécifique : la plupart des zones de population ont connu une
évolution similaire. L’Egypte bien sûr, la Phénicie et la Grèce qui s’édifieront plus
volontiers sur le principe des cités-Etats partageant beaucoup d’éléments communs,
l’Indus, la Chine ou la Perse qui, à partir de bases de départ identiques, évolueront sur un
mode différent.
Sur la terre comme au ciel
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Les hommes du Paléolithique, qui ne possédaient ni biens ni classes sociales, étaient les
égaux des esprits naturels. Au Néolithique, quand l’homme s’installe dans de petits
villages pour élever ses troupeaux et cultiver ses terres, la vie reste relativement égalitaire,
mais une suprématie de l’humain sur le reste du monde s’impose, et avec elle la figure
d’une déesse suprême.
Dans les cités, la donne change. L’identité familiale s’impose : une famille se rattache à un
nom qui identifie l’ensemble de ses membres, on se contente plus de porter un prénom,
désormais on est aussi le « fils de ». Il semble alors tout à fait logique qu’il en soit de
même pour les dieux : là où l’on désignait autrefois les esprits par leur fonction, on nomme
désormais les dieux en associant ce nom à la fonction. Les cités mésopotamiennes, et
plus largement celle de l’âge du bronze qui remplace progressivement l’ère néolithique, se
placent sous la protection d’un dieu qui n’est pas exclusif, mais qui est réputé veiller en
particulier sur cette cité.
L’Egypte connaît un développement parallèle à la fin du IVe millénaire avant notre ère,
avec l’instauration d’un pouvoir centralisateur qui prélude aux premières dynasties
pharaoniques du début du IIIe millénaire. L’unité administrative de l’Egypte ancienne
n’implique pas une unité religieuse : dans chaque bourgade et chaque cité, un dieu s’est
imposé. Sa figure protectrice n’exclut pas la vénération d’autres dieux, dans des temples
parfois mitoyens. D’autres dieux, bénéficiant de soutiens humains plus importants, voient
leur réputation s’étendre à tout le pays. En Egypte, c’est le cas en particulier des dieux
soutenus par les pharaons (Horus, Rê promus vers 2500-2300 ; plus tard Osiris et Isis).
De fait, à mesure que la société se hiérarchise, le panthéon divin suit la même évolution.
Quand se forme les royaumes et s’installent les rois, les grands dieux se détachent eux
aussi de la masse des divinités et s’entourent d’adjoints, de conseillers, d’exécutants,
d’intermédiaires. En Mésopotamie, où s’est installée la civilisation sumérienne, An, le plus
grand des dieux (qui deviendra plus tard Anu), symbolisé par le taureau mâle, est le
prototype du dieu suprême que l’on retrouvera par la suite dans le panthéon de toutes les
autres traditions polythéistes. Selon la mythologie sumérienne, An vivait autrefois dans le
ciel, secondé par ses deux fils Enki et Elil (dieu tutélaire d’Erudi). Mais, au fil du temps, An
délègue de plus en plus ses tâches à ses fils, il s’éloigne, tant et si bien qu’il devient
inaccessible. Il reste un dieu suprême, mais que les hommes cessent de prier, s’adressant
aux autres dieux, plus proches.
Avec la prédominance des dieux, le culte des ancêtres s’estompe de la scène publique. La
religion des dieux est celle de la cité : elle permet la cohésion sociale autour de pratiques
identiques, de fêtes unifiées, de mythes forgeant une loi morale universelle dont l’Etat a
besoin pour s’édifier. De fait, dès la constitution des cités-Etats de Mésopotamie, des
cimetières sont conçus à l’écart des habitations. Les morts continuent d’être honorés, mais
la nouvelle forme que prendra le culte des ancêtres est désormais plus proche d’une fête
des morts.
Une coupure très nette s’est instituée entre les habitants du ciel et ceux de la terre : les
dieux sont surpuissants, et surtout immortels.
La reconnaissance d’une nature particulière aux dieux et d’une hiérarchie impliquant
l’existence d’un dieu suprême placé au-dessus de tous les autres contient en elle le
bourgeon de l’éclosion, dans cette même partie du monde, du monothéisme, c’est-à-dire
la croyance en un seul Dieu suprême, à l’exclusion de tous les autres. C’est An qui
deviendra Anu chez les Sumériens, Assur chez les Assyriens, Mardouk à Babylone, Amon
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en Egypte, et chez les Phéniciens un surprenant Baal qui reste le même tout en prenant
des appellations différentes selon les villes où il est adoré.
Mais la tendance générale reste encore à une multitude de dieux.
La Maison des dieux
Restons plus particulièrement en Mésopotamie. Les premiers temples, ouverts sur une
terrasse pourvue d’une rampe d’accès, ont toutes les mêmes caractéristiques : ils
comportent trois pièces, l’une centrale où se trouvent l’autel et la table d’offrande, et deux
autres pièces latérales dont on a peu de certitudes quant à l’usage premier qui en était
fait. Très vite, ces temples se sont développés. Mais à côté de ce grand temple, plusieurs
petits temples, donc plusieurs dieux et déesses, coexistent volontiers, et sans encombre.
Même à Thèbes, capitale égyptienne du culte d’Amon, le père des dieux, dont le lieu de
vénération (et de résidence !) constitue une ville à part entière, les temples dédiés aux
autres divinités sont omniprésents. Les seuls troubles interreligieux interviendront durant
le bref règne d’Aton, promu « dieu unique » et exclusif par le pharaon Akhenaton, vers
1350 avant notre ère.
Les dotations royales et celle des fidèles affluent. Les temples s’agrandissent encore, ils
deviennent des domaines autosuffisants dont la prospérité tranche souvent avec la vie
modeste de la population.
La centralisation de la religion a un autre effet : la moralisation de la vie sociale et
publique. C’est à partir des temples où se construit le dogme que les premiers codes
moraux sont formulés. Toutes les contraintes, tous les interdits sont en effet censés avoir
été promulgués par les dieux qui ont en même temps indiqué aux hommes la conduite
juste.
Une série de tablettes mésopotamiennes du IIe millénaire avant notre ère contient, dans
une sorte de confession générale, tous les préceptes à mettre en œuvre dans sa vie pour
complaire à la divinité. Il s’agit, pour beaucoup, des mêmes préceptes moraux que nous
appliquons encore aujourd’hui. La « religion » qui a remplacé le « sentiment religieux »
conforte le sentiment que les dieux, bien que parfois capricieux, sont généralement bons
avec les justes et punissent les méchants.
A partir de cette impulsion religieuse, l’administration politique publie des codes de justice
– le roi étant le garant de l’application de la loi des dieux. Le plus ancien code, datant de
2700 avant notre ère, est rédigé sous forme de « conseils d’un père à son fils », un genre
littéraire qui sera très en vogue en Mésopotamie, formé de courtes sentences. Un code de
justice plus élaboré, daté de 2100 avant notre ère, assortit les fautes d’amendes et de
sentences. Le code le plus connu est celui d’Hammourabi, le roi de Babylone, dont les 282
articles édictés vers 1700 avant notre ère sont gravés sur des stèles placées dans toutes
les grandes cités du royaume.
Les serviteurs des dieux
L’institution des temples, on l’a vu, a créé une nouvelle caste sociale : les prêtres,
entièrement consacrés au service de ces temples et à la dévotion aux dieux. Le prêtre est
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un fonctionnaire des dieux, le médiateur par excellence entre ce monde-ci et le monde
céleste.
A mesure que les temples s’agrandissent, que les rituels se complexifient, le service des
dieux requiert un personnel de plus en plus nombreux. Le lien entre le pouvoir civil et le
pouvoir religieux se tisse et s’opacifie : la montée en puissance des dieux, des rois et des
prêtres s’orchestre de concert. Le clergé est un pouvoir essentiel, parce que la religion
crée du lien social. Mais en même temps, ce sont les rois qui édifient les temples et les
dotent, nomment les prêtres et choisissent l’un d’eux pour en faire le grand prêtre. Les
prêtres, qui confortent la légitimité des rois, doivent donc voir leur propre légitimité
confortée par ces mêmes rois, ce qui implique des concessions, des compromissions.
Une caste élitiste se forme alors, celle du haut clergé, qui hante les couloirs des palais.
L’instauration d’une prêtrise héréditaire rend la césure sociale encore plus prégnante. Les
souverains adhèrent aux dogmes défendus par les clercs.
Devins et exorcistes
La religion elle-même se fait élitiste. Le peuple, qui a délégué aux grands prêtres
l’exclusivité de « faire » le sacré, se rabat sur la religiosité populaire qui lui est concédée.
Des prêtres de rang inférieur, dans les temples secondaires qui se multiplient dans tous
les quartiers, gèrent le contact avec la masse des fidèles. Une nouvelle classe de clercs
émerge alors, à mi-chemin entre les chamanes et les prêtres : les exorcistes et les devins.
La science des dieux
Le lien entre l’écriture et la vie intellectuelle s’établie à la fin du IIIe millénaire. En Egypte
apparaissent les plus anciens textes religieux, où plus qu’ailleurs, les hiéroglyphes sont
l’apanage des prêtres. Les Mésopotamiens, qui ont découvert l’écriture par le truchement
du commerce, ont moins de scrupules à coucher également sur l’argile des textes qui
débordent le religieux.
Que ce soit en Mésopotamie, en Egypte, en Inde, plus tard dans l’Occident médiéval, la
réflexion est toujours née et a mûri au sein de la classe sacerdotale. Aristote s’en étonnait
déjà, avant de fournir une explication : les clercs dans leurs temples ont plus de loisirs que
les laïcs dont le souci premier est la subsistance de leur famille. Ils ont le temps de
discuter, de réfléchir. Et quand on réfléchit, on se pose des questions, on se laisse
emporter dans la pensée abstraite.
C’est une théologie pauvre à ses débuts, qui s’enrichit des autres pensées abstraites
auxquelles elle va donner naissance, en particulier la philosophie.
Il est fort probable que la velléité de « lire les étoiles » soit très ancienne ; c’est cependant
en Mésopotamie que cette lecture devient une science à part entière. Les premiers
relevés astrologiques remontent à 5000 avant notre ère.
A cette époque, le peuple, qui n’a pas accès à cette science royale, consulte des baru ou
prêtres devins qui usent d’autres supports, connectés de manière moins directe aux dieux,
à travers la lecture des entrailles d’animaux sacrifiés, de songes, ou encore de volutes
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d’encens. Il en sera ainsi jusqu’au Ier millénaire avant notre ère, quand l’astrologie, qui
reste une exclusivité mésopotamienne, se démocratise.
Naissance du mythe : le déluge
En réfléchissant à l’univers des dieux, les prêtres leur ont construit une histoire, des
histoires plurielles qui racontent aussi l’aventure de la création et de l’homme : ainsi sont
nés les mythes (du grec mythos, littéralement récit). L’un des plus anciens mythes
remonte au moins au IIIe millénaire avant notre ère, et on en a retrouvé les premières
traces écrites dans l’Atrahasie, le Poème du Supersage, daté d’environ 1700 avant notre
ère. Autrefois, nous dit ce mythe, quand l’homme n’existait pas encore, les dieux régnaient
sur un univers dont s’occupait une classe inférieure de dieux, les Igigi. Déçus par leur
condition de travailleurs dans un monde qui se voulait un paradis, ces derniers se
révoltent et cernent le palais du dieu suprême, leur souverain, pour le détrôner. Ea, un
conseiller du dieu, lui souffle à l’oreille de trouver un substitut aux Igigi : l’homme, qui sera
fait d’argile, et retournera à l’argile après sa mort. Il en fut ainsi. Mais… les hommes se
reproduisaient trop vite. Ils se disputaient et leur bruit devint insupportable aux dieux qui
décidèrent de les éliminer. Les dieux avaient une ultime carte en main : le déluge. Pris de
pitié pour l’un d’eux, un supersage nommé Atrahasis, Ea lui ordonna de construire un
bateau et de s’y réfugier, avec les siens et des animaux. Le déluge a duré sept jours.
Quand la pluie s’arrêta enfin, il attendit encore sept jours et envoya une colombe à la
recherche d’une terre émergée. A la troisième tentative, un corbeau partit sans retour : il y
avait donc une terre en vue, que le bateau ne tarda pas à rejoindre. Le dieu suprême était
furieux que des hommes aient survécu. C’est encore Ea qui intervint pour lui expliquer que
les hommes étaient nécessaires à la Terre, mais qu’il fallait impérativement limiter leur
nombre. C’est pourquoi, depuis, certaines femmes sont stériles, et la mort fauche
volontiers des enfants et interdit à beaucoup d’atteindre un âge vénérable. C’est par ce
récit, dont s’inspirera la Bible, que, pour la première fois, les hommes ont tenté d’expliquer
le mystère de la vie et de la mort et le pourquoi des maux.
[In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 55 à 84]
La revanche des dieux mâles
Naissance de l'agriculture et de l'élevage, sédentarisation et urbanisation des
populations : la « révolution néolithique » initie une nouvelle donne. L'homme est
désormais exalté en tant que reproducteur, guerrier et chef suprême de la cité.
Pour comprendre la masculinisation progressive des cultes, on peut essayer de remonter
le temps à partir des religions actuelles. Celles-ci témoignent d'une domination du
masculin dans la ou les personnes divines. Le dieu de la Bible (Adonaï, Elohim) est
incontestablement masculin, même si le prophète Isaïe compare l'amour de Dieu à celui
d'une mère (Isaïe 49, 15). Le dieu des chrétiens est père ou fils, jamais mère ou fille. Le
dieu des musulmans (Allah) est masculin : l'islam est une « religion virile », selon Malek
Chebel, et les fameux « versets sataniques » du Coran (sourate 53, 21-22) concernent
trois divinités féminines, dont l'évocation blasphématoire valut à Salman Rushdie une
condamnation à mort. Le monothéisme est donc masculin mais le dieu des Juifs, des
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chrétiens et des musulmans n'a pas de relations sexuelles, même si le dieu des chrétiens
engendre (Jésus) mystérieusement.
Le dieu de la Bible est le rival de divinités sémitiques appelées Baal, au fort pouvoir
sexuel. Son rival El (le nom Elohim en est dérivé) a aussi une grande puissance virile,
comme l'atteste le poème des dieux gracieux et beaux d'Ougarit (Syrie) : « Et le membre
d'El s'allongera comme la mer et le membre d'El s'allongera comme le flot. » Si le dieu
monothéiste est à la fois uniquement masculin et entièrement désexualisé, les dieux
antérieurs sont fortement sexualisés et s'accouplent avec des déesses : ils doivent donc
partager avec elles leurs attributions. La sexualité humaine ou divine est une limite à
l'action et un partage des pouvoirs, et il n'y a de dieu unique et tout-puissant que
débarrassé de l'exigence de se choisir une « moitié ».
Cette exigence est au contraire au cœur du panthéon hindouiste, où chaque divinité a sa
parèdre, une épouse qui lui donne son énergie (shakti). Shiva a pour femme Parvati et
Vishnou Lakshmi. Mieux, on vénère le phallus (linga) de Shiva et la vulve (yoni) de son
complément féminin. En somme, les dieux de l'Inde sont mâles et mariés, alors que le
dieu d'Abraham est masculin et sans épouse, même si, dans la foi populaire, la Vierge
Marie a été élevée au rang de quasi déesse.
Peut-on remonter au-delà dans le temps et tenter de trouver les origines de ces dieux
mâles ? Si la préhistoire a, dès le paléolithique, ses symboles masculins (phallus en
érection, « bâton de commandement »), on n'a pas retrouvé de statuettes masculines
symétriques des « déesses mères » aux traits féminins et maternels accentués. Quand et
comment cette prédominance du féminin a-t-elle décliné ? En raison du grand nombre de
fouilles archéologiques, de la présence de très anciennes écritures et de l'ancienneté de la
« révolution néolithique », le Proche-Orient semble la région du monde la mieux à même
de fournir des éléments de réponse partiels.
La naissance de l'agriculture et de l'élevage paraît avoir apporté ce que le préhistorien
Jacques Cauvin appelle une « révolution des symboles » et une « naissance des divinités
» plurielles et sexuées. Le taureau est ici privilégié, comme dans d'autres aires culturelles :
en Inde, il sera plus tard la monture de Shiva, et en Grèce, l'un des symboles de Zeus. La
pratique de l'élevage semble avoir exalté le rôle du mâle reproducteur. Ce culte du
taureau machique paraît avoir décliné progressivement au point qu'au début de l'ère
chrétienne, le culte de la déesse Cybèle comporte des sacrifices de taureaux pratiqués
par des prêtres eunuques. La divinisation de certains clergés, prototype du célibat
sacerdotal ou monastique, a d'ailleurs certaines connexions avec l'expansion du
christianisme en des lieux comme Éphèse (ville dédiée à la chaste Artémis) ou Athènes (la
cité de la vierge Athéna).
Mais entre le début du néolithique et l'aube de l'ère chrétienne, les dieux mâles ont
bénéficié, surtout à partir du IIIe millénaire avant notre ère, d'importantes innovations
techniques et politiques. La culture par irrigation a permis un accroissement de population
et une urbanisation donnant naissance à des cités-États puis à des États. La figure du roi
prêtre mésopotamien ou du pharaon égyptien est masculine, et la hiérarchisation des
sociétés a engendré des panthéons à dominante masculine. Puisque la hiérarchie est le
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pouvoir (arché) sacré (hiéros), les dominations divine et humaine se correspondent dans
un culte de l'autorité très peu féminin : Mardouk à Babylone, Amon-Rê en Égypte, Zeus en
Grèce et Jupiter à Rome sont des divinités masculines.
À la même époque, l'usage des métaux (bronze, fer) pour le combat favorise l'émergence
de dieux guerriers, tandis que les métaux précieux (or, argent) suscitent une concurrence
virile pour la possession de trésors répartis entre les palais et les temples. Les femmes
étant peu présentes dans cette compétition physique, celle-ci est symbolisée par des
dieux souvent musclés (selon la statuaire), tels Mars à Rome ou Arès en Grèce.
Néanmoins, d'anciennes déesses mères, telle Ishtar à Babylone, conservent un statut de
protectrices des guerriers, comme Athéna en Grèce ou, bien plus tard, Notre-Dame-des-
Victoires dans le catholicisme. La revanche des dieux mâles n'a donc jamais été complète
dans l'Antiquité proche-orientale puis gréco-romaine.
[Odon Vallet, Historien des religions et spécialiste d'anthropologie religieuse - Publié le 1
janvier 2009 - Le Monde des Religions n°33]
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AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE
Chapitre 4
Les dieux du monde
Les Indo-Européens
Vers le IVe millénaire, des peuplades qui nomadisaient dans le Caucase domestiquent le
cheval. D’un coup, l’homme acquiert la possibilité de se déplacer sur de très longues
distances. De fait, à partir du début du IIIe millénaire, ces Aïryas ou Aryas, comme ils se
nomment eux-mêmes (et qui donnera l’adjectif aryen), quittent leur berceau pour aller
coloniser d’autres contrées : Iran, Afghanistan, est des rivages de la Méditerranée, ouest
des rivages de l’Atlantique. Leur migration s’étale sur des siècles, et elle n’est pas
collective : dans chaque cas, ce sont des groupes qui se séparent du tronc commun pour
aller vivre leur vie sous d’autres cieux. Au début du IIe millénaire, une partie a atteint la
vallée du Grange pour coloniser l’Indus.
Cette colonisation ne s’opère pas partout selon les mêmes modes. Dans beaucoup de
zones, elle est relativement pacifique ; dans d’autres régions, la colonisation est plus
brutale. Cependant, les Indo-Européens s’intègrent tant et si bien que leurs liens de
peuplement ne se reconnaîtront bientôt aucun lien de parenté entre eux. Les Grecs, les
Latins, les Celtes, les Hittites, les Perses, les Germains, les Slaves ou encore les Indiens
semblent en effet tellement différents les uns des autres que, jusqu’à la fin du XVIIIe
siècle, leur étroite parenté ne fut jamais soupçonnée.
C’est par le truchement de la grammaire comparée que cette proximité est d’abord mise
en évidence. A partir des années 1930, le philologue Georges Dumézil ouvre de nouvelles
perspectives dans cette recherche en comparant la mythologie et la configuration
sociologique de ces peuples que l’on appelle indo-européens – parce que étendus de
l’Europe à l’Inde. Un fait lui semble d’une limpide évidence, au-delà des caractères
particuliers des récits : la notion trinitaire, appliquée aussi bien au ciel qu’à la terre. Tant
les hommes que les dieux se partagent en effet en trois fonctions principales : la
souveraineté, la religion et le droit, la guerre, et enfin la production de richesses.
L’universalité de cette « tripartition fonctionnelle », pour reprendre l’expression de
Dumézil, est toutefois loin d’être universelle. Propre aux Indo-Européens (et à leurs
descendants), elle ne figure pas dans les schémas de pensée des autres civilisations où,
on le verra plus loin, les répartitions sociales ne s’effectuent pas de la même manière,
tandis qu’au ciel, les esprits et les dieux obéissent à d’autres modes hiérarchiques.
La civilisation de l’Indus
Pour raconter l’histoire religieuse de l’humanité, je me suis essentiellement focalisé, dans
les chapitres précédents, sur le lieu qui fut un précurseur de cette histoire, son berceau
proche-oriental, par ailleurs le plus prodigue en informations archéologiques précoces.
Entre le IIIe et le IIe millénaire, d’autres civilisations émergent, géographiquement et
culturellement éloignées mais répondant au même schéma évolutif global, avec le
passage de la chasse à l’élevage, c’est-à-dire le tournant néolithique dont les
caractéristiques sont partout identiques, puis la constitution de cités et de royaumes.
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Les voies de peuplement de l’Indus restent mal élucidées. Il est certain que ces contrées
ont été habitées au Paléolithique et que la première néolithisation, à la fin du Ve millénaire
avant notre ère, a été l’œuvre des autochtones. Assez vite, des peuples venus des
steppes d’Asie centrale s’enracinent dans les premiers villages. A partir de 3.500 av. J.-
C., la sédentarisation s’accélère. Sur une superficie aussi vaste que l’Europe, dont le
centre est le Sind dans l’actuel Pakistan, des cités-Etats, puis des royaumes se
constituent et donnent naissance à une civilisation dont on sait très peu de chose, pour la
simple raison que l’on n’a pas encore réussi à déchiffrer son écriture de type
pictogrammique. La découverte de cette civilisation antique de l’Indus est relativement
récente. Ce vaste territoire était par ailleurs doté d’une unité religieuse, si l’on en juge
d’après les objets cultuels, fort ressemblants, découverts dans les mille cinq cents sites
fouillées au XXe siècle. Comme au Proche-Orient, comme en Europe, le couple
déesse/taureau domine le panthéon. D’autres éléments, inédits et inexplicables à ce jour,
font leur apparition sous forme de statuettes, certainement vénérées : des ensembles
phallus/vagin qui évoquent les futures linga de l’hindouisme, et des personnages cornus
ou multifaces assis dans une position proche de celle du lotus, plantes des pieds jointes. Il
existait très certainement un culte domestique vivace : les décombres de la plupart des
habitations ont révélé des statues de déesses mères. L’absence de temples ne signifie
pas forcément de grands rituels : il est tout à fait probable que le culte des dieux, peut-être
assorti de sacrifices, se déroulait hors les murs.
La fin de cette civilisation est aussi mystérieuse que son développement. Elle a été
relativement brutale, concomitante avec l’arrivée, au début du IIe millénaire, de
conquérants indo-européens qui déferlent dans la vallée de l’Indus, forts de leur
suprématie militaire.
Le védisme, religion pré-hindouiste de l’Inde, se développe dans la foulée de
l’engloutissement de l’antique civilisation de l’Indus, dans une zone désormais sans cités
ni écriture. En a-t-il conservé des traces qu’il a conjuguées avec les apports indo-
européens ? L’hypothèse est plausible, en particulier s’agissant d’éléments de religion
populaire (le culte de la déesse, le phallisme, le yoga…), mais nous n’en avons aucune
preuve. On ne sait pas ainsi si le culte du feu ou l’appétence pour les sacrifices sanglants,
présents dans la religion des Indo-Européens, l’étaient aussi dans le sous-continent indien
avant leur arrivée, ni dans quelle mesure les traditions orales de l’Indus ont été intégrées
dans les Veda, dont les premiers éléments sont fixés en sanskrit, la langue des
conquérants aryas, entre 1800 et 1500 avant notre ère. Ce livre, les Veda, dont le titre
signifie littéralement « connaître et voir », en fait une collection de quatre livres principaux
et d’ouvrages connexes, mérite que l’on s’y arrête dans la mesure où il est le seul (et
important) témoin du védisme, une religion et une civilisation qui, en l’absence de cités
nous ont laissé bien peu de vestiges archéologiques.
Selon la tradition aujourd’hui admise par l’indouisme, les Veda, supposés contenir toute la
sagesse divine, existent depuis la création du monde. Ils ont été révélés, dit cette tradition,
par des sages mythiques, les rishis, qui ont à travers eux enseigné à des lignées de
brahmanes, des prêtres, comment maintenir l’ordre du monde tel que voulu par les dieux.
A ces quatre collections se rattachent d’autres ouvrages qui complètent nos informations
sur la religion de l’Inde du IIe millénaire – et jusqu’à la moitié du Ier millénaire : les
Brahmana, les Aranyaka, enfin les Upanishad. On peut ajouter à cette collection les
sutras, exégèse savante des Veda.
La religion védique est essentiellement ritualiste, et ses cultes, assurés par un clergé
nombreux, sont minutieusement arrêtés. Elle « se voue tout entière au maintien et au
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prolongement du dharma originel : chaque génération d’êtres humains s’y intègre et y
collabore par des rites ». Elle se situe dans la logique de la religion de ses contemporains,
le pharaon d’Egypte assurant chaque matin la prière qui « fait » que le soleil se lève. Mais
elle pousse cette logique à son extrême : par les rites védiques, les rita, les prêtres
rétablissent en permanence l’ordre tel qu’il a été organisé par les dieux, et menacé sans
cesse par le retour au désordre primordial.
A côté de ces rituels collectifs, œuvre exclusive des prêtres, le védisme a inclus, comme
les autres traditions religieuses polythéistes de l’époque, des rites domestiques qui nous
restent assez mystérieux, les textes étant peu prolixes à leur sujet. Il est possible qu’un
culte des ancêtres ait eu cours dans le cadre de ces rites domestiques, destinés comme
partout ailleurs à faire parvenir des demandes personnelles aux dieux.
Le trait le plus surprenant de la structure religieuse des sociétés védiques du IIe millénaire
avant notre ère se lit en filigrane des Aranyaka, ces obscures commentaires des Veda qui
interprètent le rituel dans un sens pleinement symbolique, par opposition aux Brahmana
qui l’expliquent de manière que l’on pourrait dire plus factuelle. Les Aranyaka ont été écrits
par des méditants qui se retiraient dans la forêt à la recherche d’une pleine communion
avec les dieux. Là où les autres sociétés de l’époque ont, pour la plupart, connu des sages
qui s’en allaient méditer dans des lieux isolés, le védisme semble avoir sécrété un
mouvement de renonçants, probablement en réaction aux excès ritualistes des
brahmanes qu’ils vont soumettre à la critique, leur reprochant en particulier de passer à
côté d’une part importante des Veda : la question de l’origine. Les pratiques du yoga et de
l’ascèse, héritage du prévédisme, seront ainsi d’abord développées en marge de la
religion officielle brahmanique, et en réaction probable au varna, le statut de naissance qui
définit les obligations religieuses de chaque individu et interdit de ce fait aux mal-nés la
possibilité de s’engager dans la voie de la prêtrise brahmanique pour servir les dieux.
La Perse aryenne
L’étroite parenté entre le védisme indien et la religion qui se développe en Perse à partir
du IIIe millénaire avant notre ère n’a rien d’étonnant : les Aryas ont conquis la Perse et
l’Afghanistan où ils ont vécu. Par ailleurs, leur colonisation de l’Indus s’est accompagnée
d’une destruction massive de la culture autochtone, y compris de sa langue : ayant
presque fait table rase du passé, ils ont calqué sur leurs nouveaux territoires un système
religieux établi, avec ses dieux, ses rites et son organisation, et leur propre langue, le
sanskrit, pour en assurer la transmission. C’est d’ailleurs dans les Veda que l’on retrouve
les principaux éléments de la religion persane antique. Le culte persan antique se
déroulait, comme le culte védique, en plein air, autour d’un feu sacré.
Le feu, dont Mircea Eliade fait remonter le culte à la préhistoire, a été au cœur des
croyances aryennes : il est le dieu Atar. Ce dieu-là n’est pas au sommet de la hiérarchie.
Mais sa fonction est bien plus importante que son statut : il est l’unique messager des
offrandes que les hommes font aux divinités. Dans la tradition indienne, Atar (Agni) est
d’ailleurs appelé le « cocher des dieux ». L’autre élément qui lui est intrinsèquement lié, et
qui est central dans le socle des croyances aryennes, est constitué par le sacrifice,
nécessairement consumé dans le feu. Comme dans l’Indus, la religion persane a évolué
vers une surenchère sacrificielle accomplie au cours de minutieux rituels, longs et
complexes, conduits par des prêtres richement payés qui se recrutent, non pas dans une
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catégorie sociale comme les brahmanes, mais au sein d’une tribu spécifique de l’ouest du
pays, les Mages.
De nombreux autres points communs sont partagés par les religions de l’Inde et de l’Iran
du IIe millénaire avant notre ère.
Le panthéon grec
Les Indo-Européens qui gagnent la Grèce au milieu du IIe millénaire avant notre ère ne
débarquent pas sur un terrain vierge. A côté des populations qui pratiquent des rites
agraires hérités du Néolithique proche-oriental, agrémentés de légendes locales qui se
sont peu à peu construites, les Crétois ont commencé à étendre leur propre civilisation,
économiquement et culturellement développée. Les tribus aryennes arrivées sur ces
terres méditerranéennes sont-elles moins agressives que celles qui ont poussé quelques
siècles plus tôt du côté de l’Indus ? Ou bien ces cavaliers sont-ils impressionnés par la
raffinement crétois ? Le fait est qu’en dépit de leur suprématie militaire, ils ne rasent pas la
civilisation existante, comme ce fut le cas dans l’Indus, mais intègrent leurs schémas à la
culture, à la langue et aux religions déjà en place pour former une grande partie de ce que
sera le futur panthéon grec dominé par Zeus, un dieu indo-européen, pourtant fils de
Cronos, le père des dieux crétois, qui s’impose à la fois comme maître des éléments
naturels et protecteur du foyer, père des dieux et des hommes. La civilisation achéenne,
dite aussi mycénienne, dure jusqu’à 1200 avant notre ère, organisée autour d’un puissant
roi divin, comme l’est le pharaon d’Egypte. Des Aryens, les Mycéniens ont hérité un
tempérament guerrier. Des Crétois, ils conservent les dieux anthropomorphiques dotés de
fonctions bien définies, pour lesquels ils édifient des temples et organisent des
processions. Par ailleurs, les récits de l’Iliade et de l’Odyssée, plus tard attribués à
Homère, commencent à se forger.
On ignore les raisons pour lesquelles le royaume mycénien disparaît. La Grèce, qui se
dépeuple brutalement, se transforme en agrégat de pâles petits Etats dont les habitants
délaissent l’agriculture pour l’élevage et adoptent l’incinération des morts à la place de
l’inhumation. Elle traverse une « période obscure » de trois cents ans durant laquelle se
forge l’identité de la Grèce classique. Les Etats étiolés se renforcent ; unis par la langue,
le panthéon et les épopées. La propriété privée se développe et une aristocratie terrienne
se forme. Dans les temples, les prêtres entretiennent les dieux, mais faute d’un pouvoir
politique fort, leur rôle reste limité à la religion. Dans ces cités désormais prospères, la
démographie est croissante, poussant les plus aventureux à partir, avec leurs dieux et leur
culture, à la conquête de nouvelles colonies méditerranéennes. Les Grecs commencent, à
partir du VIIe siècle avant notre ère, à fixer les textes transmis par la tradition orale : l’Iliade
et l’Odyssée d’Homère… Leur production littéraire sera dès lors foisonnante, et leur
mythologie très fouillée pour raconter la naissance du monde avec Chaos, l’abîme géant
(dont on ignore les conditions d’émergence), la création des maux (dont le travail !),
autrefois enfermés par Zeus dans une jarre qu’ouvrira la belle Pandore, et surtout la saga
des dieux, objet d’une constante fascination.
La religion grecque se forge en effet autour des douze dieux et déesses de l’Olympe qui
vivent comme des hommes mais possèdent l’immortalité. Ont-ils vraiment le pouvoir
d’intervenir dans la destinée de ceux qui les prient ? Théoriquement, les Grecs
considèrent que chaque individu a sa moïra, son destin, contre lequel rien ni personne ne
peut intervenir, pas même Zeus. Pourtant, dans les faits, et comme tous les autres
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peuples, les Grecs sacrifient aux dieux dans les temples et pratiquent les rituels destinés à
s’attirer leurs faveurs. De toute manière, les Grecs sont convaincus qu’ils doivent tout aux
dieux.
Comme les Mésopotamiens, les Grecs sont férus de magie (les amulettes se vendent
dans les temples) et de divination. La mantiké, c’est-à-dire la connaissance de la pensée
divine, gouverne la politique, la vie sociale et privée, plus tard la philosophie. Tout est
objet de divination : le vol et le chant des oiseaux pour l’interprétation desquels des règles
précises sont instituées ; la « lecture » des entrailles d’animaux sacrifiés ; les mouvements
des astres grâce à l’astrologie, introduite entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère par
des « mages de Chaldée » dont le savoir, inédit dans cette partie du monde, suscite
l’engouement du peuple et de ses dirigeants ; les songes pour l’interprétation desquels
sont érigés des « incubateurs de rêves », temples dédiés aux dieux du sommeil et de la
médecine ; et bien sûr la consultation des oracles dans des temples dont la réputation
attire des fidèles.
La Chine préimpériale
Il ma paraît nécessaire, pour mieux illustrer le tronc commun indo-européen, de donner un rapide
aperçu de postnéolithique de civilisations qui ne sont pas concernées par l’influence aryenne et qui
ont, de ce fait, développé des cultures et des religions qui, pour répondre aux grandes questions
universelles, ont adopté des voies tout à fait différentes de celles que nous avons vues jusqu’à
présent.
Je commencerai par le plus grand foyer de peuplement asiatique, la Chine, où les premières
communautés agraires, remontent au VIe
millénaire avant notre ère. Les récits historiques
commencent bien plus tard, au début du IIe
millénaire. Des villes se sont alors déjà établies, et,
avec elles, une profonde dichotomie entre ruraux et urbains, chacun de ces groupes prenant en
charge, d’une certaine façon, un pan de la religion, les rites aux dieux pour les uns, les pratiques
chamaniques pour les autres, ces deux formes de religiosité étant considérées comme
complémentaires.
Dans les campagnes, où chaque village est formé d’une seule famille unie par les liens du sang,
les rites agraires marquent l’année.
Mais, faute de traces écrites, on sait peu de chose de ces célébrations et des moyens mis en
œuvre, probablement de type chamanique, pour entrer en contact avec les esprits et célébrer
l’harmonie de la nature. C’est en tout cas, phénomène inconcevable dans l’aire indo-européenne,
une religion sans prêtres et probablement sans dieux qui s’installe dans ces villages d’agriculteurs
et d’éleveurs où ne subsiste par ailleurs pas de traces d’un culte domestique.
Prêtres et dieux sont l’apanage des villes, placées chacune sous la tutelle d’un roi ou d’un
seigneur descendant de l’Ancêtre qui l’a fondée. Mais commençons par les dieux, et par le premier
d’entre eux : Hao, dit le Souverain d’en haut, l’Auguste Ciel ou le Ciel tout court. Dans les villes, un
seul individu est à même d’assurer son culte au nom de tous les autres : le souverain, parce qu’il
est T’ien tseu, le Fils du Ciel. Parallèlement, la religion urbaine intègre des cultes à d’autres
divinités, les dieux du sol et des moissons, mais aussi les esprits et les puissances des fleuves,
des montagnes ou du vent. Le troisième élément du panthéon urbain chinois est constitué par les
ancêtres de la lignée.
Dans les villes, où des temples sont consacrés au ciel, aux dieux du sol ou des moissons et aux
ancêtres, le rôle des prêtres est essentiellement rituel : les prêtres sont des fonctionnaires plutôt
que des médiateurs privilégiés avec les dieux. Mais leur deuxième fonction, qui deviendra bientôt
déterminante, est de servir de support aux pratiques divinatoires. Les prêtres, qui multiplient les
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règles sacrificielles, s’imposent aussi comme devins. C’est d’ailleurs ainsi que naîtra l’écriture en
Chine où, dans un premier temps, les prêtres conservent les pièces divinatoires pour pouvoir
comparer le signe et les effets qui lui sont associés. Confrontés dans un deuxième temps à des
problèmes d’archivage, ils reproduisent ces signes, créant ainsi, vers 1700 avant notre ère, les
premiers pictogrammes qui évolueront en idéogrammes. Un demi-siècle plus tard, les prêtres
manipulent déjà près de trois mille idéogrammes.
Fortement ritualisée, la religion de la Chine ancienne laisse peu de place aux spéculations
théologiques qui sont la source de l’abondante mythologie indo-européenne. Les sacrifices, dont
les règles se compliquent et se multiplient, sont source d’inventions culturelles plutôt que
d’élaboration d’une pensée religieuse : on ne s’interroge pas sur l’origine du monde, mais on
s’active pour maintenir l’ordre.
Les Mayas
Le second exemple sur lequel je vais m’arrêter provient d’une tout autre aire géographique :
l’Amérique du Sud, où la sédentarisation néolithique commence au début du IIe
millénaire avant
notre ère, signant le début de la civilisation olmèque. Une brusque accélération apparaît au début
du Ier
millénaire, dans une zone qui, à terme, s’étendra du Mexique au Honduras. De nouvelles
techniques agricoles apportent la prospérité à des villages qui se transforment en cités entre
lesquelles interviennent des échanges commerciaux. Une unité de langue et de culture commence
à se dessiner. C’est le moment d’où l’on date le début de la civilisation maya, héritière des
Olmèques, qui s’épanouit au tournant de notre ère et perdure jusqu’à la conquête espagnole, au
XVIe
siècle. Notre connaissance de cette civilisation reste relativement incomplète.
Les fabuleuses cités, avec leurs places, leurs pyramides et leurs palais, étaient édifiées de
manière à reproduire le monde tel qu’il était au moment de sa création par les dieux. L’élément
visuel le plus marquant, qui était également central dans la religion maya, réside dans ces
pyramides aux façades peintes en rouge, omniprésente couleur du Soleil, symbolisant les
montagnes, à la fois tombes royales et temples d’où les rois et les prêtres entraient en contact
avec des dieux abreuvés du sang des sacrifices humains.
La mythologie maya est aussi complexe que son panthéon. Les récits de la création font état de
cycles terrestres et célestes récurrents, la fin du monde étant suivie de la naissance d’un autre
monde. Comme plusieurs autres empires mésoaméricains (les Aztèques du Mexique entre le XIVe
et le XVIe
siècle de notre ère, les Incas du Pérou et des Andes au XVe
siècle), les Mayas ont
développé une théologie sacrificielle très poussée. C’est du sang, et encore du sang, que
réclament les dieux. Le sang de l’élite, y compris du roi, mais aussi le sang de victimes choisies en
fonction du dieu auquel elles sont destinées.
Dans la mesure où les Mayas réservaient la survie de l’âme après la mort à une infime élite – le
roi, les héros, les victimes consentantes des sacrifices –, ils n’ont pas réellement développé de
culte des ancêtres. Néanmoins, sous les demeures où étaient inhumés les défunts de la famille.
[In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 85 à 110]
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AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE
Chapitre 5
La période axiale de l’humanité
(VIIe-Ve siècles av. J.-C.)
Le psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers (1883-1969) pointe quatre tournants,
mais un seul tournant, le troisième, l’intéresse réellement, celui des religions universalistes
et de la philosophie, qui marque selon lui la naissance spirituelle de l’homme. Il le définit
comme l’ « âge axial » de l’histoire de l’humanité qui est « cet unique instant qui dura
quelques siècles et jaillit de trois sources : la Chine, les Indes et l’Occident ».
Un tournant de civilisation universel
Le tournant axial jaspérien est concentré dans le temps, entre le VIIe et le Ve siècle avant
notre ère. Il intervient quelques millénaires après la révolution néolithique. Une série de
grandes religions apparaît qui vont intégrer la notion de salut individuel.
En Perse, Zoroastre institue une religion monothéiste qui insiste sur le salut individuel et la
rétribution dans l’au-delà. L’Inde védique voit l’émergence des Upanishad et du
brahmanisme, du Bouddha, du jaïsme. En Chine, apparaissent Confucius et Laozi. Les
prophètes d’un Dieu unique se lèvent chez les Hébreux et les grandes figures de la
philosophie grecque font basculer la pensée occidentale en lui ouvrant les perspectives
nouvelles d’une connaissance fondée sur la seule raison. On peut prolonger dans le
temps le tournant axial jaspérien dont on voit les ramifications s’étendre au-delà de cette
période, avec l’émergence d’autres personnages : Jésus, les rabbins qui révisent le
judaïsme, Mohamed.
Avant d’étudier ces grandes traditions religieuses de l’humanité, il est nécessaire de tenter
de comprendre pourquoi Zoroastre, le Bouddha, Confucius, les prophètes d’Israël et les
philosophes se sont un jour révoltés contre l’ordre établi par les orthodoxies religieuses qui
dominaient leur époque, au milieu du Ier millénaire avant notre ère.
Le salut individuel
Pendant des centaines de millénaires, l’individu s’est effacé au profit du clan. Le « je »
n’existe pas !
Est-ce l’apparition, dans les grandes cités et dans les empires, d’une classe moyenne qui
n’est plus obligée de consacrer sa vie au labeur, et ne gravite pas forcément dans la cour
des rois et des grands prêtres, qui enclenche le mouvement ? Ou est-ce le
perfectionnement des techniques assurant une plus grande maîtrise de la nature et du
temps qui fait prendre conscience à certains du fait que la nature obéit à ses propres lois
et qu’elle n’est gouvernée ni par les dieux, ni par les rites ? Ou bien est-ce une évolution
interne à la religion même ? Une intuition analogue surgit : la relation directe entre
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l’individu et les dieux, dont personne ne doute de l’existence, a un rôle bien plus important
que ce qu’en disent les prêtres, entièrement voués aux rituels collectifs.
Des sages ont, un peu partout, la révélation de l’importance de l’individu. L’idée d’un salut
individuel et d’un bonheur post mortem fait son chemin. Les « nouvelles religions » qui se
forgent ont alors pour objectif principal, non pas le confort ici-bas, mais le salut dans l’au-
delà. Ces religions se répartissent en deux grands groupes. L’un, celui des religions
monothéistes (le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam), qui prônent un Dieu
unique, élabore la vision d’un au-delà nettement différencié, avec un paradis pour les
justes, un enfer pour ceux qui ont fauté, une résurrection finale. L’autre, celui des religions
karmiques (en Inde et en Extrême-Orient), fondées sur la croyance en un karma qui est le
bilan des mérites et des démérites de chacun, envisage la vie comme une étape dans la
roue des existences, faite de renaissances déterminées par le poids du karma, jusqu’au
nirvana qui est l’absorption dans l’âme universelle.
Il est important de souligner combien l’idée du salut individuel, proposé à tous, va dans le
sens d’une démocratisation du culte, jusque-là très élitiste. La spiritualité est désormais
l’apanage de tous : elle touche à la conscience d’être soi et à la quête individuelle
d’immortalité.
L’universalisme
Même si le fait n’est pas nouveau, force est de constater que l’âge axial est, sur le plan
politique, celui de la constitution de grands empires qui remplacent les petits royaumes
morcelés. Ils aspirent à l’universalité. Les dieux des cités vaincues sont ravalés à un rang
inférieur, puis absorbés par les dieux vainqueurs.
Les « nouvelles » religions qui émergent en parallèle optent d’emblée pour le principe
d’universalité. Désormais, insistent-elles, on ne sacrifiera plus à un dieu parce que l’on
dépend de sa « circonscription », mais parce qu’on l’a choisi.
Il me parait important d’insister ici sur le tournant majeur que constitue l’introduction, dans
l’histoire des religions, de la conversion, un phénomène inédit, impliquant l’abandon des
croyances antérieures au profit d’une nouvelle croyance qui les remplace. La conversion
résulte d’un choix certes libre, mais radical : sages et prophètes exigeront de ceux qui les
suivent une totale fidélité. Une exclusivité qui se révèlera rapidement source d’intolérance.
L’autre fait inédit découlant de la nouvelle ambition des régions à vocation universelle est
l’émergence d’un prosélytisme qui devient parfois agressif.
L’universalisme de celles que l’on appellera plus tard les « grandes religions » a séduit les
empires, se voulant eux-mêmes universels, et y voyant un moyen d’unifier les peuples
différents qui les constituaient.
L’expérience du divin
Avec les religions du salut, chacun peut (et doit) établir une relation individuelle à la
divinité ou à une essence universelle, puisqu’il est désormais convenu que chaque être
est créé l’image de Dieu (dans les monothéismes) ou est une parcelle de l’âme universelle
(dans les religions karmiques).
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Dans l’Indus, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, les « ascètes des forêts » se
multiplient. Ceux-ci tournent le dos, non pas aux Veda auxquels ils restent fidèles, mais à
l’approche exclusivement rituelle qu’en font les prêtres. En Grèce, les philosophes
cherchent également, à travers diverses écoles de sagesse, à élaborer une voie
d’accomplissement individuel. Parallèlement, la Grèce connaît un développement des
cultes initiatiques ou à mystères qui auront une grande influence sur les philosophes et
dont la particularité est d’être ouverts à tous, y compris aux esclaves. Ces cultes
expriment de manière très nette la nouvelle demande religieuse qui émerge un peu
partout dans le monde durant l’âge axial jaspérien : l’expérience spirituelle intime, le salut
individuel et un apprentissage des méthodes pour y parvenir.
Maîtres et disciples
Désormais, le salut individuel passe donc par l’initiation. La personne du maître,
dépositaire d’un héritage, garant d’une transmission, se retrouve dans toutes les traditions
religieuses, spirituelles et philosophiques postérieur à l’âge jaspérien.
Contrairement au prêtre, le maître ne se définit pas par une fonction hiérarchique, mais
par sa propre expérience de la transcendance qu’il transmet à ses élèves en même temps
que le savoir qui lui a été donné. Face au prêtre qui enseigne les dogmes et les rites du
culte, le maître choisit la voie de l’oralité, du contact, et, en même temps que la doctrine, il
transmet le savoir-faire pour accéder au salut personnel, à travers une ascèse, une
rigueur de vie, un « mode d’emploi » qui transforme l’existence de l’élève assoiffé de salut.
A la ritualité, il oppose l’introspection. Au dogme, l’expérience. Aux édifices intellectuels,
l’ouverture du cœur.
Ces tensions entre institution et expérience initiatique, entre rituels collectifs et spiritualité
personnelle sont toujours présentes au sein des grandes traditions religieuses, nées à
partir du tournant axial.
[In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 111 à 122]
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LES GRANDES VOIES PRE-CHRETIENNES DU SALUT
Chapitre Unique
Naissance du monothéisme
Nous sommes à la période axiale, au milieu du Ier millénaire avant note ère. La Perse et la
Mésopotamie, jusqu’aux rivages orientaux de la Méditerranée, vont commencer à rompre
avec leurs anciennes traditions qui ne suffisaient plus à répondre aux aspirations de
l’« homme moderne » de ce temps. Cette révolution les conduira vers l’élaboration de la
croyance en un Dieu unique, le monothéisme. La Grèce, patrie des dieux de l’Olympe,
s’engage elle aussi dans son tournant axial. Mais de manière étonnante. La Grèce
prendra en effet ce tournant par le biais, non pas de dieux et d’une religion constituée,
mais de la sagesse et de la philosophie.
I. Sagesses grecques
En recourant à la philosophie, les Grecs ne vont pas tant interroger les dieux et les esprits
que l’homme et l’esprit – même si les dieux ne sont pas absents de leurs réflexions.
Quand au contact avec le divin, il sera recherché moins par la prière publique que par les
cultes dits à mystères.
Naissance de la philosophie
Comme tous les autres peuples, les Grecs tentent d’expliquer le pourquoi de l’univers.
Leur mythologie est certes prodigue en récits sur l’origine du monde né de Chaos, mais
dès le VIe siècle avant notre ère apparaissent les premières tentatives d’apporter des
réponses « rationnelles » à cette interrogation.
A la fois mathématicien, philosophe et politicien, le présocratique Thalès (v.625-v.547), qui
fait partie de ceux que l’on appelle les « sept sages de la Grèce », voit en l’eau le principe
de toutes choses. Il fonde l’école de Milet qui établit une distinction entre le naturel et le
surnaturel : la nature peut être intelligible par elle-même. Anaximène, l’un des disciples de
Thalès (v.585-v.525), contredira le maître en affirmant que tout dérive de l’ai plutôt que de
l’eau.
C’est néanmoins toute une nouvelle structure de pensée qui commence avec cette école :
l’univers, incluant les humains qui en font partie, est perçu comme une unité. Pour
connaître l’univers, l’homme doit donc commencer par le plus accessible, c’est-à-dire par
se connaître lui-même, ce qui est affirmé de manière nette chez Héraclite. Ce dernier est
par ailleurs l’un des premiers Grecs à développer la notion de Logos, qu’il situe à l’origine
de la pensée humaine. Le Logos, dit-il, signifie certes la parole mais est en fait la raison
créatrice de sens, voire créatrice de réalité. A la suite d’Héraclite, la philosophie grecque
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désignera, à travers le Logos défini à la fois comme parole et raison, une rationalité
gouvernant le monde, la source des idées selon Platon, qu’un certain nombre de
philosophes nommeront le principe suprême. Relu au début du Ier siècle par le philosophe
juif Philon d’Alexandrie, le Logos sera perçu comme la pensée ou la parole de Dieu dont
l’élément principal est le pneuma, le souffle vital ou divin qui donne la vie. Philon influera à
son tour l’évangéliste Jean qui identifiera le Logos à la deuxième personne de la sainte
Trinité, incarnée en la personne de Jésus.
Néanmoins, en ce VIe siècle, l’influence des philosophes se fait discrète, en raison de leur
éloignement géographique.
Au Ve siècle avant notre ère, Anaxagore (v.500-v.428) est le premier philosophe à
s’installer à Athènes où il a pour élève Périclès et Euripide. Dans une cité où la croyance
en les dieux de l’Olympe est profondément enracinée, il sème le doute en affirmant que
l’univers est formé d’une combinaison de « qualités » élémentaires indécomposables,
ordonnées par ce qu’il appelle le Nous, qu’il définit comme l’intelligence organisatrice et
directrice du monde. Accusé d’athéisme, Anaxagore est condamné à mort. Il fuit Athènes.
Mais dans la principale cité grecque, il a introduit le ver de la philosophie dans le fruit de la
cosmogonie.
L’école socratique
La légende veut que Socrate (v.470-v.399) ait connu Anaxagore à Athènes et qu’il ait été,
dans un premier temps, fasciné par la théorie du Nous en tant que principe de l’univers,
avant le prendre ses distances avec son aîné. Tout en souscrivant au Nous, Socrate
refuse en effet de la considérer comme un principe simplement physique, mécanique : lui-
même défend une idée du Bien qui, à ses yeux, ne peut se réaliser pleinement dans un
univers guidé par de simples lois de la nature. Socrate a une cinquantaine d’années
quand il entame une carrière philosophie errant. Il se concentre sur l’homme et la morale,
affirme la transcendance des valeurs et fonde la sagesse sur un divin envers lequel il
affirme sa foi. Comme les sophistes qui l’on précédé, Socrate flâne dans les rues
d’Athènes pour prodiguer, non pas des enseignements, mais une manière de savoir. Il se
présente en effet, plutôt qu’en maître, un accoucheur d’idées. « Je sais que je ne sais
rien », répète-t-il à ceux qui le suivent. Sa technique est fondée sur l’ironie : il joue à
l’ignorant, voire au bouffon, jusqu’à déstabiliser son interlocuteur, jusqu’à le mettre à nu
pour provoquer une prise de conscience et le conduire, si sa nature s’y prête, à
l’expérience de la vérité. Il est en tout cas convaincu qu’un homme qui applique le célèbre
« connais-toi toi-même », ne peut choisir le mal. Lui-même dit entendre la voix de sa
conscience qu’il appelle son « daïmon », littéralement son démon, un génie familier qu’il
considère comme une émanation de la divinité qui se substitue aux oracles pour faire
parvenir aux hommes le message des dieux. A-t-il, par ses idées, perverti la jeunesse
athénienne ? Tel est le crime principal dont il est accusé, à côté de celui de rejeter les
dieux de la cité, au profit d’autres dieux, en particulier le daïmon. Il est condamné à mort
par empoisonnement. Avant de mourir, dans un dialogue sur l’immortalité de l’âme que
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Platon consigne dans le Phédon, Socrate affirme que le sage peut espérer un séjour divin.
Sa mort dans des circonstances aussi tragiques contribue à populariser sa manière de
philosopher.
Platon a vingt ans quand il rencontre Socrate. A la mort de son maître, Platon entreprend
un voyage de douze ans qui lui fera côtoyer des pythagoriciens et le mènera jusqu’en
Egypte, puis il revient à Athènes y fonder l’Académie. C’est là qu’il organise sa pensée
fondée sur la quête de l’immuable, de l’essence, par-delà la monde sensible, insaisissable
parce que constamment en mouvement. Cette essence, dit-il, ce sont les Idées, seules
réalités incorruptibles : Idées du Vrai, du Beau et surtout du Bien qui est le Divin, un
principe suprême, un absolu qu’il cherche dans la réflexion et la philosophie. Plus encore
que son maître Socrate, Platon affirme qu’en se libérant des chaînes de ses sens et de
ses désirs, de ses ambitions et de ses passions, l’homme peut accéder au vrai savoir et,
par-delà ce savoir, à la vision d’Agathon, le Bien suprême. Toutefois, précise-t-il, cette
vision reste imparfaite : elle ne peut se réaliser pleinement qu’après la mort. Platon est en
effet convaincu de l’immortalité de l’âme, donc du salut individuel, au point d’affirmer que
c’est la réminiscence de souvenirs oubliés à la naissance, souvenirs d’un séjour de l’âme
dans un monde supérieur, qui permet à l’homme de connaître les Idées. Croyant en une
métempsycose purificatrice, il décrit celle-ci notamment dans le mythe d’Er qui clôt La
République. Revenu à la vie vingt jours après sa mort, le soldat Er y décrit le lieu du
Jugement où il s’est rendu et où les âmes se voient désigner leur prochaine incarnation,
sous forme humaine ou animale. Inspirée des pythagoriciens, cette thèse sera reprise par
Plotin et le courant néoplatonicien. Sa conception globale de l’univers, tout en se fondant
sur le raisonnement, pose de manière affirmée l’omnipuissance du divin que seuls les
philosophes peuvent appréhender. C’est pour cette raison, précisera-t-il, que ce sont les
philosophes qui dirigent la Cité idéale et imposent à la masse les décisions les plus justes
possible.
Tous les philosophes grecs qui succéderont à Platon feront référence à lui, soit pour
appuyer ses idées, soit pour les critiquer. C’est le cas, notamment, d’Aristote, élève à
l’Académie de Platon, avant de fonder sa propre école, le Lycée, où il se démarque
nettement de l’enseignement platonicien. S’il croit en l’existence de formes universelles,
Aristote réfute celle des Idées – ainsi que la dissociation de l’esprit et de la matière, selon
lui étroitement liés. Pour lui, la connaissance vient des sens et ce n’est pas l’expérience
intérieure de la réminiscence des Idées mais l’expérience sensible qui est au fondement
de la connaissance rationnelle. Philosophe réaliste, Aristote concède toutefois à Platon
l’existence d’une part de divin en tout homme. Mais il pose une nouvelle conception du
divin, qu’il nomme l’ « Etre premier » ou le « Premier moteur immobile », transcendant et
intelligible, vers lequel tous les êtres sont attirés en un mouvement d’amour. C’est en ce
sens qu’il qualifie ce divin de « cause finale », ajoutant toutefois qu’il peut également, bien
qu’immobile et essentiellement attractif, exerce une action efficiente sur l’univers. On voit
ainsi se dégager, sous l’impulsion enclenchée par Socrate et confirmée par Platon et
Aristote, deux idées également centrales dans les religions monothéistes qui se disent
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« révélées » : d’une part, celle d’un principe premier unique, que les juifs puis les chrétiens
et les musulmans nommeront Dieu. D’autre part, celle d’une attirance de l’individu pour
cette puissance dont la proximité permet le salut de l’âme. La pensée des philosophes
reste très élitiste. Cependant, alors que la religion gréco-romaine finira par s’éteindre au
profit du christianisme, les concepts des philosophes imprégneront la pensée juive tardive
et la pensée chrétienne. Cela est particulièrement vrai pour les concepts développés par
les stoïciens.
Epicuriens et stoïciens
A la mort d’Aristote, Alexandre le Grand, qui a été son élève, a édifié un immense empire
jusqu’au lointain Orient. Deux philosophes, issus des rangs de l’Académie, fondent deux
écoles qui proposent deux visions radicalement opposées, aussi bien de la quête du
bonheur individuel que de la relation de l’homme au monde qui l’entoure et, plus
largement, à l’univers et à ses principes organisateurs.
Vers la fin du IIIe siècle, Epicure inaugure son école, estimant que l’autosuffisance est
gage de liberté. Contrairement à l’assimilation ultérieure entre épicurisme et quête du
plaisir, prône une vie sobre, qui satisfait sans excès les désirs. Le bonheur épicurien, un
peu à la manière de la philosophie de Bouddha, est l’éloignement de tout ce qui peut être
cause de souffrances, à commencer par les désirs et les passions. D’où le retrait du
monde qu’il prône qui n’est en rien une quête de salut dans l’au-delà : Epicure est formel,
après la mort, il n’y a rien. D’ailleurs il ne croit pas en dieux. Nous n’avons donc rien à
craindre d’eux… ni à en attendre non plus. Probablement à cause de son pessimisme
profond, la doctrine épicurienne reste circonscrite.
C’est à la même époque que Zénon inaugure sa propre école qui connaît un vif succès. Il
prodigue ses enseignements sous un portique, stoa en grec, d’où dérive le nom de son
école, dite stoïcienne. Au pessimisme épicurien, le stoïcisme oppose en effet un
optimisme fondamental reposant sur son constat d’une profonde harmonie, d’une
« sympathie » de l’univers qui ne peut subsister si l’on exclut l’existence d’une action
divine, à la fois omniprésente et bonne puisqu’elle agit dans le sens du Bien. Ce divin ne
peut pas être un simple principe, comme l’affirment les platoniciens : seul un corps peut,
dans leur entendement, agir sur cet autre corps qu’est l’univers. Les stoïciens donnent au
corps divin le nom de pneuma, un souffle invisible bien que réel, qui traverse toute chose,
qui est présent en toute chose, de la petite pierre à l’être humain, et même dans le vide
qui, de ce fait, n’est pas vraiment vide. Mais, par rapport aux autres éléments, l’humain
possède une caractéristique supplémentaire du pneuma : le logos, qui est à la fois
langage et raison. C’est dans l’optique de l’harmonie universelle que les stoïciens
réfléchissent à la question du mal : le seul vrai mal est celui que nous pouvons commettre
de manière délibérée, parce qu’il va à l’encontre de l’harmonie voulue par le dieu bon et
organisateur. Un dieu qui a assigné à chaque individu une persona, c’est-à-dire un rôle
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qu’il se doit de jouer de la meilleure manière possible, en sachant qu’il lui est inutile de
lutter contre le sort qui lui a été destiné. Le but ultime de la philosophie stoïcienne est donc
en quelque sorte de se soumettre à la volonté du dieu : en atteignant la sérénité de
l’acceptation, l’homme gagne ainsi le vrai bonheur. C’est cette maîtrise de soi, voire cette
impassibilité face au mal et à la souffrance, qui vaudra aux stoïciens la réputation, bien
peu fondée, de philosophie pessimiste, alors que c’est une philosophie d’abord orientée
vers la sérénité. Rationnellement monothéiste, le stoïcisme sera la grande philosophie de
la Grèce. Au Ier siècle de note ère, le judaïsme et le christianisme s’inspireront très
certainement des concepts stoïciens de la divinité pour affirmer de manière forte le pouvoir
organisateur du Dieu du monothéisme et de l’omniprésence de sa puissance agissante
non seulement au niveau de l’univers, mais de chaque individu et de chaque élément de la
création.
Les néoplatoniciens
Rome conquiert la Grèce au IIe siècle avant notre ère, mais la pensée grecque avec ses
écoles de philosophie continue de dominer le monde romain. En dépit d’un stoïcisme
triomphant, le platonisme continue d’avoir quelques adeptes. Plotin, qui naît au début du
IIIe siècle de notre ère, se présente comme l’un de ceux-là. Il fonde ce qui est considéré
comme la dernière école philosophique gréco-romaine, dite néoplatonicienne.
De Platon, Plotin retient essentiellement la théorie d’un principe supérieur, l’Un, dont
émane le monde sensible. L’Un représente la transcendance absolue du Bien ; le
sensible, reflet très dégradé de l’Un, est le siège du Mal. Il ne s’agit pas pour autant d’un
système dualiste qui oppose le bien au mal, mais d’une vision unitaire avec deux pôles.
Cet Un est l’objet de toute la réflexion de Plotin et de l’école néoplatonicienne. Affirmant
bien sûr l’immortalité de l’âme qui est dans son essence de nature divine, Plotin précise
que celle-ci peut ne pas réaliser en une seule vie son rapprochement avec le divin. Et il
reprend la théorie de la métempsychose affirmée par Platon.
Plotin est un mystique pur qui influencera les pères de l’Eglise chrétienne en dépit de la
profonde méfiance, voire des attaques réciproques entre chrétiens et néoplatoniciens. Son
disciple et successeur Porphyre exprimera dans son traité Contre les chrétiens l’essentiel
des reproches formulés par Plotin à ces derniers, en particulier ce qu’il considère l’Un au-
delà du langage, au-delà des catégorisations, au-delà même de tous les attributs d’être,
de volonté ou d’existence qui sont des concepts issus de la pensée humaine. Porphyre
affirme donc que le Dieu des chrétiens est une divinité inférieure au Dieu suprême, le seul
Dieu, celui de la philosophie.
En 529, l’empereur Justinien interdit l’enseignement à tous les non-chrétiens : l’école
néoplatonicienne ferme ses portes.
Les mystères
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Parallèlement à la philosophie qui cherche à sonder par l’intellect l’énigme du monde, la
Grèce développe de manière précoce ce que l’on appelle les mystères, des cultes
initiatiques qui ne cherchent pas tant à comprendre le divin qu’à réaliser la fusion en lui.
Au Ve siècle avant notre ère, l’essor des cités entraîne celui des campagnes où développe
une nouvelle classe bourgeoise d’agriculteurs. Deux divinités agraires émergent de cette
classe : Déméter, la Terre Mère et son fils Dionysos. Leur culte diffère de celui des dieux
de l’Olympe. Ces deux divinités sont au cœur des mystères qui, bien que contestant la
religion des cités, vont se développer et connaître un succès populaire, grâce au salut
qu’ils offrent en échange de l’initiation.
Le principal culte à mystère issu du dionysisme est l’orphisme qui tire son nom d’Orphée,
un poète mythique qui, par sa voix, réussit à charmer les puissances des enfers pour en
libérer son amante Eurydice. Il devint le symbole de la possibilité d’échapper à ce monde
de matière pour accéder à celui de la transcendance. Vivant éloignés des cités, les
adeptes de l’orphisme professaient que l’homme a une double origine, titane et divine. La
première, qui se réfère aux Titans ennemis des dieux, est une souillure qui pousse
l’homme vers le mal. Le deuxième est celle dont il faut apprendre à se souvenir pour
« revenir » au monde divin. A Crotone, Pythagore organise son école sur le modèle
orphique. Il est le premier philosophe connu à enseigner la métempsycose. Pour libérer
l’âme divine et immortelle de sa prison corporelle, et lui permettre de regagner l’éther, son
état originel d’avant la déchéance, il applique à ses disciples des règles de vie très
strictes, entièrement régies par un souci de pureté, incluant la méditation, la chasteté et le
végétarisme. Nous savons très peu de chose de Pythagore, célèbre pour son théorème –
son existence est même mise en doute en raison de l’absence de traces directes de sa vie
et de son œuvre.
On en sait à peine plus sur les mystères d’Eleusis qui se développent dans le cadre du
culte de Déméter, beaucoup moins transgressif que celui de Dionysos. Situé sur le
territoire d’Athènes, le temple d’Eleusis a accueilli les initiations de plusieurs penseurs
grecs, parmi lesquels Platon. Ouverts à tous ceux qui parlent le grec et n’ont pas commis
d’homicide, y compris les esclaves et les étrangers exclus des cultes publics, les mystères
d’Eleusis représentent une voie de salut personnel choisie par celui qui s’y engage. Le
culte d’Eleusis est considéré comme le modèle des mystères qui vont se répandre, en
particulier à la période hellénistique, à partir du IIIe siècle avant notre ère, et vont rester
populaires jusqu’à leur interdiction par ordre de l’empereur, à la fin du IVe siècle de notre
ère, dans une Rome devenue chrétienne.
II. Zoroastrisme
Tandis que dans l’Indus, quelques individus commencent à se révolter contre les rigidités
du védisme sur lequel règnent des brahmanes tout-puissants, un scénario identique se
dessine dans la Perse des environs du VIIe siècle avant notre ère, qui vit au rythme des
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sacrifices commandés par des familles aristocratiques guerrières, et exécutés à grands
frais par des bataillons de prêtres, devant le feu qui ne s’éteint jamais. La liturgie s’est
tellement complexifié qu’elle est devenue l’objet même de la religion. Et la religion est
devenue tellement coûteuse que le peuple en est de facto écarté.
Zoroastre, prophète du Dieu unique
C’est dans ce contexte que naît Zoroastre (Zarathoustra en ancien iranien), entre le IXe et
le VIIe siècle avant notre ère – certains contestent même l’historicité du personnage. La
réalité d’un personnage ayant autrefois existé et ayant donné l’impulsion à un
chambardement de l’aryanisme semble tout de même plausible. L’Occident connaît en
tout cas Zoroastre depuis l’antiquité, comme l’initiateur du culte d’un Dieu unique
clairement nommé, identifié et personnalisé .
Selon la tradition, c’est au cours d’une méditation que Zoroastre a sa première vision.
Alors qu’il est retiré dans sa grotte au fond du désert, qu’un être de lumière lui apparaît,
neuf fois plus grand qu’un humain : c’est l’Esprit saint, un archange qui le conduit au ciel
où Zoroastre se retrouve face à Ahura Mazda, littéralement le Seigneur Sage. C’est du
nom du dieu Mazda que découle l’appellation mazdéisme qui est donnée au zoroastrisme
dans sa forme ancienne. De ses dialogues (sept rencontres en dix ans) avec celui qui lui
dit être le Dieu suprême, le prophète persan obtient la révélation du sens de la vie, de la
réalité de la religion et du devenir de l’homme et de l’univers. Il la consigne, selon la
tradition, dans ses dix-sept Gatha où, rompant avec l’impersonnalité des textes
avestiques, il utilise le « je » quand il parle à Dieu.
La carrière prophétique de Zoroastre débute dans les difficultés. Il introduit dans la religion
un élément qui déchaîne contre lui la colère du clergé : il met en avant la suprématie de la
dévotion personnelle, du contact direct entre le fidèle et son dieu, Ahura Mazda, le
Sauveur unique.
Ahura Mazda
Le pivot de la révélation zoroastrienne est la radicalisation de l’idée du Dieu unique. Ce
Seigneur qui est spenta (bon et saint) et qui a créé l’univers ex nihilo par sa seule pensée,
ainsi qu’il est dit dans le Yasna – la partie de l’Avesta, le livre sacré zoroastrien, qui inclut
les Gatha. Ce Dieu est unique, omnipuissant et omniprésent. C’est un Dieu très personnel,
qui connaît bien chacune de ses créatures. C’est enfin un Dieu avec lequel le fidèle peut
et doit entretenir des relations intimes.
Bien qu’il soit une déclaration monothéiste sans équivoque, le zoroastrisme a longtemps
traîné une réputation dualiste infondée avec un dieu du Bien et un dieu du Mal. Le
démiurge Ahura Mazda, créateur de l’univers, est par ailleurs le père de plusieurs entités
des jumeaux, Spenta Mainyu et Angra Mainyu. Spenta Mainyu, dit l’Esprit Saint ou l’Esprit
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Bienfaisant (Spenta signifie littéralement saint ou sacré, et Mainyu, l’Esprit) a choisi le Bien
et la vie. Son jumeau Angra Mainyu (Angra évoque le Mal, le chaos et la destruction), a
préféré le Mal et la mort. Et il lutte depuis pour pervertir la création. Ce qui n’est pas sans
rappeler Satan, créé ange par le Dieu de la Bible. Angra n’est pas l’égal d’Ahura, pas plus
que dans les théologies juive, chrétienne ou musulmane Satan n’est l’égal de Dieu.
Il faut dire que le Ciel de Zoroastre est peuplé d’un nombre incroyable d’entités, qui sont
toutes des émanations du Dieu unique.
Le Bien et le Mal
L’élément fondamental et inédit que Zoroastre met en avant, c’est la notion de liberté de
l’individu : chacun, affirme-t-il, peut et doit choisir entre le Bien et le Mal, et chacun est
pleinement libre dans ce choix. A aucun moment ce choix n’est une obligation : chacun est
responsable de ses actes, et il devra plus tard en rendre compte. C’est ainsi qu’il met en
place la première religion éthique de l’histoire de l’humanité. Dans ses Gatha, il donne des
exemples de ce bien-agir éthique. C’est la conduite droite qui surpasse en mérites les rites
et les sacrifices. Trois mots résument la doctrine éthique du prophète persan : Bonnes
Pensées, Bons Mots, Bonnes Actions.
Cette notion de libre arbitre, qui nous paraît aujourd’hui tout à fait naturelle, est
révolutionnaire à une époque et dans un contexte où l’individu n’a pas de valeur en tant
que tel, où il n’est qu’un élément de son clan dont la survie prime avant toute chose.
Il faut également noter que dans le zoroastrisme comme dans les monothéismes
ultérieurs, la lutte entre le Bien et le Mal n’est pas éternelle. Se démarquant de la
cosmogonie védique qui postule un temps cyclique fait d’éternels recommencements, il
annonce une transfiguration définitive du monde, l’instauration d’un nouveau règne de
justice.
Le salut individuel
Mircea Eliade a relevé l'influence du zoroastrisme sur la pensée religieuse de l’Occident à
travers la mise en avant d’idées novatrices. Il cite, outre le mythe du Sauveur, l’élaboration
d’une eschatologie optimiste proclamant le triomphe final du Bien et le salut universel,
ainsi que la doctrine de la résurrection des corps. Certes, Zoroastre n’a pas « inventé »
l’idée du paradis : cette idée existe depuis près de un millénaire en Egypte.
De manière tout à fait originale, Zoroastre prophétise que le juste agit d’abord dans la
perspective du salut de l’âme promise à la béatitude éternelle au paradis. Ce salut, insiste-
t-il, ne peut s’acquérir ni par le pouvoir ni par l’argent : rois et paysans sont égaux devant
la mort. Et c’est de son vivant que chacun doit œuvrer pour son salut individuel.
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L’eschatologie zoroastrienne préfigure de manière étonnante celle qui sera reprise par le
christianisme, par le judaïsme tardif et par l’islam, affirmant la théorie du salut en une
seule vie et un destin différencié pour chaque individu. Zoroastre scinde l’au-delà en un
paradis et un enfer (inexistants dans l’Egypte ancienne où l’alternative au paradis était la
dissolution de l’âme), instaure le principe d’une purification par le passage dans cet enfer,
et inclut un élément que l’on ne retrouve dans aucune doctrine antérieure : la croyance en
un jugement collectif, le Jugement dernier, rendu à la fin des temps. Quant à la
résurrection des morts, qui concerne le plus grand nombre, elle interviendra à la fin des
temps, après la bataille entre les forces du Bien et celles du Mal qui se soldera par la
victoire du Bien.
Mérites et pratiques
Dans les Gatha, les hymnes que l’on dit composé par Zoroastre en vieil avestique, une
langue antérieure au VIe siècle avant notre ère, le rituel tient une place ténue. Zoroastre
est obnubilé par la gloire d’Ahura Mazda et de son panthéon, et décidé à en finir avec le
ritualisme excessif de la religion de son époque, qu’il considère être une fausse religion.
Comme le bouddhisme, comme plus tard le christianisme puis l’islam, le zoroastrisme
conquiert les masses grâce à la conversion des rois. Quand Cyrus 1er (640-600) fonde la
dynastie achéménide, le zoroastrisme constitue probablement la religion majoritaire en
Iran. Mais il lui faudra attendre Darius 1er, qui monte sur le trône vers 522 avant notre ère,
pour devenir religion d’Etat, une position qu’il conservera jusqu’à la fin de la dynastie
sassanide, vaincue par l’islam en 651. Né d’une intuition mystique, le zoroastrisme
s’empêtre dès lors dans ses compromissions avec le pouvoir. Dans les temples richement
dotés s’installent des hiérarchies de prêtres, qui élaborent des constructions dogmatiques
reposant sur le message du fondateur mais le détournant avec allégresse. Des divinités
sont érigées au sommet du panthéon : Mithra, Anahati… Zoroastre a insisté sur le salut de
l’âme ; les clercs le monnayent à coups de confessions et d’indulgences chèrement
acquises. Le pacte tacite entre religion et le pouvoir est malheureusement bien connu : le
roi défend la « Bonne Religion » et combat les hérésies, les clercs sacralisent l’ordre
social, jusqu’à concéder au monarque le titre de prêtre suprême et de représentant
d’Ahura Mazda sur terre.
C’est donc une religion très ritualisée, complexe, au panthéon foisonnant et aux prêtres
puissants que l’islam rencontre quand il arrive en Perse au milieu du VIIe siècle. Le
zoroastrisme paye lourdement le prix de la conquête arabe : ses temples sont saccagés,
ses manuscrits brûlés, ses fidèles se laissent volontiers séduire par la simplicité de la
religion musulmane sur laquelle ne pèsent ni le poids des prêtres ni celui des entités
célestes multiples. Le siècle qui suit est celui de persécutions massives. Les zoroastriens
trouvent refuge en Inde. Ils sont aujourd’hui une communauté en voie de disparition
(100.000 à 150.000 fidèles dans le monde en 2000).
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III. Le judaïsme
Quelque part autour du XVIIIe siècle avant notre ère, le chef d’une tribu de nomades quitte
la ville d’Ur avec les siens pour rejoindre les rivages de la Méditerranée. Abram, tel était
son nom, obéit ainsi à une injonction de Yahvé, son dieu, qui lui offre la terre de Canaan
(Genèse 15,18). Les recherches historiques et archéologiques n’ont révélé aucun indice
confirmant l’existence réelle d’Abraham. En quittant Ur, Abraham emporte avec lui des
traditions répandues chez les peuples sémitiques de sa terre d’origine (Genèse, 12,6-9).
Yahvé n’est pas encore le Dieu unique et universel, créateur du monde : il est le dieu du
peuple d’Israël, coexistant avec les dieux des autres peuples.
Le peuple de l’Alliance
Nous n’avons pas d’indices sur ce qu’était la religion des Hébreux jusqu’à l’Exode, vers le
XIIe siècle avant notre ère. La Genèse, qui raconte leur épopée, a commencé à être
rédigée tardivement, vers le VIIIe siècle avant notre ère selon les estimations les plus
sérieuses, et si elle s’ouvre par une affirmation forte de la croyance en un Dieu unique, il
est certain que celle-ci reflète les convictions ultérieures d’Israël.
Chez tous ces peuples sémitiques, le rôle du prophète, le nabi, est d’être la courroie de
transmission entre la divinité, dont il reçoit le message, et le peuple, auquel il le délivre.
Son dieu lui parle en rêve ou dans une transe, et son message ne concerne pas un
individu mais un fait majeur, touchant l’ensemble du peuple et son devenir.
La tradition juive nomme ses premiers prophètes des patriarches. Elle fait d’Adam le
premier patriarche qui va jusqu’à Noé, et qui recommence après le déluge pour inclure
Abraham, son fils Isaac, et enfin son petit-fils Jacob qui clôt cette prestigieuse lignée en
prenant le nom d’Israël. Les douze fils de Jacob sont, selon la tradition biblique,
considérés comme les fondateurs des douze tribus d’Israël.
L’histoire proprement dite du peuple juif commence avec sa sortie d’Egypte, où il était tenu
en esclavage par la pharaon. Il est très difficile, là aussi, de démêler la vérité de la légende
concernant cet épisode qui se serait déroulé au XIIIe siècle avant notre ère, et dont l’acteur
principal est Moïse. Nous ne disposons d’ailleurs d’aucune preuve archéologique attestant
l’existence du personnage. La première mention d’Israël figure sur une stèle du pharaon
Méneptah, vers 1200. Selon l’Exode, le libre biblique qui narre la sortie d’Egypte (et qui a
été probablement rédigé vers le VIe siècle avant notre ère, en reprenant une vieille
tradition orale), Moïse était marié à une « étrangère », fille d’un prêtre de Madiane, un
peuple du désert qui semble avoir disparu au Xe siècle avant notre ère. Les Madianites
adoraient un dieu qui s’appelait Yaho ou Yahvo (Exode 3,1-6). Après la sortie d’Egypte,
Madiane est la première halte des esclaves libérés. Yaho préfigure le Dieu unique de
Moïse, celui qui révèle son nom sous forme d’un tétragramme, YHWH, et qui lui transmet
la Loi. Moïse est considéré être, avant même Zoroastre, le premier fondateur connu et
nommé d’une religion.
Les Hébreux errent quarante ans dans le désert. Ils sont alors prompts à adorer d’autres
dieux. André LEMAIRE, l’un des meilleurs spécialistes des origines de la Bible, note que
« le caractère de ce yahvisme primitif est difficile à cerner. Cependant, rien n’indique qu’il
a été monothéiste ; il était plutôt monolâtrique avec un culte aniconique (dépourvu de
représentations figurées) comportant bénédictions et sacrifices de communion dans le
cadre, d’un sanctuaire avec autel, stèle(s) et buisson sacré ». Moïse n’atteindra pas la
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Terre promise : il meurt à ses portes. Quand au « peuple élu » qui s’installe sur la Terre
promise, il retombera à plusieurs reprises dans la tentation polythéiste. Les épisodes de
rébellion des juifs contre Yahvé sont nombreux, et le Dieu d’Israël y répond en punissant
son peuple, en le divisant. L’alliance reste pourtant indéfectible. L’existence de la royauté
davidique est attestée par une stèle araméenne du IXe siècle avant notre ère qui
mentionne la « maison de David », mais aucune source hormis la Bible ne raconte la
royauté de son fils, Salomon, célèbre pour sa sagesse. La tentation polythéiste de
Salomon dans ses vieux jours signe un nouvel épisode noir pour le peuple élu qui se
divise entre un royaume d’Israël, au nord, et un royaume de Juda autour de Jérusalem, au
sud. Le premier est conquis par Sargon d’Assyrie, vers 720 avant notre ère. Le second se
maintient un siècle et demi de plus, période durant laquelle Josias (640-609), l’un des
rares rois qui, selon les deux livres des Rois et celui des Chroniques qui donnent un
résumé de chaque règne, a fait « ce qui plaît à Dieu ». La Bible lui attribue en effet une
importante réforme religieuse. Cette parenthèse s’achève toutefois en 587 avant notre
ère : le royaume de Juda est vaincu par le roi Nabuchodonosor qui rase le Temple et
déporte les Juifs à Babylone. C’est l’Exil.
Les prophètes
L’Exil dure une cinquantaine d’années, jusqu’à ce que le roi Cyrus II de Perse envahisse
la Babylonie et autorise les Judéens à rentrer à Jérusalem où ils reconstruisent leur
Temple. Ce demi-siècle est déterminant pour le peuple hébreu : il est le creuset d’une
religion éthique forgée autour d’un Dieu unique et universel. C’est d’ailleurs pendant et
après l’Exil qu’est rédigée une grande partie de la Bible hébraïque (notamment la Torah,
les cinq premiers livres), récits qui portent l’empreinte de la Mésopotamie et sans doute du
zoroastrisme. Certains récits bibliques se superposent même avec une étrange exactitude
à des récits mésopotamiens qui leur sont antérieurs. C’est le cas, en particulier, de
l’épisode du Déluge (Genèse, 6-8) qui reprend dans les moindres détails le chant XI de
l’épopée de Gilgamesh dont une version complète a été retrouvée dans la bibliothèque du
roi Assurbanipal (vers 650 avant notre ère), lequel chant est lui-même une reproduction du
Poème du Supersage qui remonte à au moins 1300 avant notre ère. Mais on pourrait citer
l’épisode biblique de la tour de Babel, nettement inspirée des ziggourats, les temples
surélevés de Mésopotamie, et celui de la création de l’homme à partir de l’argile, un vieux
mythe des bords du Tigre et de l’Euphrate. Ou encore le rôle prépondérant qu’acquièrent
les anges, désormais ailés comme les karibu mésopotamiens – auxquels les kérubim, les
chérubins bibliques, empruntent également leur nom.
L’Exil est l’occasion de s’interroger, de manière systématique, sur le pourquoi de ce qui
est perçu comme un châtiment divin. Deux siècles avant cet épisode tragique, des
prophètes, tels Josias, Elie puis Osée, avaient appelé au soulèvement contre les faux
dieux et mis en garde contre la colère de Yahvé, mais sans effet. A peine un demi-siècle
avant l’Exil, lors de sa réforme religieuse, Josias avait renouveler ces avertissements (II
Rois 23,4-5). L’Exil est donc la manifestation de cette colère. Loin du Temple qui n’est
plus, les prophètes prennent le pas sur les prêtres. Ils demandent au peuple une fidélité
inconditionnelle envers Yahvé : il est désormais appelé le Seigneur, et c’est par
l’intercession de ses anges que les fidèles l’implorent. Le tournant axial se manifeste
pleinement quand Jérémie présente Yahvé comme un père prêt à pardonner, qui oscille
entre tristesse et colère à la vue de son peuple qui se prostitue, et qui tient chacun
responsable de ses actes moraux (Jérémie 31, 29-30). La droiture est exigée de tous
(Jérémie 22,13). Et Yahvé de promettre, quand sa parole sera enfin entendue (Jérémie
30,22). Mais les prophètes demandent aussi à chacun de chercher Dieu dans une
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démarche piétiste et volontariste. Faute de Temple, les Juifs se réunissent pour prier
Yahvé dans ce qui deviendra plus tard des synagogues. En même temps, les rabbis
codifient les lois alimentaires, le shabbat, la circoncision, dans ce qui deviendra le
Lévitique. Les sages d’Israël commencent à interpréter et commenter ces textes mis par
écrit. Le Talmud dit de Babylone, dont la rédaction se fait à partir du IVe siècle, consigne
une partie de ces débats. Au retour d’exil, le second Isaïe peut clamer, au nom de
« Yahvé, roi d’Israël » : « Je suis e premier et je suis le dernier, à part moi il n’y a pas de
dieu » (Isaïe 44,6). C’est la naissance du monothéisme juif.
Le Temple de Jérusalem
Les Juifs qui rentrent à Jérusalem sous domination perse construisent un Temple dévolu
au Dieu unique. Vers 400 avant notre ère, Esdras, fils du grand prêtre Aaron, décrété par
le roi perse Artaxerxès II « secrétaire de la Loi du Dieu du Ciel », y réunit le peuple pour
édicter la Loi et proclamer la Torah. La classe sacerdotale qui s’est reconstituée, soutenue
par la royauté, ne tarde pas à gagner en puissance. Les prêtres forment une hiérarchie,
seul le grand prêtre ayant accès au Saint des Saints, où l’Arche d’Alliance est protégée.
Un Sanhédrin, un conseil des anciens, dont les membres sont recrutés au sein des
familles de prêtres et de grands propriétaires, l’assiste pour gérer la cité. Les prophètes
s’effacent peu à peu tandis que le Temple gagne en importance.
L’épisode de l’exil a laissé des traces profondes dans la communauté. La tradition des
confrontations rabbiniques se perpétue. Sous l’influence de la Perse zoroastrienne, de
nouvelles croyances se font jour dans ces cercles, en particulier en rapport avec
l’eschatologie.
Autour du Temple, c’est un judaïsme multiforme qui s’est développé, uni par la croyance
en Yahvé et en la Torah, ainsi que par la Loi et ses interdits, mais divisé par les pratiques
et par les croyances secondaires. Quatre courants majeurs du judaïsme émergent. Les
sadducéens sont les notables et les prêtres descendants de l’aristocratie avant l’exil ; ils
tirent leur nom hébreu, saddoukim, de leur rattachement au prêtre Saddouk qui, dit la
Bible, joua un rôle majeur sous les rois David et Salomon. Dotés par les Perses, les
Grecs, puis les Romains d’un pouvoir administratif et politique sur la communauté, ils
gèrent le Temple où tous les Juifs, de Jérusalem et de la diaspora, viennent pratiquer les
sacrifices et les rites de purification par l’eau. Les pharisiens (en hébreu peroushim,
« séparés »), numériquement majoritaires, attachés à l’esprit et à la lettre de la Loi,
prônent l’autorité égale de la Torah et du Temple et sont dans l’attente messianique d’un
« fils de David » qui délivrerait Israël de toute impureté païenne et rétablirait le royaume de
Dieu sur terre. Un écrit chrétien du 1er siècle (à l’époque où le christianisme était lui-même
une secte juive), les Actes des Apôtres, intégré au Nouveau Testament, s’étonne des
différences dogmatiques entre ces deux groupes (Actes 23,8). Les pharisiens sont eux-
mêmes divisés en plusieurs tendances. Le troisième mouvement, lui-même divisé en une
constellation de groupes, est celui des ascètes du désert dont le groupe le plus connu est
celui des esséniens dont la fabuleuse bibliothèque a été découverte, au milieu du XXe
siècle, dans les grottes de Qumran. Enfin, le quatrième mouvement est celui des zélotes,
les combattants de Yahvé, tout aussi rétifs que les pharisiens aux païens mais qui,
contrairement aux pharisiens, ont choisi la voie de la violence armée au nom de Dieu.
Le judaïsme rabbinique
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Au début de notre ère, il n’existe pas une orthodoxie, mais une multitude de groupes
rivaux se revendiquant tous de Yahvé. En 70, les Juifs se soulèvent contre les Romains…
mais le sanctuaire est le théâtre d’affrontements terribles entre groupes juifs rivaux. Les
événements dégénèrent, le Temple est incendié par les armées romaines, les Juifs sont
dispersés loin de Jérusalem, les sadducéens disparaissent. Sous l’impulsion d’un rabbin
réfugié à Yabné, Johanan ben Zakkaï, un judaïsme rabbinique à composante pharisienne
se constitue et exclut les groupes non orthodoxes qui avaient pris leurs distances avec la
Loi (dont les judéo-chrétiens). Faute de pouvoir sacrifier puisque le Temple n’est plus, la
prière est mise en avant. Des maîtres de la pensée et de l’interprétation de la Loi
apparaissent. Le judaïsme s’organise autour des synagogues dans lesquelles officient des
rabbis qui ne sont pas des prêtres à proprement parler, mais des spécialistes de la Loi et
de son interprétation.
Les commentaires de la Torah, une tradition orale depuis Esdras, sont mis par écrit au IIe
siècle dans la Michna. Le premier Talmud, dit de Jérusalem, commence à circuler au
début du Ve siècle, mais l’ouvrage qui s’impose dans le monde juif est le mythique Talmud
de Babylone. « Le Talmud est en lui-même une contradiction », pour reprendre une
expression chère à l’un des plus grands talmudistes du XXe siècle, Adin STEINSALTZ.
Comment décrire autrement ce livre saint qui n’apporte pas une, mais dix ou vingt
réponses à chaque question qu’il pose. Le Talmud a rapidement été un pilier du judaïsme,
partie intégrante des études et de la vie juives.
Les courants du judaïsme
Outre Yahvé et la Torah, la Terre promise a joué un rôle primordial dans la sauvegarde de
l’identité juive au-delà des divisions.
Entre ler et le IIIe siècle, les Juifs s’installent dans l’ensemble de l’Empire romain qui couvre
alors à peu près tout le pourtour méditerranéen, du Nord comme du Sud, et gagnent
progressivement l’intérieur des terres. A la fin du XIIIe siècle, les expulsions succèdent
aux persécutions.
Deux mondes juifs se constituent, l’un ashkénaze en Europe centrale, l’autre sépharade,
au Maghreb et dans l’Empire ottoman.
[In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 207 à 270]
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NAISSANCE DU CHRISTIANISME
Prologue
« Pour vous, qui suis-je ? »
(Marc 8,29)
Les premiers témoignages écrits au sujet de Jésus (Evangiles synoptiques et lettres de
Paul) entendent montrer qu’il est à la fois un homme et plus qu’un homme. Qu’il a un lieu
particulier à Dieu. Ces mêmes textes affirment aussi de manière unanime que ces
disciples ont vu Jésus ressusciter d’entre les morts. Un tel témoignage – qu’il soit vrai ou
faux – est unique dans l’histoire des religions.
Jésus lui-même – selon les propos qui lui sont attribués – reste très évasif sur son identité.
Il refuse de réponde clairement à ses accusateurs. Quand il parle de lui, Jésus évoque les
noms interprétables à l’infini de « Fils de Dieu » et de « Fils de l’homme », et s’arroge un
statut particulier, celui d’ « envoyé » d’un Dieu qu’il appelle son « Père » et auprès duquel
il revendique une intimité particulière.
Pour autant, il ne se fait jamais l’égal de Dieu. Il vient de Dieu, sa naissance est présentée
comme miraculeuse, il ressuscite d’entre les morts, mais les premiers témoignages écrits
dans les décennies qui suivent sa mort n’évoquent jamais explicitement sa divinité. Il
faudra attendre le début du IIe siècle et la rédaction de l’Evangile de Jean pour que Jésus
soit présenté comme l’incarnation de Dieu.
Une telle affirmation, qui heurte aussi violemment la foi juive que la raison humaine, va
susciter maints débats au sein du christianisme naissant.
- Comment Dieu peut-il s’incarner sans perdre son statut totalement
transcendant ?
- Dieu peut-il souffrir et mourir ?
- Comment concilier humanité et divinité en la personne de Jésus ?
- Si Jésus est Dieu ? pourquoi parle-t-il de son Père qui l’a envoyé ?
- Existe-t-il plusieurs personnes divines ?
- Si oui, comment peut-on encore parler de l’unicité de Dieu, fondement du
monothéisme ?
[In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 9 à 11]
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NAISSANCE DU CHRISTIANISME
Chapitre 1
Jésus vu par ses contemporains
(1er siècle)
I. Les sources : Comment connaît-on l’existence et le message de Jésus ?
Au début du IIe siècle, Suétone rapporte dans sa Vie de Claude que l’empereur décida, en
l’an 49 (ou 41), en chasser les juifs de Rome. La raison en était que ces derniers « se
soulevaient continuellement à l’instigation de Chrestos ». Il existe donc, à cette époque,
des personnes se réclamant du Christ, ce que confirma un peu plus tard une lettre de
Pline le Jeune à l’empereur Trajan, vers 111-112. Le gouverneur y avoue sa perplexité
devant ces chrétiens « qui chantent un hymne au Christ comme à un Dieu ». Vers 120,
l’historien romain Tacite relève quant à lui la présence à Rome de gens « détestés pour
leurs turpitudes, que la foule appelaient chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le
principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice »…
A côté de ces écrits classiques, des textes émanant de la communauté juive confirment
aussi l’existence de Jésus. A la fin du Ier siècle, l’historien juif Flavius Josèphe raconte
ainsi qu’en 62 « le nommé Jacques, frère de Jésus dit le Christ », fut condamné à la
lapidation. Et d’ajouter, dans ses Antiquités juives, que Jésus était « un homme sage […],
un faiseur de prodiges, un maître des gens qui recevaient avec joie la vérité. Il entraîna
beaucoup de juifs et beaucoup de Grecs. Et quand Pilate […] le condamna à la croix, ceux
qui l’avaient aimé précédemment ne cessèrent pas. […] Jusqu’à maintenant encore, le
groupe des chrétiens n’a pas disparu ». Deux références à Jésus figurent aussi dans le
Talmud de Babylone.
Mais l’essentiel de la documentation se trouve dans les textes les plus anciens du
Nouveau Testament. Les vingt-sept livres qui le composent ont été écrits entre la fin des
années 40, soit une vingtaine d’années après la mort de Jésus, et les années 120.
Parmi eux, la correspondance rédigée par l’apôtre Paul. Rien ne destinait pourtant
Paul à devenir le témoin privilégié de la genèse du christianisme. De son vrai nom Saül, il
est né à Tarse. Issu d’une riche famille de marchands juifs, il évolue au sein de cette
diaspora et s’exprime en hébreu et en grec. Parti vers Damas sur ordre du grand prêtre de
Jérusalem pour y châtier les disciples de Jésus, il est frappé d’une vision bouleversante :
celle du Christ ressuscité. C’était vers 36, environ six ans après la mort de Jésus. Pour lui,
c’est désormais une évidence : Jésus est bien le Messie annoncé par les Ecritures. De
persécuteur du christianisme naissant, il en devient l’infatigable promoteur. Il meurt en
martyr à Rome vers 68.
Paul est l’auteur de plusieurs lettres appelées épîtres ; il s’agit de missives en prose
destinées à être lues à toute la communauté des croyants. Les historiens distinguent les
épîtres authentiques et qui datent des années 50 : la 1èreThessaloniciens, Galates,
Philippiens, Philémon, 1ère&2èmeCorinthiens et Romains - de celles rangées sous son
autorité mais qui, très vraisemblablement, ne sont pas de lui : 2èmeThessaloniciens,
Ephésiens, Colossiens, Tite, 1ère&2èmeTimothée et enfin, Hébreux. Si les lettres de Paul
offrent un accès privilégié au message de Jésus, elles fournissent en revanche fort peu
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d’informations sur la vie du maître : cela montre qu’une tradition orale circule de manière
très dynamique et que l’apôtre ne juge pas utile de rappeler des événements connus de
tous.
L’Evangile le plus ancien est celui de Marc. Ce dernier, auquel la tradition de l’Eglise
attribue la paternité du texte, n’est pas un apôtre, mais un disciple de Pierre dont il se fait
l’interprète dans cette « biographie » de Jésus réalisée sans doute dans la seconde moitié
des années 60. L’Evangile de Marc est le plus bref de tous, le plus proche des faits
historiques, aussi. Il a probablement été écrit à Rome dans un style rugueux, incisif, qui ne
s’embarrasse pas de détails merveilleux. Le livre – qui semble s’adresser à des chrétiens
d’origine païenne, son auteur prenant la peine d’expliquer les usages juifs – présente
d’emblée Jésus-Christ comme « le Fils de Dieu » (Marc 1,1). En relatant les paroles, les
guérisons et autres prodiges, ainsi que la Passion et la Résurrection de Jésus, il entend
montrer que cet être d’une singularité inouïe possède bien une filiation divine. Silence
total, en revanche, sur la naissance et l’enfance de Jésus.
Rédigé aux environs des années 80 en Syrie, l’Evangile de Matthieu a été placé sous
l’autorité d’un publicain (collecteur d’impôts) devenu apôtre, mais on ignore qui l’a écrit en
réalité. Ce qui est sûr, c’est que ce texte ample et rythmé est l’œuvre d’un écrivain
d’origine juive maîtrisant parfaitement le grec. Il reflète les préoccupations des judéo-
chrétiens qui commencent à être malmenés dans les synagogues. Son but est donc de
prouver que le Christ accomplit les promesses faites au peuple hébreu et réalise les
prophéties de l’Ancien Testament.
A peu près contemporain de Matthieu, l’Evangile de Luc s’adresse à des chrétiens
d’origine païenne. La tradition en attribue la paternité à Luc, « le médecin bien-aimé »
(Colossiens 4,14), qui est un disciple de Paul, originaire d’Antioche, en Syrie, et très
marqué par la culture grecque. Il est souvent présenté comme le premier historien du
christianisme et est également l’auteur des Actes des Apôtres, récit haut en couleur qui
raconte la naissance et le développement de l’Eglise primitive. Luc se distingue des autres
évangélistes par sa précision. La finalité du travail de Luc est de montrer que, si Jésus est
bien le Messie annoncé par les textes juifs, sa vocation est universelle : le salut est offert
aussi bien aux juifs qu’aux païens.
Très éloigné des Evangiles synoptiques (du grec synopsis, « vue d’ensemble ») apparaît
l’Evangile de Jean. Rédigé plus tard (vers 100), il est mis sous le nom de l’apôtre Jean
(fils de Zébédée) que certains ont identifié au « disciple bien-aimé » évoqué dans cet
Evangile. En fait, il est impossible d’en déterminer l’auteur véritable. Elaboré dans un style
très poétique, cet Evangile a en tout cas été écrit par un chrétien d’origine juive. Le portrait
de Jésus qui y est livré reflète la lente maturation de la pensée chrétienne : c’est dans
l’Evangile de Jean que, pour la première fois, le Nazaréen est assimilé à Dieu lui-même.
La tradition attribue également à l’apôtre Jean rédaction des trois lettres adressées à des
communautés chrétiennes d’Asie Mineure, ainsi que celle de l’Apocalypse, vers 100.
Spectaculaire, ce dernier récit, qui se présente comme une série de visions symboliques,
annonce aux chrétiens persécutés le triomphe final du Christ sur les forces du mal.
Aux écrits du Nouveau Testament s’ajoutent d’autres sources chrétiennes dites
« apocryphes ».
On le voit, les documents qui nous renseignent sur Jésus ne manquent pas. Peu de
personnes antiques peuvent se vanter d’avoir donné lieu à une telle profusion d’écrits.
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II. Un homme pétri de paradoxes
C’est entre l’an 7 et 4 avant notre ère qu’une certaine Marie donne à un petit garçon
qu’elle décide de prénommer Yeshoua – « Dieu sauve », en hébreu. Etablir une
chronologie exacte de la vie de Jésus est impossible.
Un doute plane sur son lieu de naissance. Si les évangélistes Matthieu et Luc indiquent
que l’enfant est né à Bethléem, la ville du roi David, il s’agit peut-être là d’une extrapolation
visant à magnifier la naissance de Jésus. Les historiens pensent que Jésus est plus
probablement né à Nazareth. Qui qu’il en soit, c’est dans cette ville qu’il passe toute son
enfance et sa jeunesse.
Nazareth se situe en Galilée. La réputation de cette province n’est pas bonne aux yeux
des juifs lettrés (Jean 7,52). Convertie tardivement au judaïsme, la population de cette
région reste entachée d’une réputation d’impiété qui aura la vie dure.
Issu d’un milieu modeste, le jeune homme exerce le métier de charpentier (Marc 6,3). Il
s’exprime en araméen, langue du peuple, plutôt qu’en hébreu – dont il connaît surement
les bases. Il maîtrise quelques rudiments de grec et de latin. Il sait lire (Luc 4,16-20).
Il a des frères et des sœurs. Cette mention d’une fratrie est étonnante, quand on sait à
quel point Matthieu et Luc, puis l’Eglise insisteront sur la virginité de Marie. Pour les uns,
ces « frères et sœurs » seraient les enfants que Joseph aurait eus d’un premier mariage ;
pour les autres (en particulier les protestants libéraux), il s’agirait d’enfants que Marie et
Joseph conçurent après la naissance de Jésus, mais qui va à l’encontre de l’affirmation de
la virginité perpétuelle de Marie ; d’aucuns, enfin, mettent en avant le fait qu’en hébreu et
en araméen, le terme signifiant « frère » peut aussi bien désigner des cousins…
C’est probablement le 7 avril 30 que le Nazaréen a été crucifié. Cette mort, Jésus la
redoute au plus haut point (Luc 22,42 et 44 ; Matthieu 27,46). Jésus subit en effet le mode
d’exécution le plus humiliant qui soit à l’époque. L’idée d’un Christ crucifié est tout
simplement « scandale pour les juifs et folie pour les païens » (Paul, 1Corinthiens 1,23).
Un juif pieux
Jésus est circoncis (Luc 2,21). Il est strictement monothéiste : il croit en un Dieu unique,
celui de la Torah. Dans l’ensemble, Jésus respecte les prescriptions qu’impose la Loi juive
(Matthieu 9,20 ; Luc 7,36). A la manière des pharisiens, le Galiléen croit en la résurrection.
L’homme de Nazareth n’a jamais affirmé vouloir créer une nouvelle religion (Matthieu
5,17).
Le message que véhicule Jésus s’inscrit dans la plus pure tradition juive : c’est l’annonce
de l’évènement du règne de Dieu (Matthieu 4,17).
Un homme inclassable
Jésus est juif, cela est entendu. Mais, quand on cherche à rattacher le Nazaréen à l’un
des nombreux courants qui constituent le judaïsme à cette époque (pharisiens, esséniens,
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baptistes, sadducéens, sicaires ou zélotes), les choses deviennent extraordinairement
complexes. C’est que l’homme est résolument inclassable.
Au fond, ce qui caractérise le mieux l’homme de Nazareth, c’est la liberté radicale qu’il
s’octroie vis-à-vis de tout et tous. Révolutionnaire dans l’interprétation totalement
personnelle qu’il donne de la Torah. Tout en affirmant être venu l’ « accomplir », il prend
ses distances par rapport à certains de ses aspects, et non des moindres. Pour lui, les
ablutions rituelles, si importante dans le judaïsme, se servent à rien si elles ne
s’accompagnent pas d’un sincère effort de purification du cœur (Luc 11,39-40).
Idem pour le shabbat (Marc 2,27).
Quant au temple de Jérusalem, Jésus ne mâche pas ses mots à l’encontre de lieu
symbolisant la présence de Dieu au milieu de son peuple (Marc 11,17 et 13,2).
Cette liberté, toutefois, Jésus ne se l’arroge pas par anticonformisme ou anarchisme. Pour
lui, la Loi n’a de raison d’être que si elle permet la bonification intérieure (Marc 12,33).
De fait, le Nazaréen apparaît comme un idéaliste dont le leitmotiv est l’amour du prochain
(Matthieu 5,46 ; Luc 6,36-38).
Ce n’est pas un utopiste, certains de ses propos sont empreints d’une violence qui tranche
radicalement avec la douceur de son message (Luc 12,51 et 14,26).
Difficile, en effet, de saisir un homme aussi paradoxal ! D’autant plus que ses propos
s’accompagnent de facultés et de gestes peu communs, montrant qu’à l’évidence Jésus
est tout, finalement, sauf un homme ordinaire.
III. Un être extraordinaire
D’où lui viennent l’autorité de son discours et la puissance de ses gestes ?
Un maître de sagesse
Pour certains, d’évidence, Jésus est un maître de sagesse. Flavius Josèphe le présente
ainsi à la fin du 1er siècle. Sa figure se rapproche de celle du rabbi, titre honorifique
désignant, en hébreu, les sages les plus importants – à l’image de Hillel, éminent
représentant du judaïsme pharisien à l’époque de Hérode le Grand, qui résuma la Torah
par cette règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. »
Jésus paraît posséder une compréhension innée des Ecritures (Matthieu, 7,28).
Jésus parle bien (Marc 1,27). Un style bref, saisissant, qui use avec pertinence du
paradoxe (Luc 6,20-21). Il utilise aussi à merveille la parabole (Matthieu 13,3 et 13,33).
Un thaumaturge
Orateur charismatique, Jésus possède un autre don hors du commun : celui de guérir, et
même d’accomplir des miracles (Marc 6,56). Les récits de ces miracles : un sourd-muet
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(Marc 7,31-37), un aveugle (Marc 8,22-26), un paralytique (Marc 2,3-12). Mais ce pouvoir
ne semble opérer que dans les cas où son auditoire « croit » en lui (Matthieu 13,58 ; Marc
15,31-38). Mais d’où viennent ces dons ?
Une prétention époustouflante
Jésus a bien une idée sur la question et semble bien se percevoir comme le représentant
de Dieu (Luc 11,20). Il s’arroge ainsi le droit de tout chambouler, y compris le sacro-saint
repos du shabbat (Marc 2,28). Si, dans un premier temps, il a eu recours au baptême pour
opérer le pardon, il renonce rapidement à cette pratique (Marc 2,10 et 2,7).
En manifestant cette incroyable prétention, le Nazaréen se place dans une posture
intermédiaire entre Dieu et l’être humain (Matthieu 11,27). Mais les adversaires de Jésus
sont loin d’être convaincus par cette filiation (Luc 6,11).
Ange ou démon ?
Comment le Nazaréen peut-il accomplir ces prodiges ? Comment expliquer un tel
langage ?
Dans le monde juif antique, les hommes charismatiques sont considérés de manière très
ambivalente. L’opprobre est jeté sur les magiciens (Marc 3,30 ; 3,22 ; 3,21).
Les miracles, quand ils ne sont pas le fruit de la magie, sont considérés comme le
privilège des hommes de Dieu, celui de ses « fils ». Jésus n’est-il pas bel et bien le fils de
Dieu ? Mais, dans la Bible hébraïque, l’appellation « fils de Dieu » est donnée aux anges
qui, à cette époque, sont particulièrement en vogue dans les croyances juives. Jésus est-il
un ange ? (Marc 8,38)
D’homme extraordinaire, Jésus prend de plus en plus l’allure d’un être proprement
surnaturel…
IV. Un personnage surnaturel
Une naissance merveilleuse
Pour Matthieu et Luc, Jésus est un être surnaturel dès l’instant de sa conception, né du
Saint-Esprit de Dieu, sans relation sexuelle, d’une mère totalement vierge. Sa naissance
est précédée d’annonciations angéliques. Le fiancé de Marie, Joseph, est averti en songe
de la grossesse (Matthieu 1,18-21). La future mère reçoit quant à elle la visite de l’ange
Gabriel (Luc 1,30-32).
Naissance dans des conditions modestes (Luc 2,7 ; Matthieu 2,1).
Anges, miracles, prophéties : autant de manifestations qui veulent signifier d’emblée que
Jésus est un être singulier, élu de Dieu. De nombreux spécialistes affirment que le thème
de la naissance virginale de Jésus ne figurait pas dans la tradition orale antérieure aux
Evangiles de Matthieu et Luc, et c’est pourquoi il en est absent de Marc. Il s’agirait d’une
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mention ultérieure destinée à édifier la foi des fidèles, reprenant d’ailleurs un motif bien
connu dans l’Antiquité. Il s’agit d’un genre littéraire si fréquent dans le monde antique,
visant à accréditer le caractère « exceptionnel » de la destinée d’un personnage important,
que la plupart des exégètes doutent de la véracité de ces récits.
Une vie marquée du sceau divin
On ne sait d’ailleurs pas grand-chose de l’enfance du Galiléen.
Mais plusieurs faits, selon tous les évangélistes, vont confirmer par la suite que cet
homme est bel et bien l’Elu de Dieu. En particulier son baptême par Jean le Baptiste,
relaté dans les quatre Evangiles canoniques (Matthieu 3,13-17). Ce baptême est crucial
dans le destin de Jésus qui y reçoit confirmation de son élection et de sa mission.
Non moins surnaturel apparaît le récit de la Transfiguration (Luc 9,29-31). Ce n’est pas un
hasard si les deux prophètes qui parlent à Jésus – Moïse et Elie – sont précisément ceux
qui ont, eux aussi, connu l’expérience de la révélation divine. Si les cieux qui s’ouvrent
sont le signe de l’élection divine, la montagne en est le lieu.
Les Evangiles le disent sans ambiguïté : Jésus est bien mû par la force du Saint-Esprit. Il
est bien plus qu’un simple guérisseur : il marche sur les eaux (Marc 6,49) ; il multiplie les
pains (Matthieu 14,15-21 et 15,32-38) et ressuscite les morts (Marc 5,35-43 et Luc 7,11-
17). Mais, au-delà des miracles et des événements hors du commun, c’est dans sa propre
mort que Jésus va donner la pleine mesure de son caractère surnaturel.
Ressuscité d’entre les morts
L’exécution du Galiléen aurait dû sonner le glas du « phénomène Jésus ». Car l’homme
dérange. Il représente une menace pour l’ordre public, aussi bien aux yeux des Romains
que des notables juifs. Pour les deux partis, c’est évident, il faut en finir avec ce
perturbateur, et vite.
De fait, le « procès » est vite expédié (Marc 14,53-65 et 15,1-15). Affublé de la pancarte
portant le motif de la peine – « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs » –, le condamné doit
porter sa croix jusqu’au lieu du supplice. Cloué sur le bois, Jésus s’éteint en clamant un
ultime témoignage de sa confiance envers le Très-Haut (Luc 23,46).
Une fin aussi brutale, aussi avilissante, ne pouvait que plonger les disciples du Nazaréen
dans le plus profond désespoir. Le doute s’empare d’eux. La crainte aussi. Point final ? Ou
nouveau départ ?
C’est alors qu’au matin de Pâques, le surlendemain de sa mort, se produit le miracle par
excellence. Plusieurs témoins voient de leurs propres yeux Jésus ressuscité (Luc 24,39 ;
24,42).
Cet événement constitue, pour les disciples apeurés, une révélation : celle que le Galiléen
jouit d’un indicible lien avec le Tout-Puissant (Romains 10,9).
Tandis que, quarante jours après sa résurrection, cessent les apparitions de Jésus,
« enlevé au ciel et assis à la droite de Dieu » (Marc 16,19), le mystère planant sur son
identité, lui, reste entier.
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V. L’accomplissement des Ecritures juives : « le Fils de l’homme »
Un prophète
Les contemporains de Jésus assimilent volontiers cet homme exceptionnel à un prophète
(Matthieu 21,11 ; Luc 7,16 et 7,39). Le titre prophétique est assurément l’un des plus
anciens à être conférés à Jésus.
Qu’’est-ce qu’un prophète ? Le mot vient du grec prophêtês qui désigne l’interprète d’un
dieu, celui qui transmet ses volontés, en un mot : son porte-parole. Ce personnage n’est
pas spécifique au monothéisme juif. Par l’envoi de prophètes, le Tout Puissant d’Israël
intervient dans l’Histoire afin de guider les hommes et leur rappeler les engagements de
l’Alliance qu’il a conclue avec eux.
Jésus, un prophète ? L’intéressé lui-même ne semble pas proscrire ce titre (Marc 6,4 ; Luc
13,33).
Précisons qu’à son époque les prophètes ne sont pas en odeur de sainteté. Les
sadducéens déclarent que le temps de la prophétie s’est achevé avec Zacharie et
Malachie. Probablement parce que, en cette période politique mouvementée, marquée par
l’occupation romaine, d’innombrables pseudo-prophètes parcourent le pays, exhortant aux
armes, menaçant ainsi l’ordre public et faisant craindre aux notables une terrible
répression antijuive.
La plupart de ces « prophètes politiques » connaissent une fin tragique.
Jésus n’a sans doute aucune envie d’être assimilé à l’un de ces prophètes qui pullulent.
Mais ses disciples, eux, sont persuadés qu’il s’agit d’un vrai et grand prophète (Luc 24,19).
Et de le comparer à Moïse. Jésus est le nouveau Moïse annoncé par les Ecritures,
pensent les uns (Luc 9,8) ; d’autres voient en lui un nouvel Elie.
De tels personnages fascinent : compte tenu de leur intimité avec Dieu, ils sont détenteurs
de secrets qu’ils peuvent révéler aux hommes, et de pouvoirs surnaturels qu’ils sont à
même d’utiliser pour soulager les souffrances de leurs contemporains (Matthieu, 8,16-17).
Pour ses disciples, Jésus prend place incontestablement dans la lignée de la prophétie.
Il s’y inscrit jusque dans sa mort et sa résurrection, à laquelle le Nazaréen lui-même fait
allusion en se comparant à une figure légendaire de l’Ancien Testament, Jonas (Matthieu
12,40).
Le Messie-Christ
Pourtant le Galiléen est plus qu’un prophète, si l’on en croit ses disciples : il est le Messie,
le Christ. Rappelons que les deux termes signifient la même chose, Christ n’étant rien
d’autre que la traduction en grec du mot hébreu Mashiah, « Messie ». Littéralement, le
grec khristos veut dire « oint [au moyen d’une huile consacrée] » : l’onction des rois,
traditionnelle chez les rois d’Israël, s’est d’ailleurs perpétuée chez la plupart des
souverains chrétiens. Le Messie est une personne qui, par volonté divine, a été ointe,
dotée de pouvoirs charismatiques qui lui permettront de rétablir l’ancien royaume d’Israël.
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En effet, avant le règne du roi David, au Xe siècle avant notre ère, la terre d’Israël était
divisée en deux entités : Israël au nord et Juda au sud. Ces deux territoires auraient été
réunis par David (évènement contesté par l’archéologie moderne). Malheureusement,
l’unité nationale n’a pas survécut à son fils, Salomon. David devint le paradigme du
monarque exemplaire, dirigeant son pays sous l’autorité de Dieu. Et le peuple d’attendre le
nouveau David, ce Messie qui restaurerait le royaume d’Israël.
Pour autant, il serait inexact de dire que tous les juifs de l’époque de Jésus désirent
l’arrivée du Messie : c’est plutôt le propre du peuple et de certains pharisiens. Les élites,
en particulier les sadducéens, ont été échaudées par la survenue de soi-disant
« messies ».
Le Nouveau Testament (Actes 5,37) a gardé souvenir de l’un d’eux : Judas le Galiléen. Il
défraya la chronique en fondant un parti révolutionnaire – celui des sicaires-zélotes. A ses
yeux, Dieu était le seul maître d’Israël. Ce nationalisme théocratique ne porta pas chance
aux sympathisants du mouvement, poursuivis et châtiés avec la plus grande sévérité.
L’appellation « Messie » sent donc plutôt le souffre. D’ailleurs, elle constituera l’un des
principaux chefs d’accusation contre Jésus : on le condamnera en tant que « roi des
juifs ».
C’est sans doute la raison pour laquelle il prend d’infinies précautions lorsque ses
disciples le parent de ce titre prestigieux (Marc 8,29-30 ; Luc 4,41). Il n’en va pas de
même de la jeune communauté chrétienne qui utilisera ce titre à l’envi après sa mort et sa
résurrection. Tant et si bien que le nom de ceux qui croient en Jésus – les « chrétiens » –
dérive du grec khristos (Marc 11,1-10).
Tout est fait, dès l’instant même de sa naissance, pour prouver qu’il est bel et bien le
Messie (Luc 2,11). La filiation de Jésus était, de son vivant même, impossible à vérifier.
Ce qui n’empêche par Matthieu d’appeler Jésus le « fils de David » (1,1) et d’établir une
généalogie.
Situer l’enfantement de Jésus à Bethléem présente en outre un intérêt majeur : celui de
donner une traduction concrète à un oracle de l’Ancien Testament, Michée. Une
présentation que paraît confirmer le récit de la présentation de Jésus au temple (Luc 2,34
et 2,38). Jésus est perçu comme un sauveur – c’est d’ailleurs la signification de son
prénom (Matthieu 1,21).
Tout au long de ces premiers textes du christianisme primitif, on peut donc lire le souci des
auteurs de montrer que Jésus est venu accomplir les Ecritures juives, lesquelles ont
annoncé de manière prophétique sa venue et les principaux évènements de sa vie
(Matthieu 26,52-54) et Luc 24,44).
Jésus semble bel et bien s’identifier au « Serviteur souffrant » annoncé par Isaïe, le
Messie véritable.
Jésus face à lui-même
C’est probablement la raison pour laquelle l’expression qu’il utilise le plus volontiers pour
parler de lui-même est celle de « Fils de l’homme ». Elle est mentionnée quatre-vingt-deux
fois dans les Evangiles canoniques. Cette appellation vient d’un grand texte prophétique
de la Bible, le livre de Daniel (7,9-14).
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La venue du Fils d’homme inaugure, à la fin des temps, une ère nouvelle. Pris au pied de
la lettre, elle paraît mettre l’accent sur l’humanité du personnage. Or il n’en est rien : Jésus
utilise cette appellation pour revendiquer la puissance exceptionnelle qu’il a reçue de Dieu
5Marc 2,10 et 2,28).
Le Nazaréen s’assimile donc explicitement à cet élu de Dieu envoyé à la fin des temps
pour juger les nations (Luc 17,21). A qui veut l’entendre, il prévient que son rôle sera
décisif lors du Jugement final (Luc 12,8-9).
Pourtant, disciples et évangélistes, quant à eux, ne nomment jamais Jésus « le Fils de
l’homme », comme si cette expression ne pouvait émaner que du Galiléen lui-même, tant
elle manifeste l’incroyable puissance de sa personne et de sa mission.
VI. Le dépassement des Ecritures juives : « le Fils de Dieu »
Le plus puissant
Le prophète Jean-Baptiste l’avait annoncé (Luc 3,16). Le Galiléen surpasse tous ceux qui
l’ont précédé, aussi grands soient-ils. Les Evangiles veulent montrer que Jésus surpasse
aussi… Moïse ! Les deux plus grands prophètes du judaïsme, Moïse et Elie, viennent
témoigner de la gloire donnée par Dieu à Jésus au moment de la Transfiguration
(2Corinthiens 3,7).
A n’en point douter, Jésus est plus qu’un prophète « d’autant plus supérieur aux anges
que le nom qu’il a reçu en héritage est incomparable au leur » (Hébreux 1,4). Quel est
donc ce mystérieux nom ?
Le Fils de Dieu
« Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; écoutez-le », avait prévenu le Tout-Puissant (Marc 9,7).
Dès lors, il n’est guère surprenant que Jésus appelle Dieu son « Père ». Pour autant, le
titre de « Fils de Dieu » n’est pas, dans le monde antique, aussi rarement employé qu’on
pourrait le penser de prime abord. Il est bien connu des païens chez qui il est appliqué au
roi d’Egypte ainsi qu’à l’empereur de Rome, qualifié de Divi filius. Dans la littérature juive
aussi, le titre de « Fils de Dieu » peut désigner les anges, les rois d’Israël et de Juda, les
patriarches, et même le peuple d’Israël dans son ensemble.
Aux yeux des chrétiens, il signifie que Jésus entretient une relation « unique » à Dieu
(Matthieu 14,33). C’est d’ailleurs le seul titre qui fasse l’unanimité parmi les évangélistes :
tous l’ont utilisé.
S’il permet de souligner le lien singulier qui unit Nazaréen à Dieu, ce nom ne le place
pourtant pas sur un pied d’égalité avec le Tout-Puissant (1Corinthiens 15,28). Mais, en
dépit de cette soumission reconnue, se dire « Fils de Dieu » en se prévalant d’un lien
unique avec le Père est véritablement blasphématoire aux yeux des notables juifs
(Matthieu 26,65). Pourtant, ce qui est blasphème pour les uns devient profession de foi
pour les autres (Matthieu 27,54).
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Jésus, le Seigneur
« Dieu l’a fait et Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié », déclare
solennellement Pierre (Actes 2,36). Jésus assimilé au Seigneur ? (Luc 24,34).
L’expression aussi est provocatrice. Car il s’agit, là encore, d’une dénomination attribuée à
Dieu dans l’Ancien Testament (du grec Kyrios, « Seigneur »). Du reste, le Nouveau
Testament lui-même donne régulièrement ce nom à Dieu.
Titre d’excellence dans la culture juive, il est cependant très galvaudé en contexte païen.
Le kyrios n’y est rien d’autre que le maître d’esclaves, le propriétaire ou le patron. Jésus
est-il comparé à un banal maître de maison ? Pas vraiment ! Car c’est sur la maison de
Dieu que s’exerce son autorité, comme l’indique Paul (Ephésiens 2,19-22).
Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dénomination est ambiguë. Ce qui ne sera
pas pour déplaire aux premiers disciples qui peuvent ainsi l’utiliser en ménageant la
chèvre et le chou : dans le contexte très cosmopolite du début de notre ère, l’appellation
peut sembler relativement anodine à ceux que Jésus laisse de marbre ; mais elle peut tout
aussi bien être extrêmement honorifique pour les sympathisants du Nazaréen.
Une prédication assidue
Mais qu’est-ce qui a pu amener les disciples de Jésus à professer des idées susceptibles
de choquer au plus haut point les juifs ? Pourquoi prendre le risque de se couper de leur
communauté originelle, celle dont était issu de leur maître lui-même ?
Jésus, juste avant son Ascension, demande à ses disciples d’être « [ses] témoins à
Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre » (Actes
1,8) ; et que les apôtres vont mettre du cœur à l’ouvrage, emplis qu’ils sont de l’Esprit
saint : les Actes racontent en effet que le jour de la Pentecôte – cinquante jours après la
Résurrection de Jésus, et dix jours après son Ascension – « Tous furent alors remplis de
l’Esprit saint et commencèrent à parler en d’autres langues (…) » (Actes 2,3-4). Ce
phénomène appelé glossolalie – faculté de parler dans une langue que l’on ne connaît pas
– avait été annoncé par Jésus (Marc 16,17-18).
Forts de ces dons, les apôtres n’ont plus peur et prêchent la bonne nouvelle de la
résurrection de Jésus (Actes 2,24). Il est clair que les effets de cette prédication assidue
sont loin d’être négligeables.
Suivant la volonté de Jésus de s’adresser d’abord aux juifs, c’est par la terre d’Israël, en
particulier Jérusalem, que les disciples débutent leur action. Pierre est en première ligne
(Actes 2,4). Jean et Jacques, les fils de Zébédée, ne sont pas en reste. Le trio, épaulé par
les autres disciples, fait des émules. Une première communauté s’organise dans la Ville
sainte.
Parmi les croyants en Jésus, deux grands groupes se distinguent rapidement : les
« hébreux », juifs d’Israël s’exprimant en araméen ou en hébreu, dont le chef de file, après
le départ de Pierre pour Rome, sera Jacques, le propre frère de Jésus ; les « hellénistes »,
qui sont des juifs de langue grecque issus de la diaspora, dont le chef de file est Etienne.
Mais la vraie figure de proue de cette première prédication chrétienne, c’est Paul.
L’homme n’a pourtant pas côtoyé Jésus de son vivant. Il va mener à bien trois voyages
missionnaires. Le premier, vers 44-48, le conduit d’Antioche à Chypre, puis en Asie
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Mineure. Partout il parvient à établir des communautés. Le second voyage (vers 51-53) lui
fait visiter ses communautés anatoliennes. Il embarque pour la Macédoine où il fonde
plusieurs Eglises, avant de gagner la Grèce. A Athènes, sa mission tourne au ridicule
(Actes 17,18 et 17,32)… Au contraire, à Corinthe, son succès est total. Enfin son troisième
périple (53-57) le ramène en Asie Mineure, en Macédoine et en Grèce.
Non content des succès qu’il a remportés en Orient, Paul projette de se rendre à Rome et
jusqu’en Espagne. Mais les circonstances vont en décider autrement, puisque c’est en
prisonnier que l’apôtre débarque dans la Ville éternelle, victime d’un complot ourdi par des
notables juifs viscéralement hostiles à ses idées… Que c’est-il donc passé ?
L’ouverture aux païens : un vrai problème
Paradoxalement, Paul a été victime de la réussite de sa prédication. Car il va rapidement
se rendre compte que les païens – en particulier les « craignant-Dieu » attirés par le
monothéisme – sont plus réceptifs à son message que les juifs eux-mêmes. Las de
l’opposition qu’il suscite parmi les siens, l’apôtre en vient à penser que, puisque ces
derniers repoussent la parole du Christ, « eh bien ! nous nous tournons vers les païens »
(Actes 13,46-47). Le risque majeur est de se désolidariser du destin d’Israël. Pour une
bonne partie des chrétiens d’origine juive, voilà qui est purement et simplement
inacceptable.
Pourtant, peu à peu, le désir de diffuser à tous le message de Jésus finit par l’emporter sur
les réticences culturelles. Faut-il imposer la Loi de Moïse à ces convertis d’origine païenne
dont le mode de vie est à des années-lumière de celui des juifs pratiquants ? Faut-il les
obliger à se faire circoncire ? A pratiquer les observances rituelles : shabbat, nourriture
kasher ? Pour Paul, il faut libérer les sympathisants païens des prescriptions juives
(Galates 3,28).
Mais une bonne partie des judéo-chrétiens ne l’entendent pas de cette oreille (Actes 15,1).
Et les deux partis de s’opposer lors du fameux « incident d’Antioche », en 48.
Cet épisode est relaté – de manière pas tout à fait identique – dans les Actes des apôtres
(15,1-4) et dans l’Epitre aux Galates (2,11-14). Paul y raconte que, séjournant à Antioche
en même temps que Pierre, il aperçoit ce dernier faire table commune avec les pagano-
chrétiens, enfreignant les règles juive de pureté. Soudain, Pierre se dérobe craignant de
s’attirer les foudres des judéo-chrétiens qui viennent d’entrer dans la pièce… Une telle
hypocrisie exaspère Paul. La controverse sera longuement débattue lors de la réunion de
Jérusalem que l’on date des années 48 ou 49.
C’est la première fois qu’une assemblée réunit les membres les plus importants de cette
Eglise en train de naître, et on va parfois qualifier cette réunion de « premier concile » de
l’histoire du christianisme. C’est finalement Jacques, le frère de Jésus, qui arbitre. Jugeant
« qu’il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu » (Actes 15,19-
20). La circoncision paraît ainsi être reléguée au second plan.
C’est donc par un compromis qu’est résolue la toute première crise du christianisme. Et on
voit poindre dans ce compromis un fait majeur : le mouvement des disciples de Jésus va
peu à peu se séparer de ses racines juives.
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On comprend donc mieux pourquoi l’apôtre des incirconcis ne craint pas d’employer, pour
Jésus, les titres de « Seigneur » et de « Fils de Dieu », quitte à s’attirer de sérieux ennuis.
C’est à Rome, en martyr, qu’il termine son voyage : il fut décapité à la fin des années 60.
La rupture avec le judaïsme
Alors que Pierre et Paul viennent de mourir, un événement cataclysmique va venir porter
le coup de grâce aux relations entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens : la destruction
de Jérusalem et du temple par les armées romaines en 70 de notre ère. La population est
réduite en esclavage et vendue.
La destruction du temple de Jérusalem représente une tragédie nationale pour les juifs. Sa
chuter entraîne celle de la classe sacerdotale. Les juifs se retrouvent désormais sans
guide.
A ce séisme, seuls deux courants vont survivre : celui des pharisiens et celui des judéo-
chrétiens. Ces derniers, toutefois, ont pris leurs distances avec l’insurrection armée contre
Rome : dès 66, ils fuient Jérusalem et se réfugient à Pella (aujourd’hui en Jordanie).
L’Eglise de Jérusalem est donc déracinée et coupée des pharisiens. Le fossé entre les
deux tendances ne va faire que se creuser. Il n’y a plus de conciliation possible.
VII. Prémices d’un débat à venir : Jésus, homme ou Dieu ?
Le problème du monothéisme
De fait, les évangélistes et les premiers chrétiens se trouvent confrontés à un problème de
taille : comment accorder le titre divin à Jésus sans remettre en question la base même du
monothéisme ? Assimiler Jésus à Dieu reviendrait à enfreindre purement et simplement le
premier commandement (Exode 20,3). Le Nazaréen n’est donc pas un second Dieu.
Une christologie balbutiante
Les premiers chrétiens utilisent plusieurs désignations pour parler de Jésus, selon les
lieux et leurs milieux d’origine.
Ainsi l’Evangile de Marc – rédigé vraisemblablement à Rome, et qui s’adresse à des
pagano-chrétiens – n’emploie que très rarement le titre de Seigneur, dépourvu de
connotation religieuse en contexte romain, donc pas assez évocateur. En revanche, Luc,
qui s’adresse pourtant, lui aussi, à des convertis d’origine païenne, affectionne
particulièrement cette appellation : en Grèce où l’Evangile a peut-être été rédigé, elle est
au contraire investie d’une nette connotation religieuse.
Bien sûr, le titre messianique est particulièrement favorisé chez les judéo-chrétiens :
l’évangéliste Matthieu l’utilise à foison pour montrer que Jésus est avant tout le fils de
David attendu par Israël.
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Idem pour la désignation de Jésus comme roi des juifs : fortement mise en avant chez
Matthieu, elle a, chez Luc, un sens nettement plus spirituel.
Pour autant, les différentes communautés des disciples de Jésus ne se font pas de leur
maître une idée radicalement opposée. Ils reconnaissent tous qu’au matin de Pâques
Jésus a été ressuscité par son Père.
Certes, plusieurs noms sont attribués quel que soit le moment. Mais il y a bien un avant et
un après l’événement pascal. Avant, le Galiléen est plus volontiers nommé rabbi, maître et
fils de David. Après, il devient Fils de Dieu, Seigneur. La Résurrection provoque un regard
radicalement neuf sur Jésus (Actes 2,36 ; Romains 1,3-4)
C’est du reste ce titre de « Fils de Dieu » qui fait le plus consensus : il fleurit dans tous les
milieux, quelle que soit l’origine culturelle.
Mais qu’en est-il au juste de sa divinité ? Un gouffre sépare en effet le titre de « Fils de
Dieu » de celui de Dieu à proprement parler…
A l’aube du IIe siècle, on tourne encore autour du pot pour évoquer la divinité de Jésus :
- Comment le Galiléen a-t-il été engendré par le Père ?
- Est-il inférieur à Dieu le Père ?
- Comment se distribuent en lui la part d’humanité et la part de divinité ?
- Est-il d’abord homme ou d’abord Dieu ?
[In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 17 à 88]
Les premiers chrétiens I (1er
siècle)
Très vite après la Passion, se forment des communautés juives, qui prient au Temple et
se réclament du Christ. Les missions se développent mais la conversion des non-juifs est
source de tensions.
Que s'est-il passé dans les jours qui ont suivi la mort violente de Jésus de Nazareth,
le vendredi 4 avril de l'an 30 ?
Historiquement, les faits sont difficiles à reconstituer. Les Evangiles parlent d'une déroute
des disciples, de leur fuite, de l'abandon du maître qui meurt seul. Ils disent aussi, au
travers d'un langage symbolique, qu'un inattendu s'est produit peu après. Une série de
témoins, à commencer par des femmes, puis Pierre, et Jacques, un frère de Jésus,
affirment qu'ils ont vu vivant le Seigneur mort et enterré. L'événement ne répondait ni au
désir des femmes (elles allaient embaumer le corps du crucifié), ni au projet des disciples
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(ils retournaient dans leur Galilée natale). Il n'est donc pas réductible à un phénomène
d'hallucination collective. Sa signification ne laisse en revanche pas de doute à leurs yeux
: Dieu s'est rangé du côté de la victime et non de ses bourreaux. Il valide la parole et
l'œuvre du supplicié.
Un idéal communautaire
Très vite, autour des premiers compagnons de Jésus, une communauté se forme à
Jérusalem. Elle comporte d'emblée des hommes et des femmes que Jésus avait associés
à sa vie, à son enseignement, à ses repas. Les Actes des apôtres dressent le portrait un
peu idéalisé de ce premier noyau (Ac 2-3) : les croyants participent aux trois prières
quotidiennes du Temple et suivent les rites festifs de tout le peuple. D'autre part, ils se
réunissent en privé à la maison pour des prières communautaires et la fraction du pain. La
solidarité qui les lie est telle qu'ils pratiquent une communauté de biens où les croyants
aisés subviennent aux besoins des nécessiteux (Ac 4, 32-37). Dans le quartier essénien
de Jérusalem, à l'époque, des groupuscules vivaient un idéal semblable.
Le profil qui se dégage est celui d'une secte juive cultivant une croyance renouvelée,
comme il en existait à profusion dans le judaïsme sectarisé du second Temple : groupes
esséniens, conventicules pharisiens, secte de Qumran, cercles baptistes. Ces Juifs
messianiques se remémorent les événements de la Passion à l'aide d'un récit, très tôt
constitué, qui leur sert de guide de pèlerinage sur les lieux du martyre ; on le devine à
l'arrière-plan du texte de Marc (Mc 14-15).
Une mission irrépressible
Dans les années qui suivent, deux mouvements missionnaires rayonnent autour de
Jérusalem et acquièrent une autonomie grandissante. L'un et l'autre demeurent
strictement dans l'orbite du judaïsme, qui leur oppose toutefois une nette résistance.
L'apôtre Pierre, qui voyage avec sa femme (1 Co 9, 5), lance une mission dans la région
côtière de la Méditerranée et remonte en Syrie jusqu'à Antioche. Ce premier disciple de
Jésus est auréolé du prestige lié à son ancienneté. Son influence est attestée à Corinthe,
où Paul cite un « parti de Céphas », qui est le nom araméen de Pierre (1 Co 1, 12). La
mission qu'il initie s'adresse aux Juifs, et peut-être s'est-il risqué à convertir quelques
païens, mais dans la perspective de les intégrer à un judaïsme renouvelé par la foi au
messie Jésus. Face à Paul, à Antioche, Céphas-Pierre maintiendra la nécessité pour les
chrétiens d'observer la Torah avec ses exigences rituelles (Ga 2, 11-13). Il n'est pas
certain qu'il ait évangélisé jusqu'à Rome mais il y est en tout cas mort martyr. Son départ
de Jérusalem laissait vacante la présidence de l'Eglise ; elle fut occupée par Jacques,
frère de Jésus. Alors que la famille de Jésus était restée discrète, voire réticente durant sa
vie publique (Mc 3, 21), le rôle pris par Jacques marque l'avènement d'un pouvoir
dynastique de la famille de Jésus sur l'Eglise de Jérusalem.
D'un autre côté, à la même période, une mission plus agressive est lancée en
Syropalestine par de petits groupes d'évangélistes. Ceux-ci sillonnent la campagne,
annonçant l'imminence du Royaume de Dieu. Vivant dans le dénuement le plus complet,
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ces envoyés charismatiques prêchent et guérissent malades et possédés au nom de
Jésus, dont ils proclament le retour proche (Lc 10, 2-12). Prophètes sans domicile fixe, ils
sont accueillis par des adeptes qui les logent et les font vivre de leurs dons. La
perspective est ici nettement millénariste : il est urgent de se convertir pour échapper aux
foudres du Jugement dernier. La base de leur prédication nous est conservée dans un
recueil de paroles de Jésus appelé « Source Q », auquel les évangélistes Matthieu et Luc
auront accès. A la différence du judéo-christianisme de Jérusalem et de la mouvance de
Pierre, ce millénarisme se muera rapidement en mouvement de rupture. Son éthique
intransigeante, qui exige de rompre les liens sociaux pour suivre le Christ, conduira au
conflit avec les populations juives qui rejetteront les propagandistes de cette secte jugée
extrémiste. La montée du fanatisme zélote aux abords de la Guerre juive de 66-73 rendra
intenable la situation de ces défenseurs de l'éthique non-violente de Jésus. Suspects de
déloyauté envers Israël, inaptes à se rallier à l'insurrection, ils se replieront sur Antioche.
Cette migration signe l'échec de leur mission en Israël.
Hellénistes, le pas décisif
Revenons à Jérusalem. Une aile de la communauté va se détacher pour mener son
existence propre : on les appelle les Juifs hellénistes. Ses membres, dont les plus connus
sont Etienne et Philippe, se recrutent parmi les Juifs aisés et cultivés, éduqués à la langue
et à la culture grecque. Beaucoup se sont établis dans la ville sainte après avoir vécu dans
la diaspora d'Egypte ou d'Asie mineure. Au ritualisme de l'Eglise de Jérusalem, ils
opposent une interprétation morale de la Loi, qui avait déjà été défendue dans le judaïsme
de la diaspora. Ils s'autorisent ainsi de la liberté de Jésus pour juger secondaires la
préservation de la pureté rituelle et les interdits alimentaires. De plus, ils se souviennent
de la distance affichée par Jésus à l'égard du Temple. Leur position libérale entraîne des
tensions à l'intérieur de la communauté (Ac 6). Plus gravement, elle provoque une crise
avec les autorités juives, qui trouve son paroxysme dans le lynchage d'Etienne (Ac 7).
Jugés indésirables, ces Juifs hellénistes doivent émigrer. Leur pérégrination les conduit le
long de la côte phénicienne, à Chypre, mais surtout dans cette métropole du Proche-
Orient qu'est Antioche-sur-l'Oronte. Et là, un pas décisif va être franchi. A la différence des
croyants touchés par la mission de Pierre ou des prophètes charismatiques, les
Hellénistes ne sont pas des ruraux, mais des citadins. Ouverts à la culture, à l'aise dans la
société urbaine, ils vont répercuter l'annonce de l'Evangile auprès des non-Juifs. Pour la
première fois, le christianisme sort de son espace originaire, le judaïsme.
C'est ici, à Antioche, que selon l'auteur du livre des Actes le nom de « chrétiens » est
apparu (Ac 11, 26). Si la communauté des adeptes de Jésus reçoit un nom, cela signifie
qu'elle est reconnue comme une entité religieuse autonome. L'accueil de croyants
provenant à la fois des rangs du judaïsme et du milieu non-juif conduit à la différencier de
la Synagogue.
C'est à la réflexion théologique des Hellénistes que l'on doit ce qu'on appelle le « kérygme
», c'est-à-dire l'énoncé de la foi centrée sur le double événement de la mort et de la
résurrection du Christ. L'influence de cette théologie fut immense. Elle imprègne la
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rédaction de l'Evangile de Marc et la théologie de l'apôtre Paul, qui, après sa conversion, a
été catéchisé à Antioche avant d'être l'envoyé de cette communauté.
Le missionnaire Paul de Tarse
L'agent missionnaire le plus célèbre de l'Eglise d'Antioche est Paul de Tarse. Sa
conversion soudaine, survenue quelques années après la mort de Jésus, fait de lui le
zélateur du mouvement chrétien, qu'il avait jusqu'ici pourchassé dans les synagogues. Ce
jeune intellectuel pharisien met au service de sa conviction nouvelle sa double formation à
l'exégèse rabbinique et à la rhétorique gréco-romaine. Tarse, où il a suivi sa scolarité,
possédait une école stoïcienne de haut niveau. Sa conversion est un complet
retournement de son regard sur Jésus : Dieu a révélé comme Son fils un homme maudit
par la Loi et condamné pour blasphème (Ga 1, 16 ; 3, 13). Si la Loi maudit le Messie, elle
se trouve désormais disqualifiée. C'est pourquoi Paul va délivrer un message où l'humain,
qu'il soit juif ou grec, est accueilli par Dieu indépendamment de son statut social ou
religieux. Ce n'est plus la Loi qui assure le salut mais la confiance en un Dieu qui se révèle
dans le corps d'un homme pendu au bois. Paul est conscient que ce message religieux
est hautement déroutant. Il ne peut que choquer un imaginaire religieux forgé dans les
catégories du pouvoir (la foi juive) ou du raisonnable (la sagesse grecque). Mieux que tout
autre, Paul de Tarse a formulé le scandale de la Croix (1 Co 1, 18-25).
L'entreprise missionnaire de Paul s'est développée avec une rare efficacité. En moins de
vingt ans (40 à 58), son évangélisation a couvert l'Asie mineure et la Grèce. Sa stratégie
missionnaire, axée sur les grands centres urbains, consiste à créer un réseau à partir
d'une communauté de collaborateurs. Installé dans la ville, travaillant de jour comme
artisan du cuir, il participe le soir aux débats publics où sont confrontées philosophies et
nouveautés religieuses. Sa culture lui permet de débattre aussi bien avec ses anciens
coreligionnaires juifs qu'avec les prédicateurs populaires stoïciens. Les deux lettres aux
Corinthiens témoignent d'une remarquable capacité à reformuler l'évangile dans les
catégories de la culture grecque.
Le concile de Jérusalem
La réussite de la mission paulinienne va pourtant être compromise peu après son
lancement. Son offre du salut aux non-Juifs, sans passer par l'obéissance à la Loi, a
déclenché la protestation de l'aile stricte de l'Eglise de Jérusalem. Mis en cause, Paul
monte à Jérusalem avec une délégation de chrétiens d'Antioche pour en débattre. Cette
rencontre (appelée parfois concile) de Jérusalem a lieu en 48 ou 49 ; elle est arbitrée par
Jacques, le frère de Jésus. Après débat, la vocation de Paul à évangéliser les nations est
reconnue. A Céphas-Pierre, il est donné l'évangélisation des Juifs, à Paul celle des
païens. La décision est de taille : il n'est pas imposé aux non-Juifs de pratiquer la
circoncision, ni le rituel alimentaire prescrit par la Loi. Selon les Actes, seules des mesures
minimales permettant le partage du repas entre Juifs et non-Juifs sont requises (Ac 15,
29). Il n'est toutefois pas certain que cette condition ait été posée partout.
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Ce n'est qu'après cet événement que Paul prend la plume pour écrire. Des billets
précédents de sa main ont peut-être été perdus mais la plus ancienne lettre qui nous soit
parvenue, écrite aux Thessaloniciens, date de l'an 50 (1 Th). Pourquoi si tard, alors que la
mission paulinienne a plus de dix ans d'âge ? D'une part, Paul se sent maintenant assuré
de la reconnaissance de sa mission et peut fixer par écrit les contours de sa théologie.
D'autre part, ses lettres ne sont pas interventionnistes. Elles réagissent aux demandes des
églises qu'il a fondées, qui lui exposent leurs difficultés et lui soumettent des questions
théologiques ou morales. En Galatie, à Corinthe et à Philippes, des prédicateurs venus
après Paul ont délivré dans la communauté un message concurrent de celui de l'apôtre
fondateur. Requis de répondre, Paul rappelle son évangile, avec vivacité lorsqu'il le sent
menacé.
L'apôtre ne cessera pas d'être considéré comme un apostat par ses anciens
coreligionnaires pharisiens. C'est à la suite d'un séjour à Jérusalem qu'il est pris dans une
émeute et arrêté par la police romaine. Pour échapper aux dénonciations juives contre lui,
il fait appel au tribunal impérial à Rome. Sa mort par exécution a lieu autour de 60, à
moins que la tradition attribuant sa condamnation à l'empereur Néron en 64 soit exacte.
Son projet d'évangéliser l'Espagne à partir de Rome (Rm 15, 24) ne se réalisera donc pas.
La séparation des chemins
L'image qui ressort de ce passage en revue des courants du christianisme naissant est
celle d'une étonnante diversité. La réception de la tradition de Jésus s'est d'emblée
incarnée dans des contextes religieux qui ont diversement façonné son profil. Mais durant
les deux générations chrétiennes qui se succèdent entre 30 et 70, tous les courants du
christianisme se comprennent à l'intérieur de l'identité juive. Ils font partie de la chatoyante
diversité du judaïsme du second Temple, qui connaît un degré poussé de sectarisation.
Ce n'est que la catastrophe de 70, avec la fin du Temple, qui mettra un terme à cette
pluralité, en faisant émerger une orthodoxie juive d'où les marginaux seront exclus. Le
judaïsme, qui se recompose sous la houlette pharisienne, ne tolérera plus ce qui est
désormais considéré comme une déviance : le judéo-christianisme.
Avant 70, il est donc absurde de parler d'un antijudaïsme chrétien : les conflits
théologiques qui grèvent les relations entre Eglise et Synagogue relèvent du débat interne
au judaïsme. On est en conflit de famille. Même pour Paul, la chrétienté ne se substitue
pas à Israël mais partage avec lui les promesses faites aux fils d'Abraham. En revanche,
sortis de ce contexte de débat interne et lus dès le IIe siècle dans des communautés
coupées de la Synagogue, les écrits de Paul et les Evangiles exerceront un effet antijuif.
Entre judaïsme et christianisme, la séparation interviendra progressivement, inégalement
selon les régions, entre 70 et le milieu du IIe siècle. Le divorce sera douloureux pour les
Eglises de Matthieu et de Jean. Le portrait noirci que leurs évangiles présentent d'Israël
porte la trace du traumatisme laissé par cette séparation et de la fragilisation de la
chrétienté qui s'en est suivi. Au contraire, des églises pauliniennes, où les Juifs
constituaient une minorité, se sont détachées sans drame de la Synagogue. En
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Syropalestine, les petits groupes issus de la première mission en Israël (« Source Q ») ont
dû prendre le chemin inverse et se fondre dans le judaïsme ambiant.
Il semble bien, en définitive, que les débats entre Juifs et chrétiens se sont envenimés
moins sur des questions de théologie que de ritualité : si la question de la messianité de
Jésus portait à discussion, l'impossible partage du repas entre observant et non-observant
de la cacherout a conduit à l'éclatement des communautés. Le succès grandissant de la
mission chrétienne auprès des non-Juifs a accéléré le processus. Ne perdons pas de vue
cependant qu'à la période où se fixent les écrits du Nouveau Testament, la chrétienté ne
constitue qu'un réseau peu coordonné de communautés diverses face à un judaïsme bien
organisé et reconnu dans l'Empire.
[Daniel Marguerat, Exégète spécialiste de la recherche sur Jésus et sur les origines du
christianisme, professeur de Nouveau Testament à l'université de Lausanne - Publié le 1
novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
Le nom de « chrétien »
L'origine de ce nom nous est encore
inconnue. La réticence des chrétiens à
arborer ce nouveau nom signale qu'il ne
s'agissait pas d'une auto-désignation. Ils le
considéraient comme inadéquat ou pire :
injurieux. Il faut en effet attendre le début du
IIe siècle, avec Ignace d'Antioche et la
Didachè (un écrit syrien), pour qu'ils
l'adoptent. On s'est alors demandé s'il
s'agissait d'une désignation officielle,
émanant des autorités romaines d'Antioche.
Le suffixe -ianus désigne en latin
l'appartenance à un parti (de César, de
Pompée, etc.). Les « chrétiens » seraient les
membres du parti du Christ, comme les «
Hérodiens » appartiennent au parti d'Hérode
(Mc 3, 6). Mais il est plus probable que le
nom soit une invention populaire, peut-être
moqueuse, pour désigner « la bande au
Christ ». L'historien romain Tacite écrit que la
foule les « appelait " chrétiens " ; ce nom leur
vient de Christ, que, sous le principat de
Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré
au supplice » (Annales 15, 44).
La mixité paulinienne
La mission paulinienne s'est singularisée par
la création de communautés mixtes du point
de vue social : Juifs et Grecs, hommes et
femmes, esclaves et hommes libres s'y
mêlent. Cette mixité sociale n'est pas le fruit
du hasard. Elle concrétise un message
théologique selon lequel Dieu accueille
l'individu quels que soient son passé, son
statut ou ses anciennes loyautés (Ga 3, 28).
Dans l'empire romain, au 1er siècle, les
groupes religieux n'étaient pas mixtes, ou
alors ils n'accordaient pas à l'homme et à la
femme des droits égaux (judaïsme, culte
d'Isis ou de Mithra). L'évangélisation
paulinienne est la seule, à l'époque, à
implanter à grande échelle des communautés
où chacun et chacune se voient reconnaître
par le baptême une valeur, une dignité et des
droits égaux. Hommes ou femmes, citoyens
ou esclaves sont reconnus comme adultes
sur le plan religieux. Cette offre, qui instaure
la dignité de l'individu, est à l'origine du
succès de la mission de Paul. Les démêlés
de l'apôtre à Corinthe à propos des femmes
(1 Co 11 et 14) ne rompent pas ce principe
mais rétablissent une discipline cultuelle là où
la liberté des uns et des autres tournait au
conflit de pouvoir.
Références
Fête agraire à l’origine, la Pentecôte juive a pris une signification historique après l’Exil.
Elle a été associée au souvenir le la libération d’Egypte, de l’Exode et de l’Alliance au
Sinaï avec le don de la Loi. Pour les chrétiens, la Pentecôte commémore le don du Saint-
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Esprit aux douze apôtres. Le parallèle entre le texte de l’Exode (19, 18-19) et le texte des
Actes des Apôtres est saisissant : dans les deux cas, on note la présence du feu et du
bruit. Dans le texte de l’Exode, le peuple d’Israël est "rassemblé au pied de la montagne" ;
dans celui des Actes des Apôtres, c’est la petite communauté chrétienne des origines qui
se trouve "rassemblée en un même lieu". Elle représente le "nouveau peuple" et la scène
a des allures de nouveau Sinaï.
Un autre texte de l’Ancien Testament est mis à contribution par l’auteur des Actes des
Apôtres : le récit de Babel (Genèse 11, 1-9). Cet épisode décrit le passage d’une humanité
unifiée à une humanité éclatée dont les membres sont séparés par la barrière des langues
et dans l’impossibilité de se comprendre. Or, dans le texte des Actes, c’est le phénomène
inverse qui se produit : chacun des présents entend dans sa langue proclamer les
merveilles de Dieu. De fait, comme le souligne Anne-Marie Pelletier dans Lectures
bibliques (Nathan/Cerf, 1995), Pentecôte est devenue " une référence privilégiée pour
exprimer le rêve de réconciliation universelle ". Dans la Fin de Satan, Victor Hugo imagine
un concile convoqué par l’esprit, auquel participent les génies de l’humanité et qu’il qualifie
de " formidable et sombre Pentecôte ". Proclamer les merveilles de Dieu dans sa langue,
c’est faire de l’inculturation, qui vise à exprimer l’Evangile dans un langage propre à sa
culture.
DECRYPTAGE
La PentecôteActes des Apôtres 2, 1-11.
La Pentecôte chrétienne marque la naissance de l’Eglise et de sa mission dans le monde.
Un point de vue juif
Le texte de la Pentecôte pose la question de la nature même de l’Esprit-Saint.
La première et déterminante révélation divine, dont tout devra dépendre, s’est manifestée
au moment de la Création. Au tout début du récit biblique, Dieu apparaît sous son attribut
de Créateur du ciel et de la terre, de tout ce qui existe.
Immédiatement après l’éclair de la Création, la présence divine est attestée sous la forme
d’un souffle s’étendant à la surface des immensités. Après la Création, qui évidemment
marque une séparation entre le Créateur et la créature, l’esprit de Dieu planait cependant
sur le chaos universel. Ainsi est constituée l’immanence du divin en tout ce qui existe.
Bien différente dans ses conséquences est la troisième détermination de la révélation
marquée par ce qui s’est produit sur le mont Sinaï lorsque Moïse reçut la Loi. Ce troisième
moment à la fois révélait l’identité divine – " Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir
d’Egypte " – et, facteur tout aussi déterminant, formulait les commandements que Dieu
demande aux hommes de respecter rigoureusement s’ils veulent vivre et vaincre la mort.
Cet événement, le don de la Loi, s’est produit peu après la sortie d’Egypte et sera
commémoré par le peuple hébreu quarante jours après la Pâque qui marque, elle, la
libération de l’esclavage que le peuple avait connu en Egypte.
Les trois temps de la révélation que nous venons de rappeler sont marqués, dans la
liturgie hébraïque, par les célébrations de Roch Ha-chanah (anniversaire de la création du
monde) ; de Pessah (la Pâque, mot qui signifie "passage" – de la mer Rouge) et Chavouot
(les semaines), fête du don de la Loi.
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Comment situer, dans l’ordre de la révélation, l’apparition de l’Esprit-Saint aux apôtres ?
Elle est directement mise en rapport avec l’événement du Sinaï révélant l’identité divine et
la Loi au peuple d’Israël (" le jour de la Pentecôte "). Dans la tradition chrétienne, cette
révélation concerne les apôtres et non le Ressuscité lui-même. Apparemment, Jésus n’a
pas connu de révélation divine en direct. Malgré l’épisode de la Transfiguration, on ne peut
pas dire que, pour le christianisme, l’envoyé de Dieu ait eu besoin que, sur terre, une
apparition vînt lui confirmer que Dieu était avec lui. Jésus, dans la tradition chrétienne,
nous paraît être au-dessus de l’ordre de la révélation.
Mais quel type de révélation a pu atteindre les apôtres, et pas seulement les apôtres, mais
" les dévots de toutes les nations " rassemblés précisément pour célébrer la fête de la
révélation, Chavouot ? Ce n’est pas le Dieu créateur, celui qui a ouvert le ciel et la terre,
qui investit les disciples du Nazaréen, mais l’Esprit-Saint ; autrement dit, cette immanence
divine qui se déploie sur l’ensemble de la création. Car la fonction de l’Esprit-Saint n’est
pas de sélectionner certains individus. Le souffle divin plane au-dessus des créatures ; il
enveloppe l’humanité entière, lui donne sa forme et révèle la présence divine en chaque
espèce.
Le texte des Actes des Apôtres situe l’événement de la Pentecôte peu après que se fut
produit un grand bruit venant du ciel et un violent coup de vent, avant de narrer comment
tous les présents furent " remplis de l’Esprit-Saint ". L’événement en lui-même, le grand
bruit et le vent violent, ne paraissent pas particulièrement exceptionnels. Ils suffisent
cependant à montrer que les apôtres se trouvent sous l’emprise d’une révélation venue du
ciel. Mais le fait que le souffle divin ait pénétré en chacun des apôtres mérite
considération.
L’Esprit-Saint, on l’a dit, est l’expression de la présence divine sur toute la création, il est
coextensif à toutes formes d’existence. Il est lié au phénomène vital lui-même qui dépasse
de loin la condition humaine. Or, précisément, l’épisode de la Pentecôte entend ouvrir la
voie de l’universel et montrer que les révélations individuelles de la divinité n’ont de sens
que rapportées à l’ensemble de l’humanité. Elles doivent être universellement comprises.
Ainsi, de manière mystérieuse, chacun entend dans sa propre langue les paroles
prononcées sous l’inspiration de l’Esprit. Une sorte de débordement s’opère, comme si le "
trop-plein " provoqué par l’Esprit devait atteindre toutes les nations de la terre pour décrire
" toutes les merveilles de Dieu ". Ce processus est à la fois surprenant et compréhensible.
Comment, en effet, imaginer qu’une révélation puisse se limiter à quelques-uns, ou même
à un seul peuple, considérés comme récipiendaires de la parole divine dans sa propre
langue ?
La lecture de ce texte pose aussi une autre question : " Que dit la parole ? " Il ne suffit pas
de se savoir investi par l’Esprit, comme les apôtres, encore faut-il savoir ce qu’il demande,
ce qu’il impose, ce qu’il commande. C’est à ce niveau de réflexion que Jésus intervient : "
Je répandrai de mon Esprit sur toutes chairs. " (Actes des Apôtres 2, 17). Selon cette
annonce, c’est donc Jésus qui, en premier, a reçu l’Esprit-Saint et qui le transmet à ses
disciples. Ils pourront, à leur tour, " prophétiser ", c’est-à-dire exprimer la parole divine.
Cela dit, l’interrogation demeure : envoyé de Dieu, Fils de Dieu, messie libérateur, Fils de
l’homme et Annonciateur de l’imminence du monde futur, Jésus devait-il être
superlativement investi de l’Esprit-Saint ? Si tel était le cas, il serait possible de
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comprendre plus aisément les querelles que " l’Esprit " a pu susciter entre les chrétiens
eux-mêmes : l’Esprit procède-t-il du Père seulement (position orthodoxe) ou, tout autant,
du Fils (position de la théologie occidentale) ?
Fragile conception du Saint Esprit, composante de la Trinité, assimilé à une des
personnes divines, alors qu’il apparaît comme le ciment qui scelle ensemble la divinité et
l’humanité. A ce titre, il représente l’expression la plus haute de l’être divin. Osera-t-on
écrire que, s’il fallait absolument que l’Esprit-Saint fût une personne divine, il serait logique
qu’on lui reconnût la première place ?
[Gérard Israël - Publié le 1 mai 2004 - Le Monde des Religions n°5]
Une approche laïque
La Pentecôte scelle, plus que tout long discours, la naissance même de l’Eglise. Il n’y a
pas besoin d’être grand connaisseur des origines chrétiennes pour saisir dans l’épisode
tout autre chose qu’un souvenir à consistance historique. Le tableau est spectaculaire :
vacarme, ouragan, langues de feu qui ne sont pas sans évoquer les paroles prêtées à
Jésus dans l’évangile de Luc : " Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je
voudrais qu’il soit déjà allumé " (12, 49), – les peintres s’empareront de ce motif avec
délectation – mais c’est une image pieuse, une icône. C’est une fable de l’origine : le récit
fondateur de l’Eglise chrétienne.
La communauté, c’est-à-dire l’une des communautés chrétiennes que célèbre le livre des
Actes, se raconte à elle-même, donne à voir et à entendre comment elle a enflammé le
monde d’une foi nouvelle, légitime son organisation – comme groupe de disciples, comme
assemblée, comme " église " –, et justifie sa mission, l’expansion du mouvement hors du
judaïsme de la mère-patrie. La Pentecôte est une profession de foi, une déclaration
théologique, qui devient un événement historique. Mais c’est d’abord un récit, et un récit
qui met pour ainsi dire à ciel ouvert le travail littéraire de celui que l’on appellera par
convention le rédacteur des Actes des apôtres.
Au-delà de son caractère fantastique, l’épisode de la Pentecôte permet d’observer au
moins trois traits essentiels.
Premièrement, le récit chrétien est une réécriture du récit de la remise de la Torah à Moïse
sur le Sinaï. Juif lui-même, ou bon connaisseur du judaïsme, le rédacteur des Actes
procède à une adaptation de la Bible, il transpose des éléments du récit de l’Exode pour
les appliquer à ses contemporains, aux pères fondateurs du mouvement chrétien. Il
actualise le récit biblique : la fête juive des Semaines est mise en scène comme une fête "
chrétienne ". L’auteur désigne ainsi ceux qui sont, à ses yeux, les vrais destinataires de la
Parole divine, les vrais héritiers de la tradition d’Israël. Le récit de la Pentecôte signe de
façon éclatante la Nouvelle Alliance, le renouvellement de l’Alliance de Dieu avec son
peuple, avant l’heure l’invention même du "Nouveau Testament".
Deuxièmement, le récit des Actes se nourrit de lui-même. C’est un accomplissement. Là
encore l’épisode de la Pentecôte vérifie littéralement le programme fixé initialement par le
Christ ressuscité. Alors qu’il avait demandé à ses disciples de porter la Bonne Nouvelle au
monde entier, d’être ses " témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et
jusqu’aux confins de la terre " (Actes 1, 8), c’est quasiment chose faite quelques lignes
plus tard. Le début du chapitre 2 s’empresse de réunir dans la Ville sainte " des hommes
dévots de toutes les nations qui sont sous le ciel " (Actes 2, 5), dont le texte énumère à
plaisir les origines géographiques comme un immense empire parallèle – juifs de
naissance, prosélytes, craignant-Dieu – qui vont être atteints par l’Esprit-Saint, c’est-à-dire
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convertis. Sur ce, le livre pourrait s’arrêter... Sans qu’il soit besoin d’évoquer la dispersion
des hellénistes ni surtout de détailler l’activité missionnaire de Paul, les tribulations du
prédicateur à travers les territoires hostiles peu à peu gagnés à la cause de
l’universalisme chrétien.
Troisièmement, le récit des Actes, comme tous les récits du Nouveau Testament, est
constitué de plusieurs strates, plusieurs auteurs y ont mis la main, se complétant, se
contestant, se corrigeant, s’ignorant. La venue de l’Esprit-Saint a pour effet premier que
les disciples réunis au grand complet " commencèrent à parler en d’autres langues "
(Actes 2, 4). En d’autres termes, les disciples se livrent à des glossolalies, transes et
prophéties que cite aussi Paul dans sa Première Epître aux Corinthiens. Cette pratique
caractéristique des milieux chrétiens mystiques, un premier rédacteur des Actes des
apôtres y fait allusion, mais un deuxième rédacteur en détourne le sens et lui apporte une
finalité théologique. Parler en langues devient une façon miraculeuse de parler en d’autres
langues, d’avoir le don des langues étrangères pour que chacun entende " publier dans
(sa) langue les merveilles de Dieu " (Actes 2, 11). Sinon, comment admettre que les
spectateurs incrédules de ce prodige se moquent : " Ils sont pris de vin doux ! " (Actes 2,
13). Comme le remarque finement Marie-Emile Boismard, héros solitaire de la critique
textuelle, " l’ivresse n’a jamais fait parler un français en anglais, ni en anglais en allemand
".
Le récit de la Pentecôte est une métaphore de la polyphonie ou plutôt de la cacophonie
des origines chrétiennes : aux voix étranges et souvent incompréhensibles des premiers
disciples, prenant leurs désirs pour des réalités, ne se comprenant pas les uns les autres,
passant pour fous ou ivrognes au regard des autres juifs, il fallait d’urgence donner une
voix unique : c’est cette langue commune qu’inaugure le livre des Actes des apôtres.
[Gérard Mordillat et Jérôme Prieur - Publié le 1 mai 2004 - Le Monde des Religions n°5]
Une lecture psy
Nous ne naissons pas seulement de la chair, mais de la parole qui nous est adressée.
Ce récit nous entraîne dans le registre de l’exceptionnel. Un événement d’une grande
puissance se déclenche d’un coup, suscitant un effet de surprise. Les mots pour l’évoquer
font appel à une symbolique forte, celle du vent et du feu. Ces images non seulement
parlent d’éléments naturels qui ont, depuis les temps les plus reculés, impressionné les
hommes, mais, par les deux termes utilisés, " souffle " et " langues ", elles montrent leur
enracinement corporel.
Que perçoit le nourrisson en train d’écouter son parent lui parler ? Un visage, penché sur
lui, porteur de mimiques variées, mais, surtout, qui produit, grâce au support du souffle,
des sons pleins de sens donnés à lui seul. La langue fait jaillir les mots : en premier, elle
nomme l’enfant, en tant qu’être singulier ; elle lui raconte aussi des choses de sa vie qui
vont lui permettre un ancrage dans l’existence. Nous ne naissons pas seulement de la
chair, c’est-à-dire d’une matrice utérine, mais de la parole qui nous est adressée. En
termes dramatiques, ce récit nous le rappelle étrangement. La date choisie pour camper
l’événement n’est pas anodine. Il s’agit du jour de Chavouot, appelé également fête des
moissons, qui survenait cinquante jours après la Pâque. Cette date semble exprimer l’idée
d’accomplissement : le blé peut être enfin cueilli pour faire le pain. Le chiffre cinq évoque
l’homme qui se réalise dans l’union des principes à la fois maternel – son origine terrienne
visible – et paternel – son origine céleste invisible.
Si le bébé est d’emblée, comme l’exprime le psychanalyste Didier Dumas, " confronté à la
matérialité des corps ", autrement dit au plein du sein maternel, il est ensuite appelé à une
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" dimension immatérielle ", celle " de la mise en forme de l’Etre que nous appelons l’âme,
l’esprit ou la psyché " et qui " s’opère à l’image même de la naissance du mot ", c’est-à-
dire par une mise en vibration du vide. Ainsi du bain de communication sensoriel, offert
par le contact permanent de la mère toute-présente, le nourrisson est introduit à un
espace de vide relatif où il ressent le manque, mais où la place du père se trouve
nommée. Ainsi il lui devient possible de naître à son " Je ", de grandir en tant qu’être
autonome et singulier.
Les langues se posent sur chacun des disciples. Elles sont comme les flammes d’un seul
feu, celui de l’esprit. Le principe de vie vient animer les uns et les autres de façon unique.
Les voilà, à leur tour, doués de parole, une parole qui a la propriété de s’adresser de
manière toute spéciale à chacun, de le rejoindre au point particulier où il se trouve. La
foule est là, mais chaque personne reçoit les mots qu’elle seule peut comprendre. Telle
est la puissance vivifiante de la parole vraie : elle révèle chaque être à lui-même, elle sait
l’atteindre par un discours qui n’a de sens que pour lui.
Dans un monde matérialiste et imprégné de rationalisme, on imagine mal cette force des
mots quand ils s’ancrent dans l’invisible de la psyché. On aura tôt fait de traiter de "
mirages " ce qui s’accomplit de ce côté-là. " Ils sont pleins de vin doux ! ", s’exclament les
incrédules. Aujourd’hui, comme du temps des apôtres, ils ont du mal à imaginer ce qui
n’est pas de l’ordre du tangible. Pourtant, il suffit parfois de prononcer quelques paroles
pour aider une personne à se dégager d’un non-dit qui pesait sur son existence. Plus ou
moins rapidement, son être trouvera moyen de mieux se déployer et elle en ressentira des
effets bénéfiques en termes de puissance accrue, de vitalité libérée, d’autonomie
conquise.
[Marie Romanens, psychanalyste - Publié le 1 mai 2004 - Le Monde des Religions n°5]
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NAISSANCE DU CHRISTIANISME
Chapitre 2
Jésus au pluriel
(IIe-IIIe siècles)
I. Jean et le Logos divin
Si la tradition chrétienne attribue à Jean la rédaction du quatrième Evangile, les exégètes
modernes sont, eux, beaucoup plus réservés sur la question, de même qu’ils n’identifient
pas forcément cet apôtre avec le fameux « disciple que Jésus aimait ». Frédéric LENOIR
croit, quand à lui, que cet Evangile émane bien d’un témoin oculaire de la vie de Jésus,
tant il est empli de détails précis qui peuvent difficilement avoir été inventés de toutes
pièces. Le quatrième Evangile peut tout à fait être l’œuvre de disciples de Jean qui
auraient reproduit, peut-être même sous son autorité directe, son témoignage et son
enseignement dispensé à Ephèse.
Au commencement était le Verbe
« Au commencement était le Verbe (Logos), et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe
était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne
fut. Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit
dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie […]. Et le Verbe s’est fait chair. Et il a
demeuré parmi nous. Et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père
comme Fils unique, plein de grâce et de vérité […]. Dieu, nul ne l’a jamais vu. Le Fils,
l’Unique, qui est dans le sein du Père, Lui nous l’a révélé. »
Evangile de Jean 1, 1-5
Jean assimile Jésus au Verbe (Logos) éternel de Dieu…
Le concept de Logos (grec qui peut se traduire par « parole, discours », mais possède
d’autres sens) a été forgé par la philosophie grecque. Héraclite d’Ephèse, l’inventeur du
concept au VIe siècle avant notre ère, explique que le Logos est à l’origine de la pensée
humaine : par la parole, l’homme parvient à se représenter la réalité, à lui donner un sens.
Après Héraclite, la notion de Logos, assimilée à la fois à la parole et à la raison, va
désigner la rationalité qui gouverne le monde. C’est par le biais d’un philosophe juif
contemporain de Jésus, Philon d’Alexandrie, que le concept va atteindre le judaïsme de la
diaspora. Philon Philon est également influencé par le Livre biblique de la Sagesse dans
lequel il est expliqué que Dieu a créé le monde à partir de sa parole, tandis qu’avec sa
sagesse il a formé l’homme (Sagesse 9, 1-2).
Nul doute que les idées de Philon d’Alexandrie ont exercé une forte influence sur l’auteur
du quatrième Evangile. Le Galiléen est beaucoup plus qu’un porte-parole de Dieu, il
« est » cette Parole. Une Parole qui précédait la naissance du monde, puisque c’est avec
elle que Dieu a créer l’univers. Puis ce Verbe s’est « incarné » dans le Fils. En d’autres
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termes, Jésus est un être qui existait avant même sa naissance. Ce que le Baptiste
confirme : « Avant moi, il était » (Jean 1, 15). Et ce que Jésus lui-même revendique : « En
vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, Je Suis » (8, 58).
L’Evangile de Jean constitue donc un tournant majeur dans la compréhension de Jésus.
Pour la première fois, ce n’est plus la messianité ni la filiation divine du Galiléen qui y est
démontrée, mais bien sa propre divinité, qu’il partage avec son Père. Le dernier Evangile
s’achève sur l’acclamation de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jean 20, 28). La
boucle est bouclée.
La notion de Verbe qui s’est fait chair – appelée incarnation – va dès lors réorienter toute
la réflexion des chrétiens sur l’identité de Jésus.
La Trinité en germe
Les textes johanniques contiennent en germe la notion de Trinité. Ils évoquent non
seulement le Père et le Fils, mais aussi l’Esprit.
Certes, ce dernier était déjà mentionné dans les synoptiques et les Actes des Apôtres
(Mat 1,18 ; Apôtres 2,1-4). Il imprègne aussi l’Ancien Testament. L’Esprit (en grec
pneuma, qui signifie également « souffle ») est présent dès le récit de la Genèse : c’est
par exemple par son souffle que Dieu donne vie à Adam. L’Esprit saint, c’est la force
agissante de Dieu.
« L’Esprit de vérité du Père » doit guider la communauté des croyants, être leur Paraclet
(du grec paraklêtos, « celui qu’on appelle »), c’est-à-dire leur défenseur.
Dans le quatrième Evangile, l’Esprit saint est ainsi investi d’une mission qui lui était
jusqu’alors inconnue : le successeur de Jésus après son départ (Jean 15, 26-27).
II. Questions sur l’homme-Dieu
Pour aussi séduisante qu’elle puisse paraître à certains penseurs chrétiens, l’idée
d’incarnation, et plus généralement le caractère divin de Jésus ne vont pas sans poser de
sérieux problèmes ni soulever une avalanche de questions :
- comment Dieu peut-il épouser la nature humaine ?
- Dieu a-t-il souffert et est-il mort en Jésus-Christ ?
- Si Jésus est Dieu fait homme, quel est son rapport avec le Père ? Et avec
l’Esprit saint ?
Le docétisme : rejet de l’humanité de Jésus
Les docètes (du grec dokeîn « sembler, paraître »). Ceux-ci refusent purement et
simplement l’idée d’incarnation, Jésus n’est que Dieu ! Pour eux, Jésus est exclusivement
divin et n’a fait que prendre l’apparence d’un humain. En aucun cas le Verbe n’a pu se
faire chair. Et même le supplice de la croix n’a pas eu lieu : Simon de Cyrène aurait pris la
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place du maître… La motivation des docètes est d’éviter à tout prix toute promiscuité entre
Dieu et l’homme.
Ce courant de pensée a dû apparaître dès la fin du Ier siècle et on peut se demander si
certaines phrases de l’Evangile de Jean n’ont pas été rédigées pour contrer les docètes
(Jean 19,17 ; 2ème épître de Jean, 7).
La nécessité d’une mise au point s’imposait d’autant plus que, de fait, certains passages
des synoptiques donnent l’impression que le Nazaréen est une sorte de fantôme, sans
véritable consistance humaine (Lc 4, 29-30 ; Mc 6, 48-49). Les docètes sont enfin d’autant
plus enclins à nier l’humanité de Jésus que cela leur permet de tirer un trait sur le
scandale de la croix.
Malgré l’énergie déployées par les théologiens du Verbe – en particulier Ignace
d’Antioche, Tertullien et Origène – pour contredire les docètes, cette doctrine aura
pourtant de beaux jours devant elle. Les IIe et IIIe siècles voient également
l’épanouissement de toute une littérature de saveur docète (Evangile de Pierre, fin du IIe
siècle ; Ascension d’Isaïe, début du IIe siècle).
L’adoptianisme : rejet de l’incarnation du Verbe
Prenant le contre-pied total des docètes, une autre doctrine chrétienne va insister au
contraire sur le caractère humain de Jésus, qui n’a été « adopté » par Dieu qu’à un
moment précis de sa vie : soit lors de la résurrection, soit lors de la transfiguration ou du
baptême. Pour eux, Jésus n’est pas né de la substance de l’Unique.
L’adoptianisme transparaît à plusieurs reprises dans les Evangiles synoptiques, ainsi que
dans les Actes des apôtres.
Cette doctrine connaît un important développement à la fin du IIe siècle : Théodote le
Corroyeur défend l’idée d’une filiation divine purement symbolique car, dit-il, « si le Père
est quelqu’un et le Fils un autre, si le Père est Dieu et le Christ, Dieu, alors n’y a pas un
seul Dieu, mais deux, le Père et le Fils ».
Les artémoniens nient eux aussi la divinité originelle de Jésus : Dieu, disent-ils, n’a pas de
commencement, au contraire de Jésus (dont le commencement si situe à sa naissance) il
n’est donc pas Dieu.
La défense d’un Jésus à la fois homme et Dieu
Face à la négation de l’humanité de Jésus, d’un côté, à la négation de sa véritable divinité,
de l’autre, les théologiens du Logos doivent s’efforcer de justifier la thèse de l’incarnation
du Christ.
Contre les docètes, tout d’abord, ils insistent sur la réalité de sa chair humaine. Et Irénée
de souligner que « s’il n’est pas né, il n’est pas mort non plus ; et s’il n’est pas mort, il n’est
pas non plus ressuscité des morts ». Or, la résurrection n’est-elle pas le fondement même
de la foi chrétienne ? Ignace d’Antioche l’affirme : « Jésus-Christ (…) est « véritablement »
né (…) « véritablement » persécuté (…) « véritablement » crucifié, et est mort (…)
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« véritablement » ressuscité ». L’enjeu pour ces penseurs est de taille : si le Christ n’a pas
épousé concrètement la condition humaine, alors il ne peut sauver l’humanité.
Tout homme qu’il soit, le Christ n’en est pas moins divin. Contre las adoptianistes, les
Pères de l’Eglise s’attachent à démontrer que, dès sa conception, Jésus était pleinement
Dieu. Pour ce faire, le thème de sa naissance virginale va être exploité à plein.
Mais, quand bien même cet élément constituerait un obstacle de poids à la crédibilité de la
foi chrétienne – on le constate encore de nos jours ! –, les théologiens maintiennent cette
affirmation. Car elle a le mérite fondamental de mêler en Jésus ses deux natures
essentielles : la chair humaine, par le biais de Marie, et la divinité, par celui du Saint-
Esprit… La encore toute une littérature reléguée plus tard au rang d’apocryphe va exalter
le thème de la naissance virginale de Jésus (Protévangile de Jacques car il relate des
évènements antérieurs à ceux rapportés dans les Evangiles canoniques ; Nativité de
Marie).
Monarchisme et modalisme : le Père est le Fils
Même si l’on admet la théorie de l’Incarnation, qu’en est-il des rapports du Père et
du Fils ?
Dans les dernières années du IIe siècle, à Smyrne, un certain Noët développe une théorie
originale : pour lui, le Père seul existe ; c’est donc lui qui a pris chair dans la Vierge Marie.
Là encore, on sent le souci de préserver un monothéisme absolu : la présence du Fils
pourrait conduire au dithéisme (existence de deux dieux), et celle de l’Esprit au trithéisme.
Noët se fait le défenseur d’une stricte « monarchie » (du grec monos « unique », et arkhè
« principe » : Dieu est un principe unique). Jésus, dans tout cela, n’est qu’une modalité de
l’action de Dieu dans le monde ; et idem pour l’Esprit saint.
Condamnées par une assemblée de prêtres de Smyrne, les idées des noëtiens trouvent
pourtant leur source dans l’ambiguïté sémantique de l’Evangile de Jean : « Au
commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu ».
Or, comme le relève l’écrivain Michel Théron, comment peut-on être à la fois auprès de
quelqu’un et être ce quelqu’un ?
Au IIIe siècle, Praxéas lui emboite le pas. Pour les praxéens, Père, Fils et Saint-Esprit ne
forment qu’une seule et même personne, puisqu’il n’y a qu’une personne en Dieu.
Le féroce Tertullien va consacrer l’un de ses ouvrages à démonter ces théories : dans le
Contre Praxéas (213), il accuse son adversaire d’avoir « accompli à Rome deux œuvres
diaboliques en chassant le Paraclet et en crucifiant le Père ». Ce qui n’empêchera pas les
sabelliens, au début du IIIe siècle, de professer des idées sensiblement identiques. La
doctrine de Sabellius, condamnée vers 220 par l’évêque de Rome, empoisonnera
cependant encore, au IVe siècle, les rapports entre théologiens occidentaux – qui
professent l’unité de substance entre le Père, le Fils et l’Esprit – et les docteurs orientaux
qui, eux, insistent sur leur distinction.
Toujours dans la lignée du monarchisme, les patripassiens (du latin pater « père », et
passus « qui a souffert ») soutiennent que, puisque Dieu est Jésus-Christ, alors il a
souffert sur la croix. Idée délirante aux yeux de leurs adversaires : comment Dieu tout-
puissant pourrait-Il souffrir ?
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Le monarchisme et le modalisme ne pourront s’imposer car, au fond, ces doctrines
tendent à effacer la figure salvatrice de Jésus, capitale dans le plan du salut.
Le subordinatianisme : le Fils est inférieur au Père
Face au « péril monarchien », les théologiens du Logos mettent l’accent sur la distinction
entre Père, Fils et Saint-Esprit. Tertullien explique ainsi que Dieu est présent de toute
éternité dans son absolue solitude ; mais il porte en lui, immanent, le Verbe-Fils qui est
une personne à part entière. Du Fils sort enfin l’Esprit, troisième personne. A eux trois, ils
forment la Trinité.
La Trinité n’empêche pas, selon Tertullien, l’unité de substance : il utilise la métaphore
de la racine qui donne une branche, laquelle engendre des fruits. En somme, Père, Fils et
Esprit sont une seule et même substance qui s’est étendue, mais non pas une seule et
même personne (« une substance en trois personnes », « deux natures et une
personne », résume-t-il). Tertullien utilise le terme latin consubstantialem
(« consubstantiel ») pour exprimer cette idée d’une même substance : la traduction en
grec de ce terme, homoousios, sera à l’origine de débats particulièrement animés au IVe
siècle.
De son côté, Origène estime que le Père est à la source de tout, car il est le seul à être
inengendré.
Dans leur souci de concilier à la fois le monothéisme avec la distinction des trois
personnes de la Trinité, les théologiens du Verbe tendent à verser dans le
subordinatianisme : c’est le Père qui est la source de la divinité, tandis que le Fils, et plus
encore l’Esprit, lui sont inférieurs. Vision finalement assez conforme à celle des Evangiles
synoptiques qui maintiennent une distance et une hiérarchie entre Jésus et son Père.
Le débat christologique et trinitaire est si subtil que le moindre écart de langage peut
provoquer un dérapage incontrôlé en terrain adoptianiste, monarchiste ou
subordinatianiste, même chez ceux qui n’appartiennent pas à ces courants théologiques...
III. Nouvelles controverses judéo-chrétiennes
Dans cette nouvelle configuration, que deviennent les chrétiens d’origine juive ?
Eux qui sont pourtant à l’origine du christianisme se trouvent paradoxalement relégués au
rang de courant très minoritaire.
Des judéo-chrétiens tiraillés entre l’Eglise et la Synagogue
Réfugiés à Pella dès avant la chute du temple (70), les judéo-chrétiens vont voir leur
condition se dégrader et devenir de plus en plus délicate. Pris en tenailles entre la
Synagogue – que fréquentait Jésus – et l’Eglise naissante, ils ne savent pas trop comment
se situer.
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Malmenés par les juifs pharisiens, les judéo-chrétiens ne sont pas mieux traités par les
chrétiens d’origine païenne. L’Evangile de Jean les vilipende à tout bout de champ et les
accuse de taus les maux – d’aucuns ont vu en ce livre une des premières sources de
l’antijudaïsme chrétien.
« Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser, car ce n’est par le christianisme
qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme », lance Ignace d’Antioche.
Dans un tel contexte, l’isolement guette les chrétiens d’origine juive, et ce d’autant plus
qu’ils ne parviennent pas à s’accorder sur la vision qu’ils ont de Jésus.
Les nazaréens : Jésus à la fois humain et divin
Parmi les judéo-chrétiens, ceux qui se rapprochent le plus de la doctrine élaborée
progressivement par l’Eglise dite « des gentils » sont assurément les nazaréens. Ils
reconnaissent en effet sans problème tant l’humanité que la divinité de Jésus. Mais ils
sont réticents à se rallier aux chrétiens d’origine païenne en raison de leur attachement
viscéral aux rituels mosaïques : shabbat, fêtes juives, circoncision. Un attachement qu’ils
justifient par les paroles prononcées en Matthieu 5,17-19.
Ils lisent les Ecritures juives en hébreu, ainsi que les écrits chrétiens, et disposent en outre
de leur propre Evangile, dit « des Hébreux », rédigé en araméen – dont seuls quelques
fragments sont parvenus jusqu’à nous.
Les ébionites : Jésus, fils de Joseph et non de Dieu
Leur nom vient de l’hébreu ebyônim qui signifie « les pauvres » : leurs membres se
distinguent effectivement par un ascétisme marqué. Vraisemblablement issus du courant
nazaréen, ils s’en démarquent vers le début du IIe siècle, quand la doctrine sur la
conception virginale de Jésus s’impose chez certains judéo-chrétiens.
Pour eux, Jésus est un homme né de la semence de Joseph et du corps de Marie –
laquelle n’était aucunement vierge. Ils voient en luI non le Fils de Dieu, mais un prophète
élevé au rang de messie le jour de son baptême (on voit là l’affinité avec l’adoptianisme).
Profondément opposés aux sacrifices sanglants, ils les remplacent par des rites à base
d’eau. Par contre, à l’instar des nazaréens, ils restent attachés aux autres observances de
la Loi juive.
Les Pères de l’Eglise n’ont eu de cesse de jeter la pierre aux ébionites qui rejettent les
écrits de Paul – ce qui n’a rien d’étonnant à voir la virulence de l’apôtre à vouloir abolir la
Loi mosaïque et prôner l’ouverture aux païens – et préfèrent l’Evangile de Matthieu et leur
propre livre (l’Evangile des Ebionites).
Dispersés, les petites communautés ébionites ont subsisté au moins jusqu’au VIIe siècle.
Les elkasaïtes : l’ange Jésus
Leur nom fait référence au fondateur présumé de ce courant, Elkasaï – nom porteur d’une
forte symbolique puisqu’il signifie, en grec, « force ou pouvoir cachés ».
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C’est au IIe siècle que ce juif originaire de l’Empire parthe, en Iran, aurait fondé ce
mouvement. Rien qui diffère beaucoup des orientations ébionites (dont l’elkasaïsme est
vraisemblablement issu). Mais les elkasaïtes poussent loin leur croyance dans le
caractère thaumaturgique de l’eau : ils voient dans cet élément rien de moins qu’une
divinité..
La christologie des elkasaïtes dérive de celle de la majorité des pagano-chrétiens,
puisqu’ils refusent de reconnaître la divinité du Christ et ne professent que sa messianité.
Pour eux, le Christ a transmigré de corps en corps, partant de celui d’Adam pour intégrer
finalement celui de Jésus, selon un processus appelé métempsycose (terme dérivé du
grec désignant le « déplacement de l’âme ») : une même âme peut animer plusieurs corps
à la suite.
Les elkasaïtes rejettent certains passages de l’Ancien Testament aussi bien que des
Evangiles, et exècrent la figure de Paul. Des livres spécifiques à la communauté se sont
développées, en particulier l’Apocalypse (ou Révélation) d’Elkasaï.
Marcion : le rejet des origines juives de Jésus
Dans le débat opposant pagano-chrétiens et judéo-chrétiens, un homme va montrer une
attitude diamétralement opposée, extrémiste, en niant purement et simplement le fait que
Jésus ait été juif. On a peu de certitudes sur Marcion (vers 95-161) dont les écrits ont
disparu. En 144, il tient des propos qui choquent profondément le collège des presbytres
de la ville.
Ce qui lui vaut les foudres des prêtres de Rome, c’est la relecture qu’il propose de la
parabole « des vieilles outres et des nouvelles outres » (Lc 5,37-38) : les croyants en
Jésus (les « outres nouvelles ») doivent faire table rase du passé et renier les racines
juives de leur religion (les « vieilles outres »).
Pour gommer toute trace de judaïsme, Marcion se livre à une entreprise sans précédent
de réécriture des textes. Il exclut en premier lieu la Bible hébraïque, qu’il nomme
l’ « Ancien Testament », et constitue un corpus chrétien auquel il va donner le nom de
« Nouveau Testament ». Il est ainsi le premier à utiliser cette expression. Dans ce
Nouveau Testament, il ne retient que les lettres de Paul (à l’exception de celles de
Timothée et de Tite) et l’Evangile de Luc (encore retranche-t-il de ces écrits tous les
passages faisant référence à la religion originelle de Jésus).
Marcion professe des idées docètes : Jésus est pleinement Dieu et n’est pas né de la
Vierge Marie. Si son corps humain n’est qu’apparence, le Christ a néanmoins
véritablement souffert sur la croix.
Les théories de l’Eglise marcionite vont durablement influencer un courant antijudaïque
chrétien qui voit dans les juifs un peuple honni, persécuteur du Christ. Pour autant, et
quoique de façon moins radicale, en se considérant comme le « Vrai Israël » (Verus
Israël) – celle qui a su reconnaître le Messie en Jésus –, la Grande Eglise va contribuer
elle aussi à nourrir un antijudaïsme déclaré présentant les chrétiens comme le véritable
« Israël de Dieu » (Paul, Galates 6,16).
En élaborant un christianisme amnésique de ses origines juives, il va forcer les
représentants de la Grande Eglise à se positionner clairement, et surtout à définir leur
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propre canon d’écriture. Ce canon, les théologiens vont lui donner le nom que Marcion
avait attribué au sien propre : celui de « Nouveau Testament ».
IV. Le gnosticisme, ou l’opposition entre le Jésus historique et le Christ
métaphysique
Si Marcion exclut le Dieu des juifs du plan de salut christique, un autre courant va aller
encore plus loin dans son entreprise de relecture du message chrétien : celui du
gnosticisme (du grec gnôsis, « la connaissance »), doctrine du salut par la connaissance.
Pour les adeptes de ce mouvement, ce n’est plus la mort et la résurrection de Jésus qui
sont à la source du salut, mais une forme de connaissance surnaturelle que le Christ
serait venu délivrer aux hommes. Très portés sur la spéculation intellectuelle, les
gnostiques développent une doctrine ésotérique, voire franchement hermétique, qui se
désintéresse totalement du Jésus historique pour se concentrer exclusivement sur le sens
caché de son discours.
Une pensée élitiste
Réservée à une élite, la pensée gnostique est éminemment difficile à cerner.
Heureusement, la connaissance de ce mouvement s’est vue bouleversée par une
découverte exceptionnelle réalisée en Haute-Egypte en 1945 : celle d’une jarre contenant
une douzaine de codex datant des IIe, IIIe et IVe siècles de notre ère.
Au fondement de la pensée gnostique se trouve l’idée que notre monde est l’œuvre d’un
dieu inférieur appelé le démiurge (le grec demiurgos signifie « le façonneur »),
généralement identifié au Dieu des juifs : on retrouve là la doctrine de Marcion. Dès lors,
l’homme doit par tous les moyens tenter de libérer son âme pour qu’elle puisse accéder au
plérôme (du grec plèrôma, « plénitude »), royaume de ce Dieu absolument transcendant.
C’est le seul vrai Dieu : le gnosticisme n’est en rien un dithéisme, le démiurge des juifs
étant perçu par lui comme un charlatan…
Esclave de son corps, esclave de ses passions, comment l’homme peut-il rejoindre le
Dieu inconnu ? En retrouvant au tréfonds de son être l’étincelle divine dont il n’a pas
conscience, enfermé qu’il est dans l’ignorance. Toutefois, tous les hommes ne disposent
pas en eux de cette parcelle divine : « Je vous choisirai un sur mille et deux sur dix mille »,
fait dire à Jésus l’Evangile gnostique selon Thomas, retrouvé à Nag Hammadi. Du coup,
les gnostiques, conscients de leur origine divine, ressentent ici-bas un sentiment
d’étrangeté et n’aspirent qu’à se débarrasser de leur enveloppe charnelle pour rejoindre
leur patrie céleste. En découle le plus souvent un refus de la procréation tendant à
l’encratisme ou, au contraire, plus rarement, un libertinage revendiqué : puisque la chair
n’est rien, autant faire n’importe quoi avec.
S’estimant à part du commun des mortels, les membres de ce mouvement se considèrent
pourtant pleinement chrétiens, voire les « seules chrétiens ».
Cette prétendue supériorité sape les fondements mêmes du christianisme qui se veut une
religion universelle offrant le salut à tous.
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Excluant l’Ancien Testament et se nourrissant de toute une littérature apocryphe, les
gnostiques récusent aussi la plupart des textes du Nouveau Testament. Aussi les Pères
de l’Eglise s’en sont-ils violemment pris à cette doctrine, le gnosticisme étant aux
antipodes de la pensée chrétienne dominante…
Des origines obscures
A la source de ce mouvement qui a marqué en profondeur les premiers siècles du
christianisme, certains historiens situent le célèbre Simon le Mage, celui des Actes des
Apôtres (8,9-25).
Les Pères de l’Eglise voient en Simon – de son nom vient le terme de simonie, qui
désigne le trafic des choses saintes – le premier grand hérétique. C’est d’ailleurs de
Simon qu’une autre figure fondatrice du gnosticisme se dit l’héritier : Ménandre (mort dans
les années 80).
De fait, il est difficile de rattacher le mouvement gnostique à un fondateur clairement
identifié. Mais ses origines paraissent en tout cas très ancienne, puisque Paul dénonce
déjà avec véhémence la science de la gnôsis, qu’il oppose au seul amour (1Corinthiens
8,1-3 et 1Timothée 6,20).
Certains historiens se demandent s’il ne faudrait pas voir dans la philosophie de Platon les
vraies racines de ce courant de pensée. Tertullien considère d’ailleurs celui-ci comme
l’ « épicier » des hérétiques, d’autant plus qu’au IIIe siècle ses idées sont remises sur le
devant de la scène par Plotin, initiateur du néoplatonisme. On trouvait déjà chez Platon, il
est vrai, l’idée que l’incarnation de l’âme dans la corps (ensômatose) est une dégradation,
puisqu’elle entraîne l’oubli de toute la connaissance que l’âme préexistante possédait –
d’où le sentiment d’une nostalgie de l’autre monde. Dès le IVe siècle avant notre ère, le
Grec avait aussi développé la théorie que la création du monde était l’œuvre d’un
démiurge.
D’autres spécialistes estiment quant à eux que le gnosticisme est né des déceptions de
certains juifs aspirant fortement à la libération d’Israël. Or, celle-ci n’est pas venue. Les
gnostiques seraient ainsi des révoltés contre le Dieu de l’Ancien Testament qui les
auraient abandonnés.
Au vrai, le gnosticisme est plus généralement un vaste syncrétisme qui, tout en se
revendiquant à l’intérieur du christianisme, se nourrit de multiples courants intellectuels.
Un mouvement, plusieurs courants
C’est à partir du début du IIe siècle, vers 120-130, que le gnosticisme trouve sa première
grande figure avec Satornil (ou Saturnin), qui aurait été l’élève de Ménandre. Il fonde une
école à Antioche.
Autre précurseur : Cérinthe, qui exerce son activité en Asie Mineure dans la première
moitié du IIe siècle.
Plus connu, Basilide se fait le prédicateur de la pensée gnostique dans l’Alexandrie
bigarrée de la seconde moitié de IIe siècle. Celui-ci fonde une école si réputée que l’on
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entendra encore parler au début du IVe siècle, et il est de surcroît l’inventeur d’un nom
appelé à une immense fortune parmi les cercles ésotériques, mais pas seulement : celui
d’Abraxas, qu’il donne au Dieu suprême. Les lettres de ce mot, additionnées selon leur
valeur numérique en grec, donnent le nombre 365, censé symboliser la création ; il est
devenu notre « abracadabra ».
A la même époque, un homme originaire d’Asie Mineure vient également présenter en
Egypte sa doctrine gnostique avant de l’exporter à Rome : Carpocrate.
Mais c’est surtout la figure de Valentin (première moitié du IIe siècle) qui a marqué les
annales. Lui aussi originaire d’Egypte, formé à Alexandrie, il se déclare disciple d’un
disciple de Paul. Plus modéré dans ses idées que la plupart des autres gnostiques de la
même époque, Valentin parvient à rallier à sa cause nombre de disciples (les
valentiniens).
La gnose et les femmes
Les gnostiques ont une vision de la femme éminemment paradoxale, et cette vision est
d’autant plus difficile à synthétiser qu’il existe de nombreux courants gnostiques et donc, à
chaque fois, des nuances plus ou moins importantes dans leur approche de la féminité. La
pensée gnostique a une vision pessimiste de la femme, puisque, par sa capacité à
procréer, elle permet à l’œuvre du démiurge de perdurer. Du reste, c’est un éon (du grec
aiôn, « éternité », « entité divine ») féminin, Sophia, qui a provoqué la naissance de ce
démiurge néfaste, et c’est pour « rattraper » la catastrophe déclenchée par Sophia que
Dieu va émettre un nouvel éon (masculin, cette fois) : le Christ.
Dans deux évangiles gnostiques, on peut lire que la « compagne » du Sauveur est Marie-
Madeleine (l’Evangile de Philippe ; idem dans l’Evangile de Marie).
Mais lorsqu’on regarde de plus près le texte de l’Evangile de Philippe, on se rend compte
que c’est une Marie-Madeleine « déféminisée » qui y est présentée, puisque le terme
« compagne » est, en fait, mis au masculin (grec koinonos) : ladite Madeleine n’est donc
aucun cas l’amante de Jésus, mais son « compagnon ». En couple, Adam et Eve ont
provoqué la chute ; en couple, Jésus et Marie-Madeleine apporteront le salut. Et l’image
du baiser qu’ils échangent n’a rien de charnel : en s’embrassant, ils échangent leur
haleine, leur souffle spirituel. Et, par ce baiser mystique, symbole de l’initiation, la femme
reçoit la polarité mâle qui, seule, peut lui permettre d’atteindre la salut.
Ainsi la femme peut être appelée à jouer un rôle (parfois de premier plan) dans la pensée
gnostique, mais à condition qu’elle renonce à sa féminité sur le plan sexuel.
La présence active des femmes dans les communautés gnostiques a d’ailleurs
grandement irrité les Pères de l’Eglise qui, eux, refusaient, de fait, que la gent féminine
accède à des responsabilités importantes.
Jésus à travers le prisme des gnostiques
Que devient Jésus dans le système gnostique ?
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Compte tenu de leur dégoût pour la chair, les gnostiques dissocient totalement Jésus du
Christ : le premier n’a été que l’enveloppe temporaire du second lors de son court séjour
dans le monde du démiurge. C’est le seul Jésus homme qui est mort sur la croix.
Au contraire du Jésus historique, le Christ est exclusivement un être céleste. Son
humanité n’est qu’apparente : on retrouve là encore le docétisme.
Dans l’Apocalypse de Pierre retrouvée à Nag Hammadi, on voit un Christ crucifié qui, riant
sur la croix, se moque de ceux qui croient le faire mourir. C’est parfois Simon de Cyrène
qui assume ce rôle de substitut après que Jésus, par un tour de passe-passe, lui a fait
prendre son apparence.
Jésus est « l’instructeur qui porte la gnose, le prototype qui montre comment, par la
gnose, on parvient à détacher le noûs (« intellect », en grec) d’avec la matière ».
En conséquence de quoi les gnostiques s’attachent à rechercher le sens caché des
paroles prononcées par Jésus après sa résurrection (et non au cours de son existence).
Ces révélations sont consignées dans une abondante littérature.
L’un de ces textes a beaucoup fait parler de lui il y a quelques années : l’Evangile de
Judas. Loin de faire de l’apôtre un traître maudit qui livra le Christ aux grands prêtres,
Judas y apparaît comme le disciple bien-aimé de Jésus, récipiendaire de son
enseignement surnaturel et qui n’a fait qu’obéir à la volonté de son maître en le livrant afin
qu’il soit enfin délivré de son corps de chair. Attribué à Judas, ce texte a en fait été écrit
dans la seconde partie du IIe siècle.
Mani et le manichéisme
En Iran, le gnosticisme va générer un intéressant avatar : le manichéisme. Il s’agit d’une
religion à part entière, fortement inspirée de la gnose dans sa structure, mais à laquelle le
fondateur de cette doctrine – le Perse Mani (216-276) – ajoute des éléments issus
d’autres religions, à savoir le zoroastrisme et le bouddhisme. La pensée de Mani est
d’autant plus syncrétiste qu’il est lui-même issu d’une communauté judéo-chrétienne de
Babylonie.
En 240, Mani se déclare prophète universel. Et pas n’importe quel prophète : il est le
Paraclet annoncé dans l’Evangile de Jean (14,26). Il se voit comme l’héritier de Zoroastre
pour la Perse et la Babylonie, de Bouddha pour l’Inde et la Chine et… de Jésus pour
l’Occident !
Bien que Mani n’inscrive pas son action au sein même du christianisme – à l’inverse des
gnosticismes –, cette prétention à surpasser Jésus ne pouvait que provoquer une vive
réaction des Pères de l’Eglise.
Pourtant, la religion de l’Illuminateur – comme Mani se nomme lui-même – va connaître un
très vif succès.
Le manichéisme, tout comme le gnosticisme, est un docétisme. Toutefois – et c’est là que
réside toute la spécificité du manichéisme –, Jésus n’a pas mis un terme à la révélation.
Ce rôle échoit à Mani lui-même, qui fait ainsi figure de nouveau Jésus…
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V. L’émergence d’une orthodoxie chrétienne
Tout au long des IIe et IIIe siècles, on assiste donc à un foisonnement de doctrines et de
polémiques qui tournent toutes autour de l’identité de Jésus.
Dieu, son Fils et le Saint-Esprit
Pour élaborer cette pensée qu’ils veulent admise par tous, les Pères de l’Eglise doivent
d’abord définir certains principes de base. Ce Dieu absolument transcendant ne saurait en
aucun cas être dissocié de celui dont le juif Jésus annonçait le règne.
La question de l’identité de Jésus est plus problématique. On constate toutefois, dès le
début du IIe siècle, dans la mouvance de l’Evangile de Jean, la constitution d’un courant
majoritaire qui affirme que Jésus est le Fils unique de Dieu incarné, doué d’une double
nature, à la fois humaine et divine. Cette croyance orthodoxe se trouve résumée dans les
confessions de foi (le Credo, « je crois » en latin). L’une des plus anciennes est celle
d’Ignace d’Antioche : « Jésus-Christ, de la race de David, de Marie, qui est véritablement
né, a mangé et a bu, qui a véritablement souffert persécution sous Ponce Pilate, qui a
véritablement été crucifié. Il est mort. Les êtres terrestres, célestes, infernaux en sont
témoins, et Il est vraiment ressuscité des morts, son Père l’ayant ressuscité comme, à sa
ressemblance, il nous ressuscitera en Jésus-Christ, nous qui croyons en Lui, en dehors de
Qui nous ne vivons pas vraiment. »
Cette confession d’Ignace, retravaillée et enrichie par l’ajout du Saint-Esprit, devient le
célèbre « Symbole des apôtres » formulé par l’Eglise de Rome vers 150 :
« Je crois en Dieu, Père tout-puissant et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre
Seigneur, né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, crucifié sous Ponce Pilate et enseveli,
ressuscité des morts le troisième jour, monté aux cieux, assis à la droite du Père, d’où il
viendra juger les vivants et les morts, et au Saint-Esprit, à la sainte Eglise, à la rémission
des péchés, à la résurrection de la chair. »
L’élaboration d’un canon des Ecritures
Pour limiter les risques de travestissement de la figure de Jésus et de son message, les
théologiens de l’Eglise vont éprouver le besoin d’assortir les confessions de foi élaborées
par chaque communauté d’un canon des Ecritures jugées légitimes – le mot canon signifie
en grec « roseau », « bâton pour mesurer », et par extension « norme ».
Les Ecritures juives sont naturellement acceptées dans le corpus canonique. Les
chrétiens de la Grande Eglise utilisent donc la Bible juive, avec une prédilection pour sa
traduction grecque réalisée au IIIe siècle avant notre ère, appelée Bible des Septante.
Voilà ce que l’on nommera, à la suite de Marcion, l’ « Ancien Testament ». Dès 160, la
Septante est traduite en latin : on appelle cette traduction la Vetus Latina (« Vieille
Latine »).
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En contrepoint de cet Ancien Testament, les Pères de l’Eglise jugent indispensable de
dresser une liste d’Ecritures chrétiennes canoniques, ces dernières étant censées avoir
été inspirées par le Saint-Esprit.
Et c’est au terme d’interminables discussions que les Pères de l’Eglise vont définir, entre
le milieu et la fin du IIe siècle, un corpus de textes canoniques.
Les quatre critères retenus sont les suivants : l’ancienneté ; l’apostolicité – le livre doit être
écrit par un apôtre ou un compagnon d’un apôtre ; le livre doit être « catholique »,
universel ; enfin, il doit être orthodoxe, c’est-à-dire prêcher des idées acceptées par la
Grande Eglise.
Irénée de Lyon affirme, vers 180, que seuls quatre Evangiles sont porteurs du véritable
message de Jésus, comme il existe quatre régions du monde et quatre vents principaux.
Du reste, Irénée est le premier à associer les quatre évangélistes aux « quatre Vivants »
de l’Apocalypse, association qui allait connaître une vive fortune en art sous le nom de
« tétramorphe » (Apocalypse 4, 6-7) : Matthieu l’homme, Luc le taureau, Marc le lion et
Jean l’aigle (Irénée attribue le lion à Jean et l’aigle à Marc).
Outre les quatre Evangiles, Irénée retient les Actes des apôtres, les Epîtres de Paul, la
Première Epître de Pierre, la Première Epître de Jean et l’Apocalypse comme étant
également dignes de foi.
S’il est des écrits qui ont donné lieu à mille controverses sur leur caractère inspiré ou non,
ce sont bien l’Evangile et surtout l’Apocalypse de Jean. En effet, dès le IIe siècle de notre
ère, d’aucuns doutent que leur auteur ait été l’apôtre Jean. Qui plus est, certains groupes
chrétiens donnent de l’Apocalypse une interprétation littérale, y décelant l’annonce d’une
fin du monde imminente.
Ces mouvements ont pour leader un certain Montanus, qui vécut vers la fin du IIe siècle et
le début du IIIe siècle. Il prêche la venue toute proche du Jugement dernier. Certes,
globalement, le mouvement n’est pas déviant d’un point de vue christologique. Mais il
indispose les Pères de la Grande Eglise par son caractère exalté : ses membres vivent
des expériences de transes, affirmant que le Saint-Esprit s’exprime à travers eux, ils
s’érigent contre la hiérarchie ecclésiastique.
Il n’y a guère que l’excessif Tertullien pour cautionner leurs idées ! Les autres théologiens
de l’Eglise condamnent la « nouvelle prophétie » de Montanus. Du même coup, ils
s’interrogent sur le statut à accorder à l’Apocalypse de Jean, qui a engendré tant de
débordements chez ces illuminés.
Quoiqu’il en soit, il faudra attendre le IVe siècle pour qu’une liste précise d’écrits chrétiens
canoniques soit édictée. Toutefois, la liste des vingt-sept livres composant le Nouveau
Testament n’a pas force de loi, et si la plupart des Eglises s’accordent peu ou prou sur ce
corpus, des variations existent en fonction des communautés.
Les apocryphes : une littérature de seconde zone ?
L’essentiel du canon chrétien étant arrêté vers la fin du IIe siècle, que deviennent les
quantités d’écrits qui n’y ont pas été intégrés ? Si les Pères les considèrent avec la plus
grande défiance, c’est à plusieurs titres : ils sont souvent faussement attribués à l’un ou
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l’autre disciple de Jésus ; et ils contiennent fréquemment des éléments étrangers à la foi
chrétienne « orthodoxe ».
Pourtant, nombre de textes apocryphes ne présentent aucune déviance doctrinale.
Certains, même, étaient très appréciés et lus dans la Grande Eglise : c’est par exemple le
cas de l’Apocalypse de Pierre (début du IIe siècle) et de celle de Paul (fin du IIe siècle).
Quoique relégués au second plan, ils vont continuer à nourrir spirituellement les
communautés chrétiennes et à marquer de leur empreinte l’art et la littérature. C’est le
Protévangile de Jacques qui impose l’idée que Jésus était né dans une grotte. C’est
l’Evangile du pseudo-Matthieu, écrit sans doute au VIe siècle, que se trouve la légende
selon laquelle le nouveau-né fut réchauffé par la présence, dans l’étable, d’un âne et d’un
bœuf.
Ces apocryphes sont en tout cas l’expression de l’incroyable polyphonie dont témoigne la
foi des chrétiens aux IIe et IIIe siècles, que la figure de Jésus ne cesse d’inspirer.
Des conciles pour veiller au respect de l’orthodoxie
L’un des moyens dont la Grande Eglise dispose pour veiller au respect de l’orthodoxie
telle qu’elle l’a définie, c’est de réunir ses chefs afin de discuter des mesures à prendre
contre les « dissidents », et de discuter des points de doctrine qui peuvent poser
problème.
[In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 117 à 190]
Les premiers chrétiens II (IIe
-IIIe
siècles)
ANTIOCHE, EPHESE, ALEXANDRIE
Déplacement des centres de gravité du christianisme dans l'Empire, rupture avec le
judaïsme, enrichissement des écrits apostoliques : à partir de l'an 70, s'affirme une identité
chrétienne inscrite dans la vie de la cité.
Entre la conférence de Jérusalem et la fin du 1er siècle, les centres de gravité du
christianisme se sont déplacés. Par la force des choses, Jérusalem et les communautés
de Palestine ne jouent plus qu'un rôle marginal. En revanche, les grandes villes de
l'Empire et les Eglises que les premiers apôtres y avaient fondées ont tout naturellement
émergé comme un nouveau berceau de la vie intellectuelle et de l'expansion du
mouvement. Elles sont au nœud des voies de communication et des réseaux
économiques et sociaux, elles entretiennent des écoles et fournissent le cadre des débats
d'idées. La communauté de Rome prend de l'importance, tout simplement parce que la
ville est le centre du monde. Mais ce sont surtout Antioche, Alexandrie ou Ephèse qui
jouent un rôle moteur.
Plusieurs perspectives doivent être considérées. Les chrétiens des grandes villes
hellénistiques qui s'identifient, au tournant du siècle, par une confession de foi
reconnaissant Jésus de Nazareth comme la vérité incarnée, prennent clairement
conscience de la distance historique qui les sépare des événements fondateurs et de leur
appartenance à la deuxième ou à la troisième génération du mouvement. La nécessité
dans laquelle ils se trouvent de donner forme à leurs convictions et de se définir eux-
mêmes fait apparaître leur diversité. Les transformations de leurs rapports avec le
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judaïsme, liées au poids grandissant, dans la chrétienté, des Eglises d'origine païenne,
modifient les relations qu'ils entretiennent avec la société hellénistique dont ils font partie.
L'identité chrétienne
L'an 70 représente un tournant symbolique important pour l'identité chrétienne. Trois des
quatre colonnes présentes à la conférence de Jérusalem viennent de disparaître :
Jacques d'abord, assassiné à Jérusalem en 62 ; puis Pierre, que les traditions du IIe siècle
feront mourir martyr à Rome ; Paul, enfin, disparu sur la route de l'Espagne -
probablement mort à Rome. Seul parmi les quatre, Jean va survivre et atteindre à Ephèse,
semble-t-il, un âge canonique. La mort des apôtres est le point de départ d'une activité
littéraire considérable : à la génération marquée par la prédication des fondateurs,
succède celle des écrits apostoliques. La littérature chrétienne s'enrichit de six lettres que
des élèves de Paul écrivent en son nom et qui s'ajoutent à la collection des sept laissées
par l'apôtre, d'une lettre écrite sous le nom de Jacques, de deux autres sous le nom de
Pierre et d'une, enfin, sous le nom de Jude, le frère de Jacques. Dans le même temps,
apparaissent, coup sur coup, les quatre Evangiles. On peut donc dire, sans exagération,
que commence en 70 un âge de la littérature des apôtres qui ne touchera à sa fin qu'à
l'approche du milieu du IIe siècle. La logique qui veut que les lettres des apôtres
remplacent leur présence est évidente. Elle résulte de la nécessité, pour le christianisme
de la deuxième génération, de donner une forme écrite à ses convictions. L'écriture
permet d'engager le débat avec soi-même et de le faire, en l'occurrence, sous l'autorité
des figures fondatrices.
La décentralisation
La dispersion géographique des quatre colonnes, seulement une bonne dizaine d'années
après la rencontre de Jérusalem, donne une idée de la décentralisation du christianisme.
Rome, comme centre politique, administratif et idéologique de l'Empire, exerce bien sûr
une attraction particulière sur les représentants d'un mouvement soucieux de faire
entendre son message dans le monde. Mais Paul lui-même, s'il est arrivé dans la capitale,
ne voulait y être que de passage. Son projet était, vers 55 déjà, d'évangéliser l'Espagne
parce que, disait-il, le nom de Jésus était alors déjà connu dans toutes les régions d'Orient
jusqu'en Italie (Rm 15, 14-29). Les Actes des apôtres, qui brossent un tableau de l'histoire
de la mission vers l'Occident, témoignent de l'implantation de communautés dans les cités
bordant la rive nord de la Méditerranée : de la Syrie (Antioche) aux côtes de la Turquie, de
l'Asie mineure (Ephèse) à la Macédoine et à la Grèce (Athènes, Corinthe), puis au sud de
l'Italie (Brindisi). Incidemment, le lecteur entend toutefois parler de l'Ethiopie et surtout en
l'Egypte, d'Alexandrie devenue un centre de la théologie chrétienne. C'est là qu'a été
formé Apollos, que Paul reconnaît, au même titre que Pierre, comme l'un de ses
collègues. Or Apollos, à l'instar de Paul, dirige tout un réseau de collaborateurs. Le fait
que ceux-ci aient été actifs à Corinthe et qu'ils aient ensuite poursuivi leur route laisse
penser qu'ils croisent, eux aussi, tout autour de la mer (1 Cor 16, 12). Le nom de Thomas
apparaît dans des traditions qui font état de l'expansion d'une autre branche du
christianisme vers l'est de la Syrie et peut-être même jusqu'aux Indes.
Parti de la Galilée, de la Samarie et de Jérusalem, le christianisme fait tâche d'huile vers
l'Afrique du Nord, l'Asie et l'Europe, où il a trouvé de nouvelles patries. Son expansion vers
les différents horizons est liée à une diversité de personnalités, d'éducations mais aussi de
traditions spirituelles. Cette diversité constitue une pluralité de lignes de développement -
on dirait aujourd'hui des confessions - parallèles et liées entre elles par les débats qui les
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unissent. La conférence de Jérusalem a rassemblé les apôtres encore vivants. Les écrits
apostoliques et leur circulation rapide dans toute la chrétienté assurent à leur place, une
génération plus tard, la reconnaissance conflictuelle par laquelle se définit le christianisme.
L'Empire est un espace de mobilité. Il entretient un réseau de lignes maritimes et de
routes qui permettent de traverser la mer (les bateaux relient Alexandrie à l'Asie et à la
Grèce sans suivre les côtes) et de remonter les vallées (Lyon). Les chrétiens en voyage
d'affaires en profitent pour diffuser les nouvelles mais aussi la correspondance et les livres
: les Evangiles sont très vite lus, dès leur publication, dans le monde méditerranéen. Et les
communautés entretiennent des missionnaires non seulement chargés de l'évangélisation,
mais encore, et surtout, de visiter les Eglises sœurs. L'intensité des échanges personnels
assure la qualité de l'information.
L'universalisme chrétien face au judaïsme
L'universalisme du christianisme n'est ni une décision tactique qui aurait été prise, un peu
par dépit, face aux difficultés de l'évangélisation des synagogues, ni une découverte
tardive des Eglises occidentales. Il se trouve au cœur de la prédication de Jésus et de ses
tablées ouvertes aux femmes, aux enfants, aux collecteurs d'impôts et aux pécheurs. Il
n'est donc pas étonnant que, si une aile des premières communautés s'est développée à
l'intérieur du judaïsme, d'autres s'en sont rapidement séparées ou ont directement été
fondées, à l'exemple des Eglises pauliniennes, dans la population païenne des bourgades
et des cités grecques.
Le schéma selon lequel le christianisme serait resté juif jusqu'à la destruction du Temple,
et aurait ensuite été contraint de se séparer de la Synagogue, résulte à la fois d'une
généralisation et d'une simplification abusives. La réalité historique est beaucoup plus
complexe et quelques exemples permettent de s'en faire une idée plus précise. Il est vrai
que les Eglises de Jérusalem et de Judée, qui ont joui pendant vingt ans d'une autorité
particulière, en raison de la place de la ville et de la présence de Jacques, le frère du
Seigneur, se sont longtemps considérées comme un mouvement juif. Mais on voit que
Pierre est très vite sorti des réseaux du judaïsme et que les Eglises créées par Paul en
Anatolie, en Macédoine ou en Grèce n'en ont jamais fait partie. La persécution déclenchée
à Rome en l'an 64 de notre ère montre qu'aussi bien Néron que la population de la ville
faisaient clairement la différence entre Juifs et chrétiens. Ces derniers ont quitté depuis
longtemps les synagogues. Depuis longtemps, ils célèbrent leur culte et tiennent leurs
réunions dans des maisons privées.
Les Evangiles de Matthieu et de Jean sont les deux grands témoins d'une rupture qui
aurait suivi, après la chute du Temple, la reprise en main de la Synagogue par les
pharisiens. Dans les deux cas, une école théologique chrétienne formée de judéo- et de
pagano-chrétiens s'était développée pendant plusieurs décennies, sans friction
particulière, à l'intérieur des réseaux juifs. Et, de même que Paul s'est toujours présenté
comme juif - l'Evangile dont il avait reçu la révélation constituant pour lui l'interprétation
vraie de la tradition d'Abraham -, aussi bien les communautés matthéennes, à Antioche,
que les cercles johanniques, à Ephèse, comprennent l'œuvre de Jésus comme
l'accomplissement de l'enseignement de Moïse.
Les centres urbains
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Dès les premières années, trois villes au moins ont joué un rôle décisif dans le
développement de la pensée chrétienne. Elles en sont visiblement devenues les centres à
la fin du Ier siècle. Les trois se trouvaient aux carrefours de grandes voies de
communication, aux points de rencontre des voyageurs et des mouvements de la pensée,
et, dans deux d'entre elles, se trouvaient des colonies importantes de la diaspora.
Antioche-sur-l'Oronte (aujourd'hui Hatay, au sud de la Turquie) est la première grande ville
de l'Empire à avoir été touchée par la prédication chrétienne. Des pèlerins qui rentraient
de la fête de la Pâque à Jérusalem s'y étaient arrêtés après avoir entendu l'annonce de la
résurrection ou avoir vu eux-mêmes le Ressuscité. Paul pense sans doute à eux lorsqu'il
parle d'apparitions à tous les apôtres (1 Co 15, 7). L'Eglise qu'ils y ont fondée, dans le
quartier juif, est vite devenue un centre international et libéral du christianisme primitif.
C'est dans ce milieu cultivé et fortement hellénisé qu'ont pris forme les premiers éléments
de confession de foi et de réflexion christologique (1 Co 11, 23-26 ; 15, 3-5). C'est de là
que Paul est parti pour son premier voyage missionnaire avec Barnabas. C'est aussi là
que l'Evangile de Matthieu, publié quarante ans plus tard, plonge ses racines. La place
occupée par Antioche au cours des cent premières années du christianisme est révélatrice
d'importantes transformations. Alors que la communauté avait été, face au conservatisme
de Jérusalem et de la Judée, le symbole de l'ouverture à l'universalité du monde grec et à
l'intégration des païens et des Juifs, elle devient, vers la fin du 1er siècle, la dépositaire des
racines juives de la foi. Le changement de rôle tient peut-être en partie à une évolution
interne due aux contrecoups de la Guerre juive. Mais il résulte surtout d'un déplacement
du centre de gravité dans l'ensemble de la chrétienté, déterminé par le poids pris par des
communautés qui n'ont plus aucun lien avec le judaïsme.
La deuxième grande ville dans laquelle est arrivée la prédication chrétienne est sans
doute Alexandrie dont les écoles vont déterminer, dès le IIe siècle, l'histoire de la
théologie. Nous n'avons pas de sources directes sur les débuts du christianisme égyptien
mais, grâce à la créativité intellectuelle qui a donné naissance à l'Evangile de Marc (s'il est
vrai qu'il a vu le jour à Alexandrie plutôt qu'à Rome), à l'épître aux Hébreux puis, au IIe
siècle, à l'œuvre de Clément et aux grandes écoles gnostiques de Basilide et de Valentin,
nous pouvons reconstruire l'essentiel de sa trajectoire. Dans le delta du Nil, la prédication
chrétienne a rencontré un judaïsme fortement imprégné de la philosophie grecque,
soucieux de rivaliser intellectuellement avec ses maîtres, passionné de redécouvrir ses
textes fondateurs et son héritage avec les méthodes héritées de Platon. Dans cet esprit
d'émulation, Philon avait rédigé un brillant commentaire allégorique de la Loi de Moïse.
C'est en suivant son exemple que l'épître aux Hébreux propose une explication du sens
de la mort et de l'élévation de Jésus qui interprète celles-ci comme le fondement
antisacrificiel du culte de l'Ancien Testament. Il s'en est fallu de peu, on le sait, pour que
Valentin ne devienne évêque de Rome. Et, si les théologies gnostiques ont été
condamnées par les conciles, le foisonnement de leur imagination spéculative a fixé pour
des siècles l'ordre du jour des débats christologiques.
Le pluralisme à l'intérieur des villes
La troisième grande ville qui doit être mentionnée est Ephèse, qui était le port de l'Asie
vers l'Occident. La diversité des mouvements chrétiens qu'on y trouve, dès le milieu du 1er
siècle, montre que le foisonnement des Eglises dans les grandes villes de l'Antiquité était
comparable à ce que l'on rencontre aujourd'hui. Ephèse est, d'abord, le centre de l'école
paulinienne qui, dans la seconde moitié du siècle, a poursuivi la réflexion de l'apôtre, et
augmenté d'une série de nouvelles lettres (notamment les épîtres aux Colossiens et aux
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Ephésiens), celles qu'il avait lui-même rédigées, en particulier les quatre grandes épîtres
écrites aux Romains, aux Corinthiens et aux Galates. Mais Ephèse est aussi la patrie,
d'origine ou d'adoption, de l'école johannique qui, par son Evangile et ses trois épîtres,
prépare au tournant du siècle le chemin du gnosticisme chrétien. Jean, l'auteur de
l'Apocalypse, rapporte certes dans son livre les visions qu'il a reçues lors d'une mission
sur l'île de Patmos. La tradition le rattache cependant, lui aussi, à la ville d'Ephèse. Papias
de Hiérapolis, un historien du début du IIe siècle que cite plus tard Eusèbe de Césarée, se
donne d'ailleurs beaucoup de peine pour distinguer tous les « Jean » qui ont travaillé en
même temps à Ephèse. Parmi eux, se serait encore trouvé, centenaire ou presque, Jean
le disciple, seul rescapé de la première génération des apôtres.
Les citoyens de la patrie céleste
Les épîtres écrites à la fin du 1er siècle sous le nom de Jacques et sous celui de Pierre
livrent un tableau suggestif de la vie des chrétiens au tournant du siècle. L'épître de
Jacques se concentre sur le heurt des idéaux de vie. Les chrétiens sont entourés par la
mondialisation d'un Empire qui a aboli les barrières rigides des classes sociales de la
République, qui permet une grande mobilité, assure la prospérité générale et offre aux
plus chanceux la possibilité d'une rapide ascension économique. Ils sont séduits comme
tout le monde par la tentation de se soumettre aux exigences d'une flexibilité extérieure et
intérieure. Jacques résiste et en appelle à une sagesse qui fait mémoire des convictions. Il
écrit que la vie est un don dont nul ne dispose et c'est la reconnaissance de ce don qui
confère à l'individu, responsable et libre des pressions extérieures, son identité et sa
fidélité à lui-même. Les croyants, qui constituent une nouvelle forme de diaspora dans
l'Empire, sont en effet appelés à vivre la liberté qu'ils ont reçu.
Cette liberté est le fruit, pour la première épître de Pierre, d'une élection de Dieu, qui a
donné un sens à la vie de gens désespérés et résignés en révélant, par la résurrection de
Jésus, ce qui constitue la réalité de l'existence humaine. La confiance et l'espérance qui
les remplissent place les croyants en porte-à-faux par rapport à leur environnement : leurs
amis et connaissances ne comprennent pas toujours leur évolution personnelle et
ressentent comme une trahison le fait qu'ils cessent de prendre part aux fêtes païennes.
C'est pourquoi l'épître définit une stratégie de non-violence offensive par laquelle ils
pourront, par fidélité à leurs convictions, faire comprendre la vérité qui les anime.
[François Vouga, professeur de Nouveau Testament à la faculté de théologie de Bethel
(Allemagne). Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
LA NAISSANCE DE L'INSTITUTION
Jusqu'ici basée sur des cercles privés, la communauté chrétienne se structure au cours du
IIe siècle : elle fixe ses rites et se dote d'une hiérarchie.
L'Église nous apparaît aujourd'hui construite sur la base de circonscriptions territoriales -
paroisses et diocèses -, dont Rome représente le sommet et le centre décisionnel. Mais
son organisation primitive a été celle de communautés particulières et de réseaux
s'articulant entre eux de proche en proche.
Fondées par des apôtres itinérants dont Paul demeure la figure emblématique, elles
eurent chacune leur histoire propre et leur organisation autonome. La forte
personnalisation des premiers groupes chrétiens est indéniable : à Corinthe, il y avait le
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groupe de Paul mais aussi ceux de Céphas (Pierre) et d'Apollos. Elle était accentuée par
le fait que la famille étendue, avec ses esclaves, ses clients et ses amis, constituait la
cellule souche de la mission. Les premières Églises se sont donc implantées dans la cité
en utilisant les différents réseaux associatifs, auxquels participent leurs membres, bien
avant d'acquérir une visibilité dans l'espace urbain. La foi se transmet donc de proche en
proche par des contacts personnels. Catéchistes et lecteurs y jouent un grand rôle. Les
lecteurs conservent chez eux les écrits apostoliques, qui circulent plus ou moins vite et
constituent le seul élément fédérateur entre les communautés. La figure des catéchistes
émerge lors des persécutions : chacun a constitué un petit groupe de convertis, lui aussi
indépendant, dont il demeure le personnage référent. Ce sont souvent des intellectuels,
comme Justin, ou des mystiques.
Les œuvres d'entraide charitable, attestées très tôt, sont déterminantes dans la diffusion
du christianisme. À Rome, au IIe siècle, elles sont gérées dans chaque communauté par
son « président » (on ne parle pas encore systématiquement d'« évêque »), dont les
responsabilités sociales sont aussi importantes que son ministère liturgique. La caisse
commune est alimentée par la collecte du dimanche, par les dons et même, dans les
communautés les plus radicales, par une mise en commun des revenus. Les diacres, dont
l'institution remonte aux débuts de l'Église de Jérusalem, sont chargés de distribuer les
secours aux veuves, aux orphelins et aux prisonniers. Les communautés chrétiennes ont
alors la même structure que tout autre association antique, mais les contemporains ont
insisté sur le caractère particulièrement performant de leur système d'entraide. C'est ce
qui leur donne leur première visibilité dans l'espace urbain et aux yeux des pouvoirs
publics. Elles fonctionnent comme des communautés parmi les autres au sein des cités,
bien loin de l'image conventionnelle d'« églises des catacombes », plus ou moins
clandestines.
Un réseau épiscopal au rayonnement international
De même que la cité est alors perçue comme l'imbrication de communautés particulières,
l'Empire romain est accepté dans l'Orient hellénisé non pas comme un ensemble territorial
et une domination universelle, mais comme un réseau de cités à l'échelle du monde. Les
pôles et réseaux chrétiens se construisent autour de deux types de personnalités : des
inspirés itinérants, qui continuent le mode de prédication des apôtres, et des autorités
locales - « anciens » (« prêtres »), « présidents » ou « surveillants » (les « épiscopes ») -,
qui ne se distinguent guère encore les uns des autres et qui sont élus pour leur
représentativité et leurs qualités. Les années 100-120 sont marquées par des tensions
entre ces deux types d'autorité - selon le témoignage de la troisième épître de Jean et la
tradition ecclésiale construite dans les épîtres pastorales à Timothée et à Tite -, qui aboutit
à l'élimination des charismatiques au bénéfice des ministères électifs.
Au cours du IIe siècle, la construction du lien ecclésial se fait grâce à de grandes figures
épiscopales qui regroupent les chrétiens au sein de la cité, puis dans des réseaux
internationaux. D'indéterminé et collégial qu'il était à l'origine, le ministère de l'évêque
devient monarchique, ce qui renforce son autorité : Ignace d'Antioche vers 115, Polycarpe
de Smyrne vers 150 et Pothin de Lyon lors de la persécution de 177 apparaissent au
sommet d'une hiérarchie à trois degrés - évêque, anciens et diacres -, la communauté des
fidèles continuant de jouer un rôle déterminant dans la collation de ces ministères.
L'évêque se situe à l'interférence de plusieurs réseaux. Ordonné par d'autres « presbytres
» ou épiscopes plus anciens, il enracine la communauté dans la tradition apostolique :
Irénée de Lyon, originaire de Smyrne, rappelle qu'il a été formé par l'évêque Polycarpe,
lui-même en relation avec Jean, le disciple de Jésus. Au IIe siècle, en effet, on commence
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à inscrire plus précisément la communauté chrétienne dans le cadre sociopolitique de la
cité, en identifiant l'Église « qui est à Magnésie », ou celle « qui est domiciliée à Vienne et
à Lyon en Gaule ». Le concept de « communauté paroissiale » (du grec paroikousa)
émerge donc, correspondant à cette date à la communauté civique tout entière, et non pas
encore à la circonscription d'une maison-église dans un quartier.
D'autre part, les grands évêques du IIe et du IIIe siècle sont des notables locaux et
reconnus comme tels, ce qui facilite l'intégration de la communauté chrétienne à la cité, en
dépit de persécutions ponctuelles. À une époque où l'élite municipale tend à se fermer, on
voit apparaître des familles épiscopales, comme celle de Polycrate d'Éphèse vers 180,
dont sept parents ont été évêques. Enfin, parce que les évêques appartiennent à l'élite
cultivée, un véritable réseau épiscopal à l'échelle de l'Empire se construit à travers leurs
échanges de correspondance, leurs voyages et leurs rencontres : les évêques ont aussi
une stature internationale.
Vers une Eglise unique et unifiée
La construction de ce qu'on appelle la Grande Église s'est donc faite par les liens qui se
sont établis entre la communauté et l'évêque, et par ceux qu'ont tissé les évêques entre
eux. À partir du IIe siècle, c'est l'action commune de la majorité des évêques qui règle les
divisions doctrinales ou disciplinaires, en imposant l'idée d'une Église unique et unifiée,
par-delà son pluralisme originel. Les controverses doctrinales entre des personnalités et
des courants antagonistes conduisent une majorité d'évêques à définir l'« orthodoxie » et
à rejeter en conséquence comme « hérésies » - au sens nouveau de courants déviants -
certaines communautés, expressions locales ou individuelles du pluralisme originel. On
les désigne par le nom d'un personnage référent, comme Marcionites, Montanistes ou
Valentiniens, ce qui prouve bien que la structuration primitive de la chrétienté en groupes
personnalisés apparaît désormais obsolète et dangereuse. L'Église, qui est en train de
s'organiser, définit comme seul critère de légitimité la tradition apostolique, et comme
nouveau critère d'authenticité, le respect d'une autorité collégiale et l'adhésion à une
doctrine consensuelle, que matérialise la sélection des textes canoniques à la fin du IIe
siècle.
Ces controverses et ces échanges ont donné un rôle particulier à l'Église de Rome.
Capitale de l'Empire, Rome en est aussi l'un des principaux centres culturels. C'est là qu'il
faut faire connaître ses idées. C'est là que le philosophe chrétien Justin, venu de
Palestine, fonde son école. C'est là que viennent débattre, en 144, Marcion et l'évêque
Polycarpe. C'est là qu'on discute vers 180 de l'intégration au canon de l'Apocalypse de
Jean, l'évêque de Rome emportant la décision. Vers 190, c'est encore l'évêque de Rome,
Victor, qui fixe la date de Pâques pour tous les chrétiens, en s'opposant à celui d'Éphèse.
Rome a bien été le laboratoire de la tradition sur laquelle se construisit l'Église universelle.
Rome, centre de pèlerinage
L'idée de la primauté romaine n'apparaît que plus tard, au milieu du IIIe siècle, dans la
correspondance de l'évêque de Carthage, Cyprien. Mais dans les années 180-190, le
clergé romain s'efforce déjà d'ériger Rome en centre de pèlerinage aux « trophées » de
Pierre et de Paul, morts héroïquement pour leur foi dans la capitale. Dès 90, une lettre de
Clément de Rome a insisté sur le destin particulier de l'Église de Rome, fondation
commune des deux plus grands apôtres, qu'il considère comme des figures consensuelles
d'unité et de concorde, par-delà les divisions intracommunautaires dont il fait aussi état.
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Les fouilles menées dans les années 1940 sous la basilique Saint-Pierre ont confirmé que
la première monumentalisation d'un lieu de mémoire apostolique date effectivement de la
fin du IIe siècle. C'est donc bien à Rome que les notions de tradition et de succession
apostolique ont connu le développement le plus remarquable, renforçant par là même le
prestige et l'autorité de l'Église romaine, puis de son évêque.
[Marie-Françoise Baslez, professeur d'histoire ancienne à l'université de Paris-XII. Publié
le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
PERSECUTIONS, ASCESE
Souffrir et mourir pour sa foi : une expérience fondatrice pour des croyants qui aspirent à
se libérer de leur enveloppe charnelle.
Les premiers chrétiens s'appellent entre eux les « saints ». Mais s'engagent-ils
véritablement dans le monde ? Ou ne s'y considèrent-ils que de passage, dans l'attente
imminente du Jugement dernier, soucieux de préserver leur pureté et allant au-devant de
la mort, à l'instar de certaines sectes juives ?
Souffrir et mourir pour sa foi apparaît comme une expérience fondatrice dans le Nouveau
Testament, à travers les figures d'Étienne, le premier martyr, de Jésus lui-même et dans le
témoignage autobiographique de Paul. Parallèlement, la première communauté de
Jérusalem semble avoir fait des choix assez radicaux dans le domaine du dépouillement
et de l'ascèse, allant jusqu'à la mise en commun des biens, comme l'imposaient les
esséniens, dont la communauté aurait été assez proche. Si le partage des biens est
toujours resté une utopie dans le monde gréco-romain, on discute aujourd'hui de
l'influence qu'a pu exercer l'idéal romain de la mort volontaire sur le christianisme naissant.
Le suicide représentait pour un Romain l'expression ultime de sa liberté, en même temps
qu'il protégeait les droits de sa famille. Le martyre chrétien a-t-il été d'abord une
réappropriation de la mort volontaire comme idéal éthique ? D'une manière bien plus
complexe, il combine des influences diverses et, outre l'exemple de Jésus, il se réclame
explicitement des martyrs juifs, résistants de l'époque du IIe siècle avant notre ère, qui
acceptaient la mort plutôt que d'obéir aux édits de déjudaïsation d'un roi grec. D'autre part,
le suicide a été fortement dévalorisé dans l'opinion romaine à partir du milieu du 1er siècle,
avant même que n'apparaisse une théologie chrétienne du martyre. Les antécédents juifs
et les modèles bibliques doivent donc être revalorisés.
Le corps, « prison de l'âme »
Mort subie, mort acceptée, mort recherchée ou même provoquée, l'attitude des chrétiens
devant la persécution se déploie sur un spectre très large. D'emblée, les communautés
pauliniennes ou pétriniennes, qui prônent l'intégration au monde et le loyalisme politique,
minorent la portée signifiante du martyre : la mort ne doit pas être recherchée pour elle-
même mais évitée le plus longtemps possible. Polycarpe de Smyrne fournit d'ailleurs
définitivement le modèle du bon évêque qui se protège et se cache dans l'intérêt de sa
communauté, mais accepte la mort quand il est arrêté et doit confesser sa foi. Les
persécutions, qui sont d'abord ponctuelles et locales, puis générales à partir de 250,
n'entament pas ce pragmatisme chrétien, car on les impute à des individus, à de «
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mauvais empereurs » comme Néron ou Domitien, et non pas au régime en général. La
soumission aux autorités et l'adhésion aux valeurs civiques restent donc possibles.
Cependant, un certain goût pour la mort marque une sensibilité chrétienne, comme celle
d'Ignace d'Antioche au début du IIe siècle. Conformément à l'anthropologie paulinienne
qui pose le principe de la re-création du converti par l'imitation de Jésus et l'incorporation
du baptisé au Christ, il espère la mort pour se libérer de son enveloppe charnelle. Certains
chrétiens rejoignent ainsi un courant philosophique qui s'enracine dans le platonisme et
dans la perception du corps comme « prison de l'âme ». Des philosophes s'immolent par
le feu au IIe siècle - le feu punitif et purificateur, principe régénérateur par excellence,
fascinant les chrétiens aussi bien que les autres. Paul le relève déjà au milieu du 1er siècle
et l'épreuve du feu est au centre de la plupart des récits de martyre. Le martyre et surtout
la crémation peuvent être considérés comme l'aboutissement ultime de l'ascèse chez ceux
qui s'autodésignent comme « inspirés » (pneumatiques), par opposition à ceux qui se
soumettent aux rythmes biologiques (psychiques). Le martyre et l'ascèse apparaissent à
certains comme les formes alternatives du même processus de conversion : ayant
échappé à la mise à mort dans sa jeunesse, bien malgré lui, le grand exégète et
théologien que fut Origène choisit en conséquence de se faire castrer.
Ces adeptes du martyre prolongent au IIe siècle la tradition charismatique des premiers
chrétiens. Les martyrs de Lyon en 177, comme Perpétue et son groupe de Carthage en
203, sont présentés comme des inspirés et des visionnaires. Leur autorité s'impose, au
point qu'on s'en est servi pour contester celle de l'évêque dans certains cas extrêmes, lors
des grandes persécutions du milieu et de la fin du IIIe siècle. Progressivement, ce
comportement est stigmatisé dans l'Église comme étant celui d'individualistes outranciers,
de marginaux bientôt appelés hérétiques, qu'on rattache au courant de la Nouvelle
Prophétie, fondé par Montan au milieu du IIe siècle.
« Les athlètes de Dieu »
Mais la plupart des récits de martyres qui nous sont parvenus, quel que soit leur mode
d'écriture, ont utilisé l'épreuve de la persécution pour médiatiser les valeurs chrétiennes,
plutôt que pour faire l'éloge de l'ascèse et d'une rupture avec le monde. Pour une religion
qui, contrairement à toutes les autres, n'a aucune visibilité à la fin du IIe siècle - ni édifice
cultuel, ni images, ni fêtes spectaculaires -, la mort dans l'amphithéâtre, avec toute son
horreur, permet de toucher l'ensemble de la population à travers son goût pour le
spectaculaire, qui caractérise la fin de l'Antiquité. Tous les récits mettent en scène le
principe d'entraide évangélique et d'amour du prochain à travers les visites et le soutien
aux prisonniers. Ainsi les contemporains ont-ils pu voir dans les Églises persécutées des
communautés soucieuses du bien commun, à l'instar de celles de la cité, et non des
sectes égocentriques. Sur cette base, ont pu s'imposer des figures paradoxales de
l'héroïsme et de la sainteté chrétienne, comme Blandine à Lyon, petite, jeune, frêle et
femme.
Paul le premier, puis les auteurs chrétiens du IIe siècle se posent déjà la grande question :
où réside le témoignage authentique du chrétien ? Dans une mort spectaculaire
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prématurée ? Ou dans un héroïsme au quotidien (le « martyre secret »), par la fidélité à un
mode de vie conforme à l'Evangile ? Aussi, quand s'arrêtent les persécutions au IVe
siècle, l'idéal ascétique prend tout naturellement le relais. Antoine l'Égyptien, fondateur du
premier monachisme, représente avec d'autres une figure de transition, car il avait
recherché le martyre dans sa jeunesse. L'ascèse de toute une vie, comme l'expérience du
martyre, devait permettre aux chrétiens d'accomplir l'idéal agonistique d'émulation et de
dépassement de soi, proposé par Paul aux « athlètes de Dieu ». Dans le nouveau
contexte chrétien de la fin de l'Antiquité, Augustin infléchit le bon combat, qui ne consiste
plus à batailler physiquement contre des fauves dans l'amphithéâtre, mais à méditer sur
l'exemple des martyrs pour mener une vie véritablement chrétienne sous le regard de la
communauté ecclésiale : voilà le seul spectacle digne de ce nom, que Dieu offre
désormais à la contemplation des fidèles.
[Marie-Françoise Baslez, professeur d'histoire ancienne à l'université de Paris-XII. Publié
le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
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NAISSANCE DU CHRISTIANISME
Chapitre 3
L’homme-Dieu
(IVe
-Ve
siècles)
La tempête avant le calme
A l’aube du IIIe siècle, le christianisme a véritablement changé de visage. De secte
marginale du judaïsme, il s’est affirmé en religion à part entière, laquelle devient même
majoritaire en Asie Mineure, au nord de l’Egypte et dans la région de Carthage. Plus
solidement établie à l’intérieur même des multiples courants chrétiens, la Grande Eglise a
enfin pu baisser la garde vis-à-vis de l’extérieur : depuis la fin du règne de Septime Sévère
(en 211), les persécutions se sont calmées, laissant place à une manière d’entente
cordiale avec les Païens. Mieux : certains empereurs, tel Philippe l’Arabe (244-249),
manifestent de la bienveillance à l’égard des croyants en Jésus… Mais c’était sans
compter le brutal revirement inauguré par son successeur, Dèce, en 250.
Pourtant, le plus dur reste encore à venir. Car si Dioclétien, empereur depuis 284,
manifeste dans un premier temps sinon de la bienveillance, du moins de l’indifférence à
l’égard des croyants en Jésus, c’est lui qui va engager contre eux la persécution la plus
violente qu’ils aient eu à subir jusqu’alors (303-311).
Après l’abdication de Dioclétien, en 305, la persécution s’atténue, sauf en Orient où elle
atteint son paroxysme en 308. Ce n’est qu’en avril 311 que l’empereur Galère, sur son lit
de mort, décide de mettre fin à cette violence intestine en promulguant un édit accordant à
nouveau le droit aux chrétiens de tenir des réunions cultuelles. Mieux : cet édit reconnaît
la légitimité de leur foi.
I. Le Christ et l’empereur
En octobre 312 Constantin, qui a succédé à son père Constance 1er à la tête de l’Empire
romain d’Occident, achève ses conquêtes pour réunifier son empire.
Contrairement à ceux qui l’ont précédé, Constantin n’est pas hostile au christianisme,
même s’il n’est pas lui-même chrétien : il est plutôt enclin à suivre la religion de son père,
une forme de monothéisme païen fondé sur le culte solaire. Il compte par ailleurs plusieurs
chrétiens dans son entourage, et l’un de ses plus proches conseillers est même évêque,
Ossius de Cordoue.
Le 28 octobre 312 Constantin entre triomphant dans Rome à l’issue de la terrible bataille
du pont Vilnius contre Maxence. L’empereur attribue, sous l’influence d’Ossius de
Cordoue, sa victoire au Christ.
En entrant dans Rome, Constantin réalise enfin son ambition : unifier l’empire occidental
sous une seule autorité, la sienne. Jusqu’en 324, il composera avec Licinius, l’empereur
d’Orient, avant de vaincre ce dernier à Andrinople et de régner seul sur l’ensemble de
l’empire.
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L’une des premières mesures que prend l’empereur est la réhabilitation du christianisme
qui, sans transition aucune, accède au statut de religion privilégiée.
Le nouvel empereur protège « ses » chrétiens, mais il se préoccupe également du sort
des chrétiens d’Orient qui continuent de subir des persécutions épisodiques (jusqu’en
313).
L’unité de l’empire et celle de l’Eglise
Constantin est-il alors chrétien ? Formellement il ne l’est pas, il ne se fera baptiser que sur
son lit de mort, en mai 337.
D’emblée, il s’érige en protecteur de l’Eglise, n’hésitant pas à intervenir directement dans
les affaires ecclésiales et même dogmatiques, et il se donne le titre d’ « évêque du
dehors ». L’Eglise le considéra d’ailleurs très vite non seulement comme le premier
souverain chrétien de l’histoire, mais aussi comme le « treizième apôtre ».
Pourtant, Constantin n’a rien d’un enfant de chœur ni d’une âme charitable. Les Pères de
l’Eglise se sont abstenus de toute allusion aux passages les plus tumultueux de sa vie,
ainsi qu’à la cruauté dont il sut faire montre.
Il est tout à fait probable que les privilèges accordés par Constantin aux chrétiens ne
l’aient pas été simplement par affinités personnelles. L’empereur est en effet d’abord un
homme d’ Etat, soucieux de reconstruire un empire affaibli par des luttes pour le
pouvoir et fragilisé par la décadence des mœurs.
Dans ce contexte, l’armature morale qu’apporte le christianisme n’est pas pour déplaire à
l’empereur. En tant qu’ancien militaire, il se reconnaît certainement aussi dans
l’organisation hiérarchisée de l’Eglise, et il sait, lui, l’unificateur de l’empire, l’avantage qu’il
peut tirer d’une religion bien structurée, surtout s’il la place, comme cela est le cas, sous
son contrôle direct.
Bientôt, de fait, l’empire se christianise.
Pourtant, Constantin s’inquiète des divisions doctrinales qui minent l’unité des chrétiens.
Les querelles sur l’identité du Christ, qui les déchiraient déjà sous les persécutions, sont
loin d’être closes, et de nouvelles controverses surgissent. Le projet politique de
l’empereur, qui consiste à unifier son empire sous la bannière du christianisme et sous la
houlette de l’évêque de Rome (ce qui établira la puissance de la papauté), est menacé par
ce chaos doctrinal.
L’influence croissante des donatistes en Afrique du Nord commence à l’inquiéter
sérieusement. Ces derniers, passant outre l’avis de Rome, qui prône la tolérance envers
les lapsi – ceux qui ont renié leur foi durant les persécutions –, adoptent une attitude
intransigeante à leur endroit. Le concile d’Arles de 314 ordonne la dissolution des
communautés donatistes.
Arius l’Alexandrin
Les controverses christologiques et trinitaires des deux siècles écoulés ne sont pas
encore éteintes qu’un nouveau mouvement hétérodoxe voit le jour et gagne rapidement en
popularité. A l’origine de ce mouvement, un prêtre nommé Arius. Né en Libye vers 256,
ancien élève à Antioche d’un maître réputé, Lucien, Arius est, au début du IVe siècle,
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titulaire de la paroisse du port d’Alexandrie, l’église de Baucalis. Il a une solide réputation
de théologien.
Arius touche à ce qui constitue la pierre d’achoppement du christianisme : la personne du
Christ qu’il refuse de considérer à l’égal de Dieu, seul éternel et incréé. Son discours n’est
pas inédit dans la tradition alexandrine, celle des néoplatoniciens, tels Plotin et Porphyre,
qui concevaient le principe divin sous la forme de trois hypostases ou trois Réalités : un
Principe inengendré, immuable et inaccessible, l’Un suprême ; la Raison, ou Verbe, qui
découle de lui ; et, enfin, l’Âme. Le discours néoplatonicien avait par ailleurs fortement
influencé les gnostiques alexandrins pour qui le Verbe n’était pas Dieu Lui-même, mais
une parole proférée par Dieu, donc créée par Lui et inférieure à Lui.
Le Christ, dieu en second
Selon Arius, il existe un seul Dieu, le Père « seul inengendré, seul éternel, seul sans
commencement, seul véritable, seul possédant l’immortalité ». C’est de cet unique
inengendré que le Verbe a surgi. Le Verbe n’est donc pas éternel, puisqu’il y eut un temps
où il n’était pas. D’ailleurs, s’il avait été éternel, à l’image du Père, cela signifie qu’il y
aurait deux inengendrés et non pas un seul, ce qui irait à l’encontre de la conception
monothéiste prônant un Dieu unique. Le Verbe ou Logos, c’est-à-dire le Fils, est donc créé
– Arius refuse la différence entre les termes « engendré » et « créé ». Un être certes
exceptionnel, parfaitement saint, sans péchés, doté d’une insurpassable perfection
morale… mais un être qui n’est pas Dieu, qui n’est pas égal au Père.
Arius place donc le Christ dans une position subalterne, celle d’un dieu en second,
engendré, par nature imparfait, le Père seul étant éternel, parfait et répondant ainsi
totalement à la définition de Dieu (d’après Proverbes 8, 22-30).
Moralement parfait, le Verbe n’est pas pour autant totalement parfait comme l’est le Père.
« Le Verbe s’est fait chair » dit le prologue de l’Evangile de Jean. Ce qu’Arius interprète en
ces termes : en s’incarnant, le Verbe a assumé un corps mortel, mais non une âme
mortelle ; la chair du Christ était donc habitée par le Verbe, et le Christ n’était, de ce fait,
pas entièrement humain.
Le Fils est certes divin, dit-il, mais il ajoute aussitôt que le Christ n’est pas Dieu et ne
saurait être confondu avec Lui : issu du Vrai Dieu, il est subordonné à Lui.
A partir de là, Arius peut donc affirmer que le Père et le Fils ne sont pas de la même
substance ou essence, ils ne sont pas consubstantiels (homoousios, en grec), ainsi que le
prône l’orthodoxie de la Grande Eglise pour qui « le Fils est consubstantiel au Père et
éternel avec Lui ».
Le concile d’Alexandrie (319)
Arius comparaît devant l’aréopage de clercs qui le somment de revenir sur sa doctrine. Il
se contente de leur réitérer son intime conviction : « Si le Père a engendré le Fils, celui-ci
a donc dû commencer à exister ; par conséquent, il y eut un moment où il n’existait
point. »
Les évêques réunis réaffirment solennellement que le Verbe, donc le Christ, est
consubstantiel et coéternel au Père.
II. Nicée, le premier concile œcuménique (325)
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En 324, victorieux de Licinius, Constantin règne en maître absolu sur son immense
empire. Mais il réalise bien vite que cette unité tant voulue risque d’être sérieusement mise
à mal par les querelles dogmatiques entre chrétiens. La controverse arienne a en effet
débordé les prêtres et les théologiens pour gagner la rue. Des incidents de plus en plus
violents ébranlent la quiétude des cités.
Un « point de détail insignifiant »
Constantin décide donc de se saisir de l’affaire, mais à vrai dire, il a du mal à en
comprendre les tenants et les aboutissants de querelles qui ne sont pour lui qu’un « point
de détail insignifiant ».
Constantin dépêche à Alexandrie son principal conseiller, Ossius, l’évêque de Cordoue.
Comme l’écrasante majorité des évêques de l’empire d’Occident, Ossius s’oppose aux
thèses ariennes et se reconnaît dans la thèse d’Alexandre (évêque d’Alexandrie), qui est
celle aussi de l’évêque de Rome. Il cherche, sans succès, un accord entre les deux clans.
Sur le chemin du retour à Nicomédie, où est installé Constantin, Ossius fait une halte à
Antioche et convoque un synode des évêques de Syrie et d’Asie Mineure. Un premier
texte de compromis sur la nature du Père et du Fils, substituant au terme controversé de
homoousios (consubstantiel) celui de homeousios (semblable) que les ariens acceptent,
même si c’est à contrecœurs. Mais ce texte de compromis est aussitôt rejeté par Ossius
au profit d’une ferme condamnation des thèses d’Arius.
Querelles orientales
L’ « affaire Arius » est loin d’être réglée par le synode d’Antioche. La menace d’un
schisme au sein de l’Eglise se faisant de plus en plus criante, Constantin adopte une
mesure inédite : il décide de convoquer le plus vite possible tous les évêques chrétiens,
d’Orient et d’Occident, en un même lieu, afin qu’ils débattent ensemble de cette question
qui menace l’unité de l’empire, et aboutissent à un compromis sur la nature du Christ et
sur la théologie de la Trinité. Il décide que ce concile se tiendra à Nicée.
Nicée est considéré comme le premier concile « œcuménique », littéralement universel,
de l’histoire de l’Eglise, mais ce terme ne lui fut appliqué que dans un deuxième temps,
après le concile de Chalcédoine de 451.
Les Actes du concile de Nicée, à supposer que des actes aient été rédigés, ne nous sont
pas parvenus.
Plus de deux cents évêques participent aux travaux du concile.
L’empereur prend part à une partie des débats. Mais il est évident que Constantin est
acquis aux thèses anti-ariennes, celles de la Grande Eglise, très puissante en Occident
notamment à Rome. Mais Arius reste arc-bouté sur ses positions initiales : la conception
du Fils comme créature, et sa subordination au Père.
Naissance d’une orthodoxie universelle
Tenant à prouver sa bonne foi devant l’empereur, en dépit de son excommunication par le
synode d’Antioche, Eusèbe de Césarée propose un accord autour de la profession de foi
utilisée dans son Eglise, le « symbole de Césarée ».
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Les Pères réclament des amendements au symbole de Césarée qui, disent-ils, peut être
facilement interprété dans le sens des thèses ariennes, dans la mesure où il fait état d’un
Fils « premier-né », un Fils « engendré », et qu’il ne recèle aucune mention de l’identité de
substance entre le Père et le Fils. Au cœur des discussions figure le terme grec
homoousios, la consubstantialité, que les ariens s’obstinent à rejeter, arguant qu’il ne
figure pas dans la Bible. Les anti-ariens, majoritaires, rédigent, probablement sous la
direction d’Ossius, et en prenant pour base de départ le symbole de Césarée, ce que l’on
appelle le « symbole de Nicée », dont tous les mots, sauf un seul (homoousios), sont
tirés de la Bible, et qui est ainsi libellé :
« Nous croyons en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur de toutes choses
visibles et invisibles, et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique engendré du Père,
c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu
né du vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel (homoousios) au Père par qui tout
a été fait au ciel et sur la terre. Pour nous les hommes et pour notre salut, il est descendu,
il s’est fait chair et s’est fait homme. Il souffrit sa passion, il ressuscita le troisième jour, il
monta au ciel d’où il viendra juger les vivants et les morts. Et en l’Esprit saint. Quant à
ceux qui disent « il fut un temps où il n’était pas », ou bien « il n’était pas avant d’être
engendré », ou bien « il est sorti du néant », ou que le Fils de Dieu est d’une autre
substance ou essence, ou qu’il a été créé, ou qu’il n’est pas immuable, mais soumis au
changement, l’Eglise les anathématise ».
Entièrement centré sur le « mystère trinitaire », puisqu’il évoque le Père, le Fils et l’Esprit
saint, le symbole de Nicée ne laisse place à aucun doute quant à la pleine divinité du Fils,
« vrai Dieu né du vrai Dieu », méritant comme le Père le nom de Dieu, ni à sa totale
équivalence avec le Père qui l’a « engendré non pas créé ». L’homoousios est désormais
érigé en dogme universel ; l’idée qu’en Dieu il y a une seule substance et trois personnes
commence à prendre place dans le dogme chrétien.
En fixant un credo unique, le concile de Nicée forge une orthodoxie censée provenir de
l’inspiration du Saint-Esprit, vis-à-vis de laquelle les autres doctrines seront considérées
comme hétérodoxes.
Ainsi est née l’idée du magistère de l’Eglise et de son infaillibilité.
Il est fort intéressant de souligner que ce magistère unique, qui demande de la part des
fidèles une adhésion sans laquelle on ne saurait véritablement se réclamer catholique, est
née de la volonté d’un empereur qui visait avant tout l’unité politique de son empire.
Le symbole de Nicée fut imposé à tout l’empire, et les troupes de l’empereur veillèrent à
ce qu’il fût partout scrupuleusement respecté.
L’arianisme n’est cependant pas mort à Nicée, loin de là…
III. La revanche d’Arius
Les thèses d’Arius continuent de prospérer en Orient ; elles commencent même à gagner
l’Occident.
En Orient, un certain nombre d’évêques, qui avaient pourtant signé le symbole de Nicée,
restent insatisfaits de la formule imposée par l’empereur et l’interprètent au quotidien
d’une manière bien peu restrictive. A mots couverts, ils mettent en avant la rationalité de la
doctrine arienne, avec un seul vrai Dieu, un Fils qui est son agent et qui lui reste soumis,
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et un Esprit consolateur, la Paraclet. Quelques mois à peine se sont écoulés depuis la fin
du concile que deux évêques, Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée, qui avaient
déjà refusé de signer la déposition d’Arius, franchissent le pas et se récusent.
Constantin n’est pas sourd aux soubresauts de l’arianisme, et s’en inquiète vivement.
La réhabilitation d’Arius
En 330, Constantin transfère sa capitale de Rome à Byzance, qu’il baptise Constantinople.
L’empereur est ainsi plus proche de deux autres fronts particulièrement inquiétants pour
l’empire : les frontières du Danube, que les Goths ont prises d’assaut, et celles de
l’Euphrate, au-delà duquel s’étend l’Empire perse.
Le pape, reconnu par ses pairs comme le primat de l’Eglise chrétienne, devient ainsi le
seul maître de l’ancienne capitale impériale. L’empereur était désormais
géographiquement éloigné de Rome et surtout des théologiens occidentaux proches du
pape, les théologiens orientaux ariens peuvent agir plus librement pour réhabiliter leur
doctrine.
En 335, Arius est effectivement rappelé de son exil par l’empereur. C’est l’heure de la
victoire pour les ariens. Constantin meurt l’année suivante. Il demande à être baptisé sur
son lit de mort, « pour la rémission de ses péchés », et semble avoir opté pour une
profession de foi arienne.
Ses deux fils se partagent alors l’empire : Constance II en Orient, où il favorise la diffusion
de l’arianisme dont les défenseurs sont regroupés autour du siège de Constantinople ;
Constant en Occident, où il se range à la doctrine nicéenne qui est celle de Rome et
d’Alexandrie.
La conversion des Barbares à la foi arienne
L’arianisme des origines, on s’en souvient, récusait la pleine divinité du Fils en affirmant
qu’il n’est pas de la même substance que la Père, tandis que la concile de Nicée avait
établi que le Père et le Fils sont de la même substance, ce qui signifie que le Fils est Dieu
au même titre que le Père. Mais c’est sur la nature et le degré de similitude entre les
substances du Père et du Fils que l’essentiel de leurs débats va désormais porter.
Les années 340 et 350 sont celles de la multiplication des synodes semi-ariens dont
l’objectif est de présenter une profession de foi acceptable par toutes les parties quant au
statut du Christ.
Avec la mort de son frère Constant en 350, Constance II étend son empire aux frontières
occidentales, la répression s’abat sur les nicéens dont plusieurs évêques sont exilés, et,
parmi eux, l’évêque de Rome, le pape Libère ainsi qu’Ossius de Cordoue, devenu un vieil
homme. L’arianisme, lui, s’étend dans toutes les régions de l’empire, et même au-delà de
ses frontières, en grande partie grâce à l’activisme d’un homme, un dénommé Wulfila, un
Cappadocien né en royaume goth. Enfant, Wulfila était assoiffé de savoir. Bien qu’esclave,
il fut promu ambassadeur des Goths auprès de l’empire d’Orient. C’est là qu’il rencontra
Eusèbe de Nicomédie et se laissa même séduire par sa religion, le christianisme dans sa
version arienne.
Eusèbe assigne une nouvelle mission à Wulfila : il lui demande d’aller chez les Goths, et
plus largement chez les Barbares afin de les convertir.
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Wulfila s’attaque d’emblée à ce qui sera son œuvre majeure : il met au point un alphabet
gothique et entame la traduction de la Bible en goth – il l’achèvera trente ans plus tard. Il
triomphe au-delà de toutes les espérances, obtient des conversions massives au
christianisme chez les Goths, mais aussi, plus tard, chez les Vandales, les Alamans et les
Lombards. Tant et si bien qu’au début de la seconde moitié du IVe siècle la majorité des
chrétiens, romains et non romains confondus, sont ariens.
La conversion des Barbares au christianisme explique certainement le fait qu’après leur
invasion de l’Empire romain d’Occident (sac de Rome en 410) ils aient préservé le
christianisme et ses institutions. On peut même se demander ce qu’il serait advenu de
l’Eglise sans les efforts d’évangélisation de Wulfila !
La nature du Christ déchire le christianisme
Au sein de l’empire, Constance tente de trouver une formule de compromis qui se
substituerait au symbole de Nicée sans se ranger pour autant aux thèses de l’arianisme le
plus rigide. Après plusieurs synodes, l’empereur convoque les évêques à Constantinople.
Ceux-ci retouchent le credo issus des synodes de Séleucie et de Rimini dans un sens plus
« arien », maintenant ainsi la formule « semblable au Père », mais éliminant « en toutes
choses ». Et ils décidèrent d’abroger les professions de foi antérieures, incluant bien
évidemment dans leur décision le symbole de Nicée.
On ignore ce qu’il serait advenu du dogme chrétien si Constance n’était pas décédé
quelques mois plus tard. Son successeur, Julien, surnommé l’Apostat par les chrétiens, dit
aussi Julien le Philosophe, a été élevé dans le christianisme arien. Mais il se laisse surtout
séduire par la philosophie. Assigné à résidence durant plusieurs années par Constance,
celui-ci le rappelle de son exil forcé pour lui décerner le titre de César.
Julien règne à peine plus de deux ans, au cours desquels il règle essentiellement ses
comptes avec son prédécesseur auquel il impute l’assassinat de ses parents. L’influence
prise par la clan arien sous le règne de Constance lui déplaît fort. Julien fait annuler par
décret les dispositions du synode de Constantinople et réhabilite la foi nicéenne.
Quand Julien meurt au cours d’une expédition militaire, l’empire est à nouveau divisé.
Dans les cités, et jusque dans les paroisses, les esprits s’échauffent.
Les empereurs sont eux beaucoup plus occupés par les guerres contre les Perses ou les
Barbares et par la défense de leurs frontières extérieures. Ils sont loin de s’impliquer,
comme le firent Constantin ou Constance, dans les affaires d’Eglise, et aucun d’eux ne
songea par exemple à convoquer un nouveau concile œcuménique pour tenter de rétablir
l’unité dans le camp chrétien.
Apollinaire et le Christ-Dieu
Apollinaire de Laodicée est un opposant de longue date à Arius et à sa doctrine du Christ
comme dieu en second. Né à Laodicée (actuellement en Syrie), il en devient évêque vers
360. Evêque farouchement nicéen, il développe sa propre conviction selon laquelle le
Christ en pleinement Dieu. Cela signifie donc que le Christ n’est pas vraiment homme,
puisqu’il n’a pas d’âme, mais que son corps d’homme est habité et mû par le Verbe, par
Dieu.
Dès 362, un concile se réunit à Alexandrie pour rappeler que « le Christ n’a pas eu un
corps sans âme, sans sens, sans esprit », mais, trop occupés par la querelle arienne,
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soucieux de ne pas diviser les rangs nicéens par de nouvelles querelles, les évêques ne
condamnent pas nominalement Apollinaire.
IV. Constantinople, une victoire catholique (381)
En 379, Théodose, général romain d’origine espagnole, accède à la tête de l’empire
romain d’Orient qu’il réunifiera quatre ans plus tard.
Théodose 1er, qui nourrit déjà de profondes sympathies chrétiennes, découvre un empire
déchiré par les querelles internes au christianisme. Il est lui-même un nicéen convaincu.
En février 380, le nouvel empereur promulgue son premier décret religieux, dit l’édit de
Thessalonique, cosigné avec Gratien, encore empereur d’Occident, qui fait du
christianisme la seule religion officielle de l’empire.
Mais il ne s’agit pas de n’importe quel christianisme : d’emblée, l’empereur se déclare pour
la « vraie foi », celle « que confessent le pontife Damase et Pierre, évêque d’Alexandrie »,
précise le décret, c’est-à-dire celle qui est fondée sur la croyance en « l’unique divinité du
Père, du Fils et du Saint-Esprit, ayant une majesté égale dans la pieuse Trinité ».
Autrement dit, la doctrine nicéenne. En somme, tous les citoyens de l’empire doivent
désormais obligatoirement être catholiques romains.
C’est en cette même année 380 que Théodose se fait baptiser, devenant ainsi le premier
empereur romain baptisé au début de son règne.
Un concile oriental
En 381, Théodose convoque le concile de Constantinople, qualifié ultérieurement
d’œcuménique, mais qui ne concerne en fait que les évêques d’Orient. Il s’agit en fait bel
et bien d’une reprise en main de l’Eglise d’Orient.
Les Actes du concile de Constantinople ne nous sont pas plus parvenus que ceux de
Nicée. De ces témoignages il ressort que les débats les plus houleux ont porté sur les
attributions de sièges épiscopaux et, plus encore, sur le fait de conférer à Constantinople
le titre de « nouvelle Rome », c’est-à-dire le deuxième rang du primat d’honneur au sein
de l’Eglise, et de reléguer Alexandrie et Antioche, qui se flattaient pourtant de leur
antériorité, aux troisième et quatrième places.
Sur la plan du dogme, et après le départ tonitruant de leurs homologues pneumatiques –
littéralement, celle des « adversaires de l’Esprit », n’adhérant pas à la doctrine de la pleine
divinité de l’Esprit saint (mais seulement à celle du Christ) –, les évêques trouvent
rapidement un terrain d’entente en partant du symbole de Nicée auquel ils adjoignent une
formulation sur le Saint-Esprit. Ce nouveau texte, rédigé en grec, est connu sous le nom
de « symbole Nicée-Constantinople » – c’est le credo chrétien encore récité aujourd’hui
à la première personne du singulier, mais originellement rédigé à la première du pluriel :
« Nous croyons en un Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre, de
l’univers visible et invisible, et en un Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu,
engendré du Père avant tous les siècles, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu,
engendré non pas créé, de la même substance (homoousios) que le Père, et par lui tout a
été fait. Pour nous les hommes, et pour notre salut, il est descendu des cieux. Par l’Esprit
saint, il s’est incarné de la Vierge Marie, il s’est fait homme, il a été crucifié pour nous sous
Ponce Pilate, il a souffert, a été enseveli et il est ressuscité au troisième jour selon les
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Ecritures, il est monté aux cieux et il siège à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire
pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin. Nous croyons en l’Esprit
saint, Seigneur qui donne la vie, qui procède du Père, qui avec le Père et le Fils est
conjointement adoré et glorifié, et qui a parlé par les prophètes. Nous croyons en une
sainte Eglise, catholique et apostolique. Nous confessons un seul baptême pour le pardon
des péchés. Nous attendons la résurrection des morts et la vie du monde à venir. Amen. »
Les évêques ont ainsi reconnu la consubstantialité de l’Esprit qui commence alors à faire
débat dans le monde chrétien, après quatre siècles durant lesquels ce sujet n’avait pas
attiré vraiment l’attention des théologiens. L’Esprit est donc Dieu, comme l’écrira Grégoire
de Nazianze.
Cependant, dans ce texte originel, et dans un évident souci de compromis, les évêques
réunis en concile affirment que l’Esprit procède du Père, omettant de mentionner le Fils.
Le filioque, c’est-à-dire la procession de l’Esprit « du Père et du Fils », sera introduit dans
ce symbole, contre l’avis de l’Orient, par le troisième concile de Tolède réuni en 589. Mais
ce n’est qu’au début du XIe siècle qu’il entrera effectivement dans l’usage liturgique
occidental ; ce sera l’une des principales raisons du schisme avec le monde orthodoxe en
1054. Aujourd’hui, les orthodoxes et même les catholiques orientaux n’ont pas introduit le
filioque dans leur credo.
Théodose publie aussitôt un décret exigeant la remise de toutes les églises aux seuls
tenants de la « vraie foi ».
Une religion d’Etat
Le christianisme, qui était « religion privilégiée » de l’empire sous Constantin, puis
« religion officielle » au début du règne de Théodose, devient en 391 « religion d’Etat » de
l’empire. Le pape Damase confère à Rome le titre de « siège apostolique » ; l’empereur
est plus que jamais son bras armé.
Théodose 1er meurt en janvier 395, ayant réussi durant son règne un double exploit :
d’une part, rétablir l’unité de l’Empire romain et, d’autre part, faire triompher la Croix à
travers son gigantesque territoire.
Le christianisme n’est pas pour autant pacifié
C’est la « substance » du Fils qui, en cette fin du IVe siècle, puis au Ve siècle, fait l’objet de
toutes ces querelles aiguës : comment expliquer la double nature, humaine de Jésus,
divine du Verbe ? Sont-elles à égalité dans le Fils, ou bien l’une l’emporte-t-elle sur
l’autre ? Et comment ces deux natures se concilient-elles avec l’unité de la personne du
Christ ? Le vieux débat sur la divinité du Fils resurgit : le Fils est-il vraiment de la même
substance que le Père ? Est-il son égal ? Les déchirures se font aussi autour du statut de
l’Esprit : est-il pleinement Dieu ? Dans ce cas, comment expliquer, comment comprendre
le mystère de la Trinité, des trois personnes qui n’en font en fait qu’une seule ?
Par ailleurs, la querelle arienne n’est pas éteinte, elle non plus, malgré sa condamnation
pour les conciles de Nicée puis de Constantinople, et surtout malgré la répression mise en
œuvre par Théodose.
V. Nestorius et la « mère de Dieu »
En 428, Nestorius, évêque de Constantinople nouvellement installé par l’empereur
Théodose II, refuse à Marie le titre de Theotokos, « mère de Dieu », s’indigne en chaire à
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l’idée que Dieu puisse avoir une mère, et lui concède finalement le titre de Christotokos,
« mère du Christ ». Ce qui revient d’une certaine manière à nier la pleine divinité de Jésus.
La réaction de l’auditoire est violente et immédiate. Car, quoique n’étant pas encore entré
dans le dogme, le très populaire titre de « mère de Dieu » donné à Marie appartient déjà à
la tradition chrétienne.
Les écoles d’Antioche et d’Alexandrie
Avant d’aller plus loin sur le développement du nestorianisme et d’évoquer la crise
profonde qu’il inaugura entre factions chrétiennes, commençons par décrypter rapidement
les vue antagonistes de ces deux écoles, notamment pour ce qui a trait à la christologie.
L’école d’Antioche, ville où, on s’en souvient, avait enseigné Lucien, le maître d’Arius et de
plusieurs évêques ariens et semi-ariens, s’est illustrée dès l’origine par une approche
historique et littérale de la Bible, par opposition à l’école d’Alexandrie, connue pour son
exégèse plus symbolique et allégorique.
Les théologiens d’Antioche insistent sur la pleine humanité et la pleine divinité du Christ.
C’est ce que l’on appelle la dualité Verbe-homme, qui sépare l’homme et Dieu dans le
Christ, et qui vaudra à ces théologiens d’être accusés de diviser le Christ, voire de parler
de deux fils distincts : celui de Marie, d’une part, celui de Dieu, d’autre part.
A l’inverse, dans la lignée d’un Ignace d’Antioche qui, au 1er siècle, parle déjà d’un « Dieu
né de Marie » les théologiens d’Alexandrie insiste sur la nature – la physis – unique du
Christ, le Verbe qui s’est fait chair. Ils affirment l’union indissoluble des natures, humaine
et divine fondues en cette seule nature christique.
Le maître de Nestorius est Théodore de Mopsueste, le grand théologien de l’école
d’Antioche. Avant son élève, il aura insisté sur la parfaite humanité et la parfaite divinité du
Christ qui possède ainsi deux natures, celle d’homme total et celle de Dieu total. C’est
« l’homme assumé », ajoute-t-il, qui reçut la mort et fut détruit, et non « la nature divine »
qui, au contraire, le ressuscita. Le Christ est donc « la conjonction exacte des deux
natures », « l’homme assumé dont Dieu se revêtit » ; or « on ne peut dire ces deux choses
d’une seule nature ». Théodore de Mopsueste sera condamné pour hérésie après sa mort.
Au contraire, un autre grand théologien, de l’école d’Alexandrie cette fois, Cyrille, évêque
de cette ville, n’aura eu de cesse de réfuter le principe antochien de « deux natures en
une personne » au profit du principe d’ « une seule personne en deux natures ». Il refuse
ainsi de dire que c’est la part humaine du Christ qui est née, a souffert et a été crucifiée :
c’est le Christ tout entier, un et indivis, le « Verbe incarné », qui est né, a souffert et a été
crucifié, à partir du moment où le Verbe s’est uni à la chair qu’il a assumée. A la
« christologie des natures », il oppose la « christologie de la personne » : « Il ne faut pas
diviser l’unique Seigneur Jésus-Christ en homme à part et en Dieu à part, mais nous
disons qu’il n’y a qu’un seul Jésus-Christ, tout en sachant la différence des natures et en
les maintenant l’une et l’autre sans confusion ». Sa bataille avec Nestorius sera pour lui
l’occasion d’approfondir cette thèse, jusqu’à creuser de manière définitive le sillon
monophysite.
Une bataille christologique ou de primauté ?
Les thèses nestoriennes commencent à faire souche dans l’empire. Cyrille, évêque
d’Alexandrie, s’empresse d’adresser à son clergé une longue lettre en faveur de la
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Theotokos, mais il écrit aussi à Nestorius, qui a pourtant la primauté d’honneur sur
Alexandrie, pour lui réclamer sèchement quelques éclaircissements sur sa foi.
Ce n’est sous doute pas sans arrière-pensées politiques que Cyrille a décidé de croiser le
fer avec Nestorius. Alexandrie, grand centre intellectuel du christianisme des premiers
siècles, n’a toujours pas digéré la décision du concile de Constantinople d’accorder, en
381, le deuxième rang dans la hiérarchie cléricale à l’évêque de Constantinople, au
détriment du sien.
A Rome, Célestin convoque un synode qui condamne les thèses de Nestorius et charge
Cyrille de transmettre cette décision à Nestorius et de la faire exécuter.
Cette situation n’est pas pour déplaire à l’évêque d’Alexandrie qui, allant bien au-delà de
la mission qui lui a été assignée, commence par convoquer un synode égyptien. C’est
seulement après qu’il transmet à Nestorius la décision pontificale assortie de douze
anathématismes de sa propre rédaction. Outre le fait de confesser que Marie est mère de
Dieu (1er anathématisme), Nestorius se voit intimer l’ordre de reconnaître l’union des deux
natures, humaine et divine, du Christ, sans division des hypostases (3éme anathématisme),
Dieu et homme tout à la fois mais aussi pleinement Dieu, dont la chair est vivifiante parce
qu’elle est la chair du Verbe lui-même et non un temple dans lequel le Verbe a choisi
d’habiter (11ème anathématisme). Et de conclure : « Si quelqu’un ne confesse pas que le
Verbe de Dieu a souffert selon la chair, a été crucifié selon la chair, a enduré la mort selon
la chair, et est devenu le premier-né d’entre les morts, en tant qu’il est la vie et qu’il la
donne comme Dieu, qu’il soit anathème » (12ème anathématisme).
L’empereur Théodose II, soucieux de maintenir la paix au sein du christianisme (et donc
dans son empire), par ailleurs plutôt favorable à Nestorius qu’il a installé sur le siège de
Constantinople, convoque un concile œcuménique, le troisième de l’histoire de l’Eglise, et
choisit, pour l’organiser, la ville d’Ephèse.
La doctrine nestorienne
La doctrine nestorienne remet en cause une partie du dogme christique élaboré par
l’Eglise (ou par les Eglises, serait-il plus sage de dire) au cours des tumultueux quatre
premiers siècles du christianisme. Un seul ouvrage de Nestorius est parvenu jusqu’à nous,
le Liber inscriptus, également connu sous le nom de « Livre de Héraclide de Damas ».
Dans cette œuvre tardive rédigée au cours de son dernier exil, Nestorius défend
l’orthodoxie de sa théologie.
Nestorius distingue de manière exacerbée les deux natures du Christ, l’une humaine,
l’autre divine, et refuse de les confondre, même s’il affirme leur union ; il précise que seul
l’homme est né de Marie, seul l’homme est mort sur la croix. Un siècle plus tôt, Eustathe,
alors évêque d’Antioche, avait utilisé à peu près les mêmes mots pour dire que le Verbe
« assuma un instrument humain pris à la Vierge », appelant cet instrument (le corps de
Jésus) « temple du Verbe ». Mais ne peut-on pas voir aussi dans ces propos un héritage
d’un Père du IIe siècle, Ignace, qui fut également évêque d’Antioche et qui, commentant le
prologue de l’Evangile de Jean où il est dit que « le Verbe s’est fait chair », parlait du
« Verbe sarcophoros », autrement dit la « Verbe porteur de chair », distinguant ainsi, sans
l’exprimer vraiment, le Christ Dieu du Christ homme ? Quant à Diodore, évêque de Tarse,
il distinguait lui aussi le fils de Marie, devenu le temple du Verbe, d’une part, et d’autre
part, le Fils de Dieu, tous deux unis en un seul Christ, ce qui lui aura valu par la suite les
reproches de Cyrille d’Alexandrie, l’accusant de parler de deux Fils, de deux Christ
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différents, l’un né de Marie, l’autre Fils de Dieu. C’est exactement le reproche que le
même Cyrille adresse à Nestorius.
Or, quand Cyrille affirme que le « Verbe est devenu chair, conformément aux Ecritures,
mais il n’est pas venu dans un homme », Nestorius lui rétorque qu’il lui est impossible de
penser que « la divinité du Christ est capable de souffrances corporelles », et c’est
pourquoi « il est bon et conforme à la tradition évangélique de confesser que le corps est
le temple de la divinité du Fils ».
Mais, à ce stade, l’affaire Nestorius a dépassé la simple querelle entre deux hommes ou
entre deux écoles, elle a gangréné tout le peuple chrétien. L’empereur exige donc de
l’Eglise qu’elle se prononce de manière définitive. Et c’est à la Pentecôte 431 que s’ouvre
le concile d’Ephèse. Du moins son premier acte…
VI. La « bataille » d’Ephèse (431)
C’est l’empereur Théodose II qui adresse, en novembre 430, aux évêques la lettre les
conviant à participer au concile d’Ephèse.
Le pape Célestin demande à ses légats de le représenter et d’agir conjointement avec
Cyrille d’Alexandrie.
Les trois conciles
Après Pâques, Cyrille embarque du port d’Alexandrie avec une énorme escorte de plus de
quarante évêques égyptiens.
Cyrille arrive avant l’heure. Les évêques macédoniens et ceux d’Asie Mineure sont déjà là,
ainsi que Nestorius. Mais, le 7 juin, date annoncée de l’ouverture du concile, beaucoup
d’évêques manquent encore à l’appel, en majorité des soutiens de Nestorius.
Le 21 juin, on sait que la délégation antiochienne ne devrait plus tarder à arriver, la
délégation romaine non plus, mais Cyrille prend brusquement, et de son propre chef, la
décision d’ouvrir le concile le lendemain. Nestorius refuse de se présenter en l’absence de
la totalité des évêques convoqués par l’empereur. Il passe outre et n’entend pas plus le
mécontentement de l’empereur qui, par l’intermédiaire de son représentant, lui demande
de patienter.
Le concile s’ouvre donc le 22 juin au matin, les lettres de Cyrille à Nestorius, et se clôt le
soir même par une condamnation de l’hérétique. Les 197 évêques présents lui jettent
l’anathème et signent une lettre synodale rédigée par Cyrille : « Nestorius est exclu de la
dignité épiscopale et de toute assemblée sacerdotale ». La lettre affirme que le Verbe
s’est uni à la chair pour naître de Marie, chair qui était elle-même animée d’une âme
humaine, mais elle insiste sur une formule alors propre à l’école d’Alexandrie : « l’unique
nature du Christ », alors que l’orthodoxie insiste sur le principe de deux natures unies
dans le Christ.
Le 26 juin, la délégation orientale, conduite par l’évêque Jean, parvient enfin à rejoindre
Ephèse. Il convoque aussitôt un nouveau concile qui décide de déposer Cyrille, sa thèse
sur la nature du Christ, et d’excommunier tous les évêques ayant participé à la session du
22 juin. Un rapport est envoyé à Théodose qui répond avec célérité, le 29 juin, et annule
les décisions du synode du 22.
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Les légats romains, eux, ne sont toujours pas arrivés à Ephèse. Ils n’y font leur entrée
qu’au début du mois de juillet. La ville est à feu et à sang. Les représentants du pape
convoquent pour le 10 juillet un synode auquel ne participent que les opposants à
Nestorius. Les procès-verbaux de la session du 22 juin sont lus et approuvés, Nestorius
est déposé.
Les décisions de la session du 26 juin sont rendues caduques. La référence à tout autre
symbole que celui de Nicée est interdite.
Cyrille d’Alexandrie se délecte de son triomphe. L’empereur, lui, est ulcéré. Sans vouloir
non plus entrer en guerre avec le pape, il choisit de renvoyer dos à dos tous les
protagonistes et, début août, par lettre impériale, il dépose Cyrille d’Alexandrie, Nestorius
et Memnon, évêque d’Ephèse, proche de Cyrille.
Les « bénédictions » de Cyrille
Entre les deux camps, le cyrillien et le nestorien, la guerre reste totale.
Cyrille mobilise ses hommes et inonde la cour de cadeaux qu’il nomme ses
« bénédictions ». Le très influent eunuque Chryséros, connu pour ses sympathies
nestoriennes, reçut un traitement de faveur.
Son activisme fut certainement déterminant pour l’avenir de la christologie. Sous la
pression de son entourage, Théodose II se laisse convaincre de la réalité de l’hérésie
nestorienne. En septembre, l’empereur déclare la clôture de cet étrange concile.
Cyrille est réhabilité par l’empereur, tandis que Nestorius est définitivement déposé et
exilé dans une oasis perdue au cœur du désert égyptien. Il serait mort aux environs de
451.
L’acte d’union de 433
Le christianisme sort d’Ephèse profondément meurtri et divisé, même si, en fin de compte,
hormis Nestorius, la plupart des évêques acceptent de donner à Marie le titre de
Theotokos, mère de Dieu.
En 433, Jean d’Antioche adresse à Cyrille d’Alexandrie la confession de foi probablement
rédigée par l’Antiochien Théodoret de Cyr, qui est une sorte de juste milieu propre à ne
froisser aucune des deux parties, en tout cas à être acceptée par elles à condition qu’elles
y mettent de la bonne volonté. Celle-ci postule la croyance en un Christ « Fils Monogène
de Dieu, Dieu parfait et homme parfait composé d’une âme raisonnable et d’un corps,
engendré du Père avant les siècles selon la divinité, le même dans les derniers temps,
pour nous et notre salut, engendré de la Vierge Marie selon l’humanité. Il y a eu en effet
union des deux natures, c’est pourquoi nous confessons un seul Christ, un seul Fils, un
seul Seigneur. En raison de l’union sans mélange, nous confessons que Marie est mère
de Dieu parce que le Dieu Verbe a été incarné, qu’il est devenu homme, et que, dès le
moment de la conception, il s’est uni à lui-même le temple qu’il a tiré de la Vierge ».
Pendant une dizaine d’années, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Jean en 442, puis de Cyrille
en 444, l’accord d’union sera plus ou moins respecté par les deux parties. Cependant,
cette union reste de façade.
Les Eglises nestoriennes
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Le nestorianisme perdurera en dépit de sa condamnation officielle – comme ce fut le cas
pour l’arianisme – mais, contrairement à ce mouvement, continue d’exister, et ses Eglises
participent aujourd’hui aux rencontres œcuméniques qui rassemblent toutes les églises
chrétiennes.
Le Code théodosien
Le 15 février 438, le christianisme s’est apaisé ou en donne à tout le moins l’illusion
quand, depuis sa capitale, Constantinople, Théodose II, empereur d’Orient, promulgue ce
qui est connu sous le nom de « Code théodosien ».
Le premier chapitre définit le christianisme comme étant « la foi catholique » professée par
la pape Damase et l’évêque d’Alexandrie.
Le droit à la croyance individuelle n’est pas remis en cause, mais seul le christianisme
nicéen est autorisé à apparaître en public.
VII. Chalcédoine : les deux natures du Christ (451)
Après la conclusion de l’acte d’union de 433, et malgré la promulgation du Code
théodosien qui assoit, sous peine de châtiments, le seul christianisme nicéen, c’est-à-dire
romain, dans tout l’empire, les esprits restent surchauffés. C’est le cas à Antioche, mais
surtout à Alexandrie où il est reproché à Cyrille d’avoir reconnu deux natures au Christ.
Embarrassé, ce dernier produit la formule suivante : « Je confesse que Notre Seigneur a
été de deux natures avant l’union, mais, après l’union, je confesse une seule nature. »
Eutychès et la radicalisation de l’école d’Alexandrie
Les propos de Cyrille tombent dans l’oreille d’Eutychès, le père abbé d’un important
monastère de Constantinople, connu pour être un adversaire résolu de Nestorius.
Eutychès avait par ailleurs pour filleul l’eunuque Chryséros. Ce dernier était entièrement
dévoué à Eutychès qui, par ce biais, avait l’oreille de pouvoir.
Peu à peu, Eutychès devient plus cyrillien que Cyrille, plus alexandrin que l’école
d’Alexandrie. Là où cette école prend maintes précautions pour avancer sa doctrine sur la
nature du Fils, le père abbé de Constantinople clame haut et fort qu’après l’union des deux
natures il ne reste dans le Christ qu’une seule nature, divine, dans laquelle est absorbée la
nature humaine. Saisi de l’affaire, Flavien, patriarche de Constantinople, convoque en 448
un synode qui, en présence d’une trentaine d’évêques, dépose Eutychès et l’excommunie.
Le vieux moine, qui a plus de soixante-dix ans à l’époque, ne désarme pas : il fait
directement appel à l’empereur Théodose II et au pape Léon 1er. Celui-ci s’agace de
n’avoir pas été mis plus tôt au courant de ce qu’il considère comme un grave problème,
une « erreur perverse et folle » qu’il félicite le patriarche d’avoir combattue.
Théodose, lui, influencé par son eunuque et conseiller, prend la défense de l’abbé et
convoque un nouveau synode. Il est décidé à invalider la décision prise quelques mois
plus tôt lors de la réunion convoquée par Flavien à Constantinople.
Les lettres de convocation à ce que l’on appelle le deuxième concile d’Ephèse partent en
mars 449. Dioscore d’Alexandrie est ainsi convié avec une vingtaine d’évêques, et est
chargé de le présider.
La seconde « bataille » d’Ephèse
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La messe est dite avant même que s’ouvrent les travaux. Les débats ont lieu en grec ; ils
ne sont pas traduits en latin aux légats du pape qui ne parlent pas un mot de grec. Malgré
leur insistance, ces derniers ne réussissent pas à obtenir que la lecture soit faite d’une
lettre papale soutenant Flavien et condamnant Eutychès et réitérant le dogme en matière
de christologie : « Il est tout aussi impie de dire que le Fils unique de Dieu était de deux
natures avant l’incarnation, que de prétendre qu’après que le Verbe s’est fait chair il n’y a
plus eu qu’une seule nature […]. L’union ne supprime nullement la différence des natures ;
au contraire, celles-ci restent sauves et se rencontrent en une seule personne, ou
hypostase ».
La réhabilitation d’Eutychès est votée, l’exclusion de Flavien du sacerdoce également,
mais l’excitation est à son comble.
Entre son arrestation et son départ en exil, Flavien a eu le temps de rédiger un
mémorandum au pape ; il y raconte l’incroyable déroulement du synode, décrit par le
menu les brutalités dont il a été victime, y compris quand il a cherché à se cacher derrière
l’autel. Il remet à l’un des légats du pape, Hilaire, qui s’enfuit à grand-peine d’Ephèse et
l’emporte avec lui à Rome.
A sa lecture, Léon 1er entre dans une grande colère et convoque aussitôt un synode
romain. Il écrit à Théodose II et aux membres influents de la cour pour se plaindre du
déroulement du synode et en réclamer la convocation d’un second. Il n’obtient aucune
réponse.
En désespoir de cause, le pape s’adresse à Valentinien III, le frêle empereur d’Occident,
et lui demande d’écrire à son tour à Théodose. Valentinien s’exécute ; son homologue lui
répond sèchement et s’étonne de l’intervention de l’évêque de Rome dans une affaire qui,
dit-il, concerne l’Orient.
Nous sommes au début de l’été 450, et la tension commence à monter sérieusement
entre le pape et l’empereur quand, le 28 juillet, ce dernier meurt d’une chute de cheval.
Dioscore sur le banc des accusés
A l’annonce de la mort de Théodose, sa sœur, Pulchérie, qui s’était enfermée dans un
couvent en signe de réprobation de la politique religieuse de son frère, retourne à la vie
civile et se marie aussitôt à un général de l’armée romaine, Marcien, lequel est acclamé
empereur en août. Chryséros est exécuté ; Eutychès est emprisonné.
Marcien et Pulchérie convoquent un concile œcuménique et convient le pape. Léon 1er qui
craint, par ce concile, de réveiller de vieilles querelles, hésite. Il n’a d’autre issue que de se
ranger à la volonté impériale et d’envoyer ses légats, munis de consignes très strictes :
s’attacher au symbole de Nicée, et surtout ne pas réhabiliter les nestoriens sous prétexte
de mieux condamner l’hérésie unitariste d’Eutychès et Dioscore.
Le concile de Chalcédoine (aujourd’hui quartier d’Istanbul) s’ouvre le 8 octobre 451.
Flavien est réhabilité. Dioscore est dépouillé de ses fonctions sacerdotales et cléricales, et
envoyé en exil. Eutychès est excommunié.
La définition de Chalcédoine
Au fil des débats, il apparaît indispensable non pas de réviser le symbole de Nicée, mais
d’en compléter la formulation, voire d’en préciser certains termes. Et ce d’autant plus que
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104
le concile de Chalcédoine, qui a condamné le monophysisme d’Eutychès et Dioscore, a
également réitéré la condamnation de la doctrine d’Arius. Il a aussi nettement affirmé que
la Theotokos, ainsi que les deux natures, humaine et divine, du Christ, dont l’union n’a pas
aboli les différences : « Le Christ est complet quant à la divinité et quant à l’humanité, il est
donc consubstantiel au Père et aux hommes », en « deux natures, sans confusion, sans
changement, sans division et sans séparation ».
La profession de foi de Chalcédoine est ainsi libellée :
« Suivant les Saints Pères, nous enseignons tous, d’une seule voix, un seul et
même Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité, le même parfait en
humanité, le même Dieu vraiment et homme vraiment, d’une âme raisonnable et d’un
corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l’humanité,
semblable à nous hormis le péché, engendré du Père avant les siècles quant à la divinité,
mais aux derniers jours, pour nous et notre salut, engendré de la Vierge Marie Mère de
Dieu selon l’humanité, un seul et même Christ, Fils, Seigneur, Monogène. Nous le
reconnaissons de deux natures sans confusion ni changement, sans division ni
séparation. La différence des natures n’est nullement supprimées par l’union, mais, au
contraire, les propriétés de chacune des deux natures sont sauvegardées et se
rencontrent en une seule personne. »
Le concile est clôt le 25 octobre 451.
Le schisme monophysite
Les conclusions de Chalcédoine sont un triomphe pour l’école d’Antioche au détriment de
celle d’Alexandrie.
En Egypte, mais aussi à Jérusalem, des troubles éclatent.
Alexandrie est au bord de la guerre civile. L’Eglise refuse fermement Protérios, le nouvel
évêque qui a succédé à Dioscore. A la mort de Marcien en 457, Protérios est aussitôt
destitué, Timothée Elure le remplace sur le siège épiscopal, et sa première initiative est de
réunir un synode que dénonce Chalcédoine.
L’empereur Léon 1er (il porte le même nom que le pape), qui a succédé à Marcien, est
pleinement conscient de la gravité de la situation. Il est conscient que la répression armée
conduite par son prédécesseur n’a pas réussi à venir à bout de la résistance monophysite.
Le pape Léon 1er tente une conciliation. Mais comment peut-il convaincre les évêques
dissidents quand la définition de Chalcédoine reconnaît deux pleines natures au Christ,
deux natures qui subsistent après leur union, alors que les Egyptiens, rejoints par un
certain nombre de leurs pairs syriens et palestiniens, voire même éthiopiens et arméniens,
ne reconnaissent, après l’union, que la subsistance d’une seule (monos) nature (physis)
divine, infinie et illimitée, dans laquelle s’est résorbée la nature humaine finie et limitée ?
A bout d’argument, l’empereur fait exilé l’évêque d’Alexandrie auquel succède Timothée
dit Salofaciol.
Après la mort de l’empereur Léon 1er et le règne fugace de l’empereur Zénon, Basilisque
accède au trône impérial. Il change radicalement de politique afin, toujours de préserver
l’unité de l’Eglise et donc de l’Empire. Il renvoie Salofaciol et restaure Timothée Elure, qu’il
reçoit à Constantinople. Et nouveau coup de théâtre, naît de leurs entretiens un document,
l’Encyclique, communément appelé l’Antiencyclique, qui dénonce les « innovations » de
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Chalcédoine et prône un retour aux seules professions de foi de Nicée et de
Constantinople, lesquelles ne font guère allusion aux modalités d’union des natures divine
et humaine du Christ ! Le monophysisme s’implante dès lors fortement dans ses terres
d’élection.
Quand Basilique est renversé par Zénon, qui reprend le pouvoir en 477, le nouvel
empereur renvoie Elure en exil et rappelle Salofaciol.
On assiste ainsi, pendant les années qui suivent, à une rocambolesque succession
d’évêques institués puis destitués à Alexandrie, qui s’éloigne de plus en plus de Rome.
Après la conquête arabe, vers 630, l’Eglise d’Egypte sera pleinement indépendante de
Rome et deviendra l’Eglise copte.
L’Eglise copte, d’Egypte et d’Ethiopie, forme, avec l’Eglise syrienne et l’Eglise arménienne,
ce que l’on appelle les « Eglises des trois conciles », qui ne reconnaissent que les trois
premiers conciles chrétiens, ce qui exclut donc Chalcédoine.
[In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 191 à 296]
L’arianisme et le concile de Nicée
Naissance de la Sainte Trinité
Arius, modeste prêtre d’Alexandrie, aura fortement perturbé la vie de l’Eglise catholique
pendant plusieurs siècles en affirmant que seul Dieu est incréé et donc que son fils ne
peut être son égal... Une crise que les empereurs romains Constantin et Théodose
régleront avec deux conciles, celui de Nicée et celui de Constantinople.
A la fin du IVe siècle, le christianisme est devenu la religion officielle de l’Empire romain.
Mais il revient de loin, après avoir traversé la plus grave crise interne depuis ses origines.
En cause, l’arianisme, une controverse théologique déclenchée par Arius, un modeste
prêtre de l’Eglise d’Alexandrie.
Les problèmes ont commencé en Egypte, au tout début du IVe siècle. Peuplée d’environ
un million d’habitants, Alexandrie est la plus grande ville de l’Empire romain. Elle abrite
une importante communauté chrétienne et une bouillonnante école de théologie, très
imprégnée de philosophie grecque. Une forte personnalité, l’évêque Alexandre, est à la
tête de cette Eglise locale. Il a confié à Arius l’église de Baucalis, dans le quartier du port.
Originaire de Libye, ce prêtre, à la stature imposante, est très apprécié de sa
communauté. Féru de théologie, orateur doué, il aime à mettre en vers et en musique son
enseignement pour le populariser, avec succès. C’est moins pour sa musique que pour
ses paroles qu’Alexandre prend Arius en grippe. L’évêque l’accuse en effet de mettre en
doute la divinité du Christ. En 318, il obtient sa condamnation par un concile des évêques
de la région et son bannissement d’Alexandrie.
Mais l’arianisme est né, car cette décision locale, loin de mettre fin à la controverse, va
l’étendre à toutes les Eglises de la partie orientale de l’empire. Le problème soulevé par
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Arius trouve place dans une réflexion théologique qui concerne un point fondamental de la
doctrine chrétienne alors en cours d’élaboration. Et, pour une religion résolument
monothéiste, la question s’avère épineuse. Comment, en effet, éviter les accusations de
polythéisme en affirmant la foi chrétienne en un Dieu unique qui se décompose en trois, le
Père, le Fils et l’Esprit ? Les avis sont partagés.
Pour Arius, seul Dieu est incréé et inengendré. Engendré par le Père, le Fils n’est donc
pas son égal car, sinon, cela ferait deux dieux... Monothéiste rigoureux, il estime que le
Christ est devenu divin par adoption. Mais, pour ses détracteurs, une telle conception
présente un double danger : soit elle fait du Christ une sorte de demi-dieu, croyance
proche du paganisme, soit elle ouvre la porte à la négation pure et simple de sa divinité, à
la manière des Juifs. Deux dérives inacceptables pour de nombreux évêques fermement
attachés à la nature divine du Christ. Or Arius avait trouvé des soutiens de poids, dont
Eusèbe de Césarée l’un des grands penseurs chrétiens de l’époque. En plus de diviser les
communautés chrétiennes, cette dispute menaçait désormais l’unité même de l’Eglise sur
laquelle Constantin, par conviction autant que par réalisme politique, appuyait son autorité
pour assurer la stabilité de l’empire.
Convocation à Nicée
En juin 325, l’empereur convoque tous les évêques de l’empire dans son palais d’été, à
Nicée. Près de trois cents d’entre eux, dont une majorité d’Orientaux, font le déplacement.
C’est le premier grand concile de la chrétienté à devoir trancher un problème de doctrine.
Présent dans les débats, Constantin veille à l’élaboration d’un compromis. Il s’avère
boiteux. Les anti-ariens pensent l’avoir emporté car, pour eux, la formule en langue
grecque de Nicée affirme clairement que le Fils est " de même nature " que le Père. Arius,
qui l’a refusée, est condamné à l’exil. Mais les ariens modérés qui l’ont acceptée du bout
des lèvres, dont Eusèbe de Césarée, y lisent que le Fils est seulement d’une " nature
semblable " au Père.
Des conciles régionaux
Très vite, la querelle reprend, empoisonnant la vie des Eglises orientales. Différents
conciles régionaux approuvent l’interprétation des ariens modérés. Arius, qui souhaite lui-
même un compromis afin de réintégrer la communauté chrétienne, est réhabilité par
Constantin obsédé par son souci de l’unité. Plus intransigeant que son prédécesseur,
Athanase, le nouvel évêque d’Alexandrie, s’y oppose défendant mordicus l’orthodoxie
nicéenne... Constantin exile à son tour ce fauteur de troubles. A l’exception d’Alexandrie,
l’arianisme domine désormais les principales Eglises orientales.
Le décès d’Arius en 336 à Constantinople n’y change rien. Ses adversaires font de la mort
brutale de cet homme de plus soixante-dix ans la preuve d’une condamnation divine. Mais
c’est un évêque arien qui, un an plus tard, baptise Constantin sur son lit de mort. La
guerre de succession entre ses fils ne fait qu’ajouter à la confusion. Constance II, nouveau
maître de l’empire en 351, tente d’y mettre fin en imposant la foi des ariens modérés. En
vain. Les positions se sont trop radicalisées. Des affrontements de plus en plus violents
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opposent partisans et adversaires d’Arius pour le contrôle des communautés chrétiennes.
Même le petit peuple chrétien s’est emparé du débat, comme le raconte un témoin de
l’époque, Grégoire de Nysse: " Tous les lieux de la ville sont remplis de tels propos (...). Si
tu demandes au changeur le cours d’une monnaie, il te répond par une dissertation sur
l’engendré et l’inengendré. Si tu te renseignes sur la qualité et le prix du pain, le boulanger
répond que le Père est plus grand que le Fils (...). Je ne sais de quel nom il faut nommer
ce mal, de la frénésie ou de la rage... "
Deux événements, l’un théologique, l’autre politique, vont dénouer la crise. En
Cappadoce, Basile de Césarée fait avancer la réflexion théologique en permettant de
soutenir la conception d’un Dieu unique en trois personnes. De son côté, Théodose,
devenu empereur de l’Orient en 379, entend bien mettre fin aux désordres. Tout en se
rendant maître de la totalité de l’empire, il multiplie les édits déclarant comme seule
orthodoxe la formule du concile de Nicée. En 381, Théodose convoque un grand concile à
Constantinople pour obtenir l’assentiment des évêques. La formule retenue précise et
complète celle de Nicée. Théodose l’impose, en 392, à tout l’empire en faisant du
christianisme la seule religion reconnue. Le " symbole de Nicée-Constantinople " constitue
depuis la règle de foi de toutes les Eglises chrétiennes en un Dieu trinitaire, également
Père, Fils et Esprit.
Mais les problèmes doctrinaux du christianisme ne sont qu’en partie réglés. Au siècle
suivant, la controverse arienne laisse place à une autre dispute théologique, tout aussi
délicate : l’articulation de la double nature du Christ, divine et humaine.
La crise arienne a laissé une empreinte profonde et très sensible dans la conscience
chrétienne pour qui les tentations contemporaines, dans la foulée du New Age, de voir
dans le Christ un homme simplement exceptionnel, sage parmi les sages, sont forcément
assimilées à une résurgence de l’arianisme.
Pour un résumé plus complet des enjeux théologiques liés à l’arianisme, lire " la
connaissance de l’être de Dieu et le développement du dogme ", dans " le christianisme
antique ", contribution de Michel Meslin à l’Encyclopédie des religions (tome 1, Bayard
,1997)
Pour une approche plus historique, un peu romancée, mais bien enlevée, lire Le Jour où
Jésus devint Dieu, par Richard E. Rubenstein (La Découverte/Poche, 2004).
[LAFITTE SERGE - Publié le 1 janvier 2005 - Le Monde des Religions n°9]
La crise nestorienne
Moine devenu évêque de Constantinople en 428, Nestorius a suscité, sans le vouloir, une
grave querelle portant sur la double nature, humaine et divine, du Christ. Un nouveau
concile mettra fin aux bagarres dans les rues d'Éphèse, mais entraînera un schisme
donnant naissance aux Églises nestoriennes.
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Comment concilier la double nature du Christ, pleinement homme et pleinement Dieu ?
C'est la question sur laquelle ont porté les controverses théologiques qui ont divisé le
christianisme au Ve siècle. Depuis la fin du ive siècle, les deux grandes écoles de
théologie de l'époque forgeaient des arguments divergents. Celle d'Antioche, avec l'un de
ses grands penseurs, Théodore de Mopsueste, penchait pour une « conjonction » des
deux natures en la personne du Christ afin qu'on n'en vienne pas à oublier sa dimension
humaine en se focalisant sur sa dimension divine. En revanche, l'école d'Alexandrie
défendait leur « union » pour bien signifier qu'on ne saurait séparer la nature humaine et la
nature divine du Christ.
Cette réflexion théologique s'inscrivait dans la difficile explication du dogme de la Trinité
proclamé au concile de Nicée, qui avait réuni les évêques chrétiens en 325 pour mettre fin
à la crise de l'arianisme (1). Selon ce dogme, Dieu est un en trois personnes : le Père, le
Fils et l'Esprit, ces deux derniers étant « consubstantiels » au Père, c'est-à-dire de même
nature. Mais la querelle théologique va prendre une tout autre ampleur dans la première
moitié du ve siècle sur fond de rivalités personnelles et politiques. En 428, l'empereur
Théodose II nomme Nestorius, moine originaire d'Antioche, évêque de Constantinople, la
capitale d'un empire devenu chrétien en 392. Lors de la célébration de Noël, le nouvel
évêque prononce un sermon dont il n'a pas anticipé les conséquences.
« Mère de Dieu », « Mère du Christ » ?
« Je ne peux donner le nom de Dieu à un bébé de trois mois », aurait notamment affirmé
Nestorius. Fidèle à la pensée de l'école d'Antioche, il se refuse à appeler Marie « mère de
Dieu » (« Theotokos » en grec) car elle est aussi mère de l'homme Jésus. Selon lui, il
serait préférable de l'appeler « Mère du Christ » (« Christotokos ») afin de ne pas oublier
la double nature du Dieu fait homme en la personne de Jésus le Christ. Mais, en Égypte,
cette thèse scandalise des chrétiens très attachés à la notion de « mère de Dieu » car elle
s'enracine dans les traditions religieuses de l'ancienne Égypte où des déesses comme Isis
portaient aussi ce titre.
Évêque d'Alexandrie, ville la plus importante de l'empire après Constantinople, Cyrille
s'empare du scandale et accuse Nestorius de nier la nature divine du Christ. Ce prélat
ambitieux trouve là l'occasion de préserver, dans l'église chrétienne, la prééminence
d'Alexandrie dont les évêques ont été, au siècle précédent, à la pointe de la lutte contre
l'arianisme. En 430, grâce à un dossier à charge envoyé à Rome par Cyrille, Nestorius est
condamné par le pape Célestin. Mais cette décision ne résout en rien le problème dans la
partie orientale de l'Église sur laquelle Rome n'a guère d'autorité. Ayant aussi saisi
l'empereur Théodose II de l'affaire, Cyrille obtient la convocation, en 431, à Ephèse
(Turquie actuelle), d'un concile « œcuménique » qui réunit les évêques occidentaux de
langue latine, et orientaux de langue grecque.
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Accompagné des évêques égyptiens acquis à sa cause et de moines peu versés en
théologie mais très utiles pour le service d'ordre, Cyrille ouvre le concile le 21 juin 431. Ou
plutôt son concile, car les évêques occidentaux ne sont pas encore arrivés, ni la plupart
des évêques orientaux favorables à Nestorius. Celui-ci, bien que présent à Ephèse, refuse
de se présenter devant ce « tribunal », dira-t-il, qui le condamne sans coup férir. Ayant
rejoint Éphèse, les autres évêques orientaux, Jean d'Antioche en tête, s'empressent
évidemment de prononcer la condamnation de Cyrille et de ses partisans.
S'ensuit une véritable foire d'empoigne, ponctuée d'excommunications réciproques et de
bagarres jusque dans les rues d'Éphèse. Pour faire cesser ces affrontements, Théodose II
ordonne l'enfermement de Cyrille et de Nestorius afin de les obliger à trouver un
compromis. Sans succès. Mais, si Cyrille est rapidement libéré, Nestorius est exilé après
s'être vainement défendu de nier la nature divine du Christ. Il finira ses jours dans une
oasis du désert libyen, en 451, sans pouvoir participer aux débats qui suivront. Car, sur le
fond, rien n'est réglé.
En 433, un compromis est proposé par Jean d'Antioche à Cyrille qui l'approuve. La notion
de conjonction est abandonnée pour celle de l'union, chère à l'école d'Alexandrie qui
pourra préserver ainsi le titre de « Mère de Dieu » décerné à Marie. Mais le texte souligne
aussi que le Christ est bien « consubstantiel au père par la divinité et consubstantiel à
nous par l'humanité », précision essentielle pour l'école d'Antioche.
La crise nestorienne aurait pu en rester là. Mais la controverse théologique sur les deux
natures du Christ reprend de plus belle après les décès de Jean d'Antioche en 442 et de
Cyrille d'Alexandrie en 444. Sous prétexte de défendre l'héritage de Cyrille, Eutychès, un
moine de Constantinople, radicalise ses positions en affirmant que la nature divine du
Christ l'emporte sur la nature humaine de Jésus. Cette conception, qui va donner
naissance au « monophysisme » selon lequel le Christ est essentiellement de nature
divine, est rejetée par les tenants de l'école d'Antioche.
Le « brigandage d'Éphèse »
En 448, Eutychès est condamné par l'évêque de Constantinople. Il en appelle à Dioscore,
successeur de Cyrille à Alexandrie, qui obtient la convocation à Éphèse, en août 449, d'un
nouveau concile qu'il se charge de présider avec plus de brutalité encore que Cyrille en
431. La réunion tourne au violent règlement de comptes avec les évêques de tendance
antiochienne, au point que le pape Léon qualifiera cette rencontre déplorable de «
brigandage ». Il faudra un autre concile, convoqué à Chalcédoine en 451 par le nouvel
empereur, Marcien, pour mettre un terme aux affrontements entre chrétiens orientaux.
Sur proposition du pape Léon, la « formule de Chalcédoine » affirme la foi en « un seul et
même Christ (...) reconnu comme étant en deux natures sans confusion, sans mutation,
sans division, sans séparation... » Mais désormais, il y a les Églises chalcédoniennes,
regroupées autour des deux pôles que constituent Rome et Constantinople, et des Églises
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appelées « orientales » (2), qui n'ont pas reconnu la « formule de Chalcédoine » pour des
raisons autant politiques que théologiques. Les chrétiens coptes d'Égypte ont ainsi trouvé
dans le monophysisme une voie pour affirmer leur singularité et une autonomie relative à
l'égard de la puissance impériale de Constantinople.
À la marge de l'empire byzantin, les chrétiens de Syrie et de Perse ont opté pour le
nestorianisme qui, pour ses détracteurs, relativise au point de la nier la nature divine du
Christ.
(1) Le Monde des religions n° 9 (janvier-février 2005).
(2) A ne pas confondre avec les Églises orthodoxes qui sont chalcédoniennes. Voir, à ce
sujet, le hors-série du Monde des Religions « 20 clés pour comprendre le christianisme ».
[LAFITTE SERGE - Publié le 1er nov. 2006 - Le Monde des Religions n°20]
Les premiers chrétiens III (IVe
-Ve
siècles)
Vers l’Empire chrétien
Professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne, Pierre Maraval est un spécialiste des Pères
de l’Église et de l’histoire des Lieux saints et des pèlerinages d’Orient. Il s’est aussi
intéressé à l’expansion du christianisme, à laquelle il a consacré un ouvrage de référence:
Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, publié en 1997 aux P.U.F.
Le monde de la Bible : Le christianisme n’est officiellement toléré dans l’Empire romain
qu’à partir du IVe siècle, soit 300 ans après la mort de Jésus. Que sait-on de son
développement dans la période qui précède?
Pierre Maraval : Les documents que nous possédons ne permettent pas d’établir des
statistiques, mais on peut dire qu’à la fin du IIIe siècle, le christianisme est très
inégalement implanté selon les régions. L’Orient (Asie mineure, Égypte) est déjà
largement christianisé, mais l’Occident l’est beaucoup moins. Le développement du
christianisme s’accélère en fait à la suite d’une décision politique, l’édit de tolérance de
Galère, en 311. Deux années plus tard, Constantin accorde aux chrétiens une pleine et
entière liberté de culte, et leur restitue leurs biens confisqués.
Le monde de la Bible : Constantin, qui passe pour le premier empereur chrétien…
Pierre Maraval : Quel était le degré d’adhésion de Constantin au christianisme? Il est
impossible de pénétrer dans le secret des consciences. Il a été baptisé à la fin de sa vie,
comme c’était alors l’habitude. En revanche, il est sûr qu’il a pratiqué une politique de
faveur à l’égard des chrétiens et qu’il a commencé à s’en prendre à certaines pratiques du
culte païen.
Cette tendance s’accentue tout au long du IVe siècle, si l’on excepte la brève parenthèse
de Julien l’Apostat (361-363). Il faut toutefois attendre la fin du siècle pour que Théodose
interdise, en 392, la célébration du culte païen. Celui-ci n’a pas disparu d’un coup.
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L’interdiction est sans cesse renouvelée au Ve siècle. Des décrets ordonnent de détruire
des temples; mais certains restent debout. En Asie mineure, les rites païens continuent
d’être pratiqués dans certaines villes. En Orient, à Byzance, c’est Justinien qui met l’ultime
coup d’arrêt, en supprimant en 529 la liberté de conscience et en ordonnant que les
païens se fassent baptiser. Les résistances, ici et là, sont très vives, et l’Empereur doit
envoyer dans certaines régions des missions de conversion, voire user de répression. La
seule dissidence autorisée est alors le judaïsme; et encore, les juifs sont-ils assez
étroitement contrôlés. Il leur est conseillé de lire la Bible plutôt dans la traduction grecque
des Septante. En 535, lorsque Justinien reconquiert l’Afrique du Nord contre les Vandales,
il donne les synagogues aux chrétiens.
Le monde de la Bible : Avant qu’il ne soit la religion officielle de l’Empire, qu’est-ce qui
faisait le succès du christianisme ?
Pierre Maraval : Beaucoup de choses! D’abord, l’attrait pour les religions orientales, dont
bénéficie le christianisme lui-même, né en Orient. D’autres religions orientales ont
d’ailleurs profité de son implantation.
Le christianisme répond ensuite à un certain nombre de désirs des hommes de l’époque:
le désir d’un Dieu personnel, d’un Dieu qui s’intéresse à l’homme; le désir d’immortalité,
également. Le prosélytisme est indéniable, mais les persécutions montrent que le groupe
chrétien est souvent mal reçu, mal assimilé, que ses comportements sont jugés sectaires.
La Grande persécution de Dioclétien (303) n’est pas seulement une décision impériale.
Elle reçoit aussi l’appui d’un certain nombre de philosophes, comme Porphyre (qui avait
écrit contre les chrétiens). En outre, au moment des persécutions, les abandons de la foi
chrétienne sont sans doute beaucoup plus nombreux que les martyres. L’expression selon
laquelle “le sang des martyrs est la semence des chrétiens” est, pour une part, une
formule apologétique.
Le succès du christianisme tient enfin beaucoup à son organisation, à la “Grande Église”.
La structure pyramidale de sa hiérarchie apparaît au IIIe siècle. L’Église s’insère dans le
tissu social et prend en charge des activités caritatives, des hospices. À la même époque,
les hérésies gnostiques sont beaucoup moins organisées, ce qui explique en partie leur
échec.
En fait, l’Église a installé un pouvoir. Peter Brown a résumé cette évolution dans le titre
d’un de ses livres, Pouvoir et persuasion dans l’antiquité tardive. Le prédicateur a été peu
à peu accompagné de la force publique.
Le monde de la Bible : Dans cet essai, Peter Brown explique aussi que la culture
chrétienne s’est substituée progressivement à la culture antique, la “paideia”.
Pierre Maraval : Cela ne s’est pas fait sans opposition, en particulier de la part de
l’aristocratie, qui a défendu longtemps la supériorité de la culture païenne, y compris en
tentant d’interdire aux chrétiens d’exercer le métier d’enseignant. Il n’était pas question
pour elle d’abandonner la religion de Platon pour celle du vulgaire. L’un des pères de
l’Église, Grégoire de Naziance, qui se considérait lui-même comme très cultivé (qui l’était,
du reste), a eu des mots très durs contre Julien l’Apostat, qui avait voulu par son
interdiction refuser aux chrétiens tout droit sur la culture.
En Occident, ce n’est qu’après l’affaiblissement des modèles classiques, à partir du Ve
siècle, que les évêques ont pris le relais et imposé une culture christianisée.
Le monde de la Bible : Le culte chrétien a-t-il été un élément d’attraction, pour les
païens, vers la nouvelle religion ?
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112
Pierre Maraval : C’est difficile à dire, puisque les païens n’avaient pas le droit de
participer aux cérémonies chrétiennes. Il fallait être au moins catéchumène pour pouvoir y
assister.
Néanmoins, une certaine séduction esthétique a pu jouer. Augustin évoque la beauté des
chants. Le culte des martyrs semble aussi avoir été une grande force. Les fêtes célébrées
auprès de leurs tombeaux permettent l’expression d’un enthousiasme populaire qui a
parfois tendance à déborder, comme le montrent les prédications de Jean Chrysostome à
Antioche.
Le monde de la Bible : La progression du christianisme a-t-elle été plus aisée en milieu
urbain ou en milieu rural ?
Pierre Maraval : Il n’est pas sûr qu’il ait existé une grande différence. Le niveau
d’urbanisation était très inégal selon les régions. Les deux plus fortes résistances ont été
celle de l’aristocratie, déjà évoquée, au nom de l’héritage culturel dont faisait partie le
paganisme; et celle des paysans, attachés à la religion naturelle. Le rôle moteur a de toute
façon été joué par le pouvoir politique. En Occident, les royaumes qui succèdent à
l’Empire, au Ve siècle, sont chrétiens. L’Église est une institution qui tient le coup. Le rôle
des évêques est très important. Ils sont choisis en fonction de leur culture, de leur surface
sociale – sur ce plan, la nomination de saint Martin, un moine sale et mal peigné, a fait
quelques difficultés! Un glissement s’opère entre l’ancienne aristocratie sénatoriale et une
nouvelle aristocratie, au sein de laquelle les évêques tiennent une place importante. Cette
évolution a été bien mise en évidence par les travaux de Peter Brown ou Karl Ferdinand
Werner.
Le monde de la Bible : Un autre historien, Ramsay MacMullen, met l’accent sur le
recours à la contrainte dans le processus de christianisation.
Pierre Maraval : La contrainte a été réelle, même si, dans cet immense Empire, la
transmission des ordres prenait du temps et que certains fonctionnaires ne les
appliquaient pas. À Gaza, un temple est encore debout à la fin du IVe siècle, tout
simplement parce que le gouverneur romain ne veut pas le détruire. Les chrétiens eux-
mêmes se sont posé la question de la contrainte. Doit-on obliger les gens à la conversion?
Augustin se le demande à propos des donatistes. On passe d’une attitude qui admet le
dialogue, la liberté de choix, à la contrainte; mais aussi parce que l’on craint que tous ces
gens se perdent.
À partir de là, il n’est pas facile d’évaluer le degré d’adhésion à la foi nouvelle. Augustin se
félicitait de voir beaucoup de nouveaux fidèles entrer dans l’Église, mais se demandait de
quels chrétiens il s’agissait, faisant ainsi la part d’un certain conformisme.
Le monde de la Bible : À quel moment peut-on estimer que l’Europe occidentale est
devenue chrétienne ?
Pierre Maraval : Il semble bien qu’au VIe siècle, la grande majorité de la population des
anciennes provinces occidentales de l’Empire soit baptisée. Mais qu’entend-on par
christianisation? À quel niveau se situe-t-on? Des survivances païennes n’ont jamais
vraiment disparu. Ramsay MacMullen insiste sur la persistance de la superstition. Il a
raison, mais à condition de bien différencier croyances et pratiques. Nous possédons peu
de renseignements sur la pastorale, sur le contenu de la foi. Sans doute les chrétiens de
l’époque recevaient-ils quelques idées sur l’histoire du salut et quelques conseils pour bien
se conduire. Le risque de confusion avec les rites païens était dès lors très grand. Bon
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nombre des habitudes conservées étaient innocentes, même si les évêques luttaient
contre elles. Parmi les fautes énumérées dans les Canons disciplinaires figuraient bien sûr
celles touchant aux mœurs, mais aussi le recours aux voyants ou aux sorciers. D’autre
part, certaines pratiques ont fait l’objet d’habiles récupérations, comme l’incubation, qui
consistait à aller coucher près de la tombe des martyrs. Les fêtes chrétiennes se sont
substituées aux fêtes païennes (voir p. 37 l’article de Pierre Chuvin).
La christianisation a été un phénomène de longue durée, beaucoup plus progressif qu’on
ne l’a cru parfois. La contrainte a été importante; le rôle du pouvoir politique et des
évêques déterminant. C’est à partir du moment où le pouvoir impose le christianisme que
celui-ci s’impose. Et ce pouvoir favorise “un” christianisme: l’orthodoxie qui a l’appui de
l’Empereur.
La question qui se pose ensuite est de savoir comment on vit la vie chrétienne. Là,
l’historien a beaucoup moins de certitudes.
[Un entretien avec Pierre Maraval, propos recueillis par Jean-Luc Pouthier pour le Monde
de la Bible. Extrait du N° 118]
Païens, chrétiens: un drôle de IVe siècle
Terre de références culturelle et religieuse pour l’Empire romain païen, la Grèce est
aussi mentionnée comme l’un des premiers foyers du christianisme balbutiant: Paul
n’a-t-il pas créé les communautés de Philippes, Thessalonique, Corinthe? Selon les
recherches archéologiques et historiques récentes, la christianisation fut en réalité
lente et tardive. Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, montre
ainsi comment le paganisme évolua jusqu’à sa disparition définitive au VIIe siècle,
et combien le IVe siècle fut une période complexe où deux systèmes religieux
différents coexistaient dans le nouvel Empire byzantin.
Au détour de la route, des ruines blanches trouent le tapis bien ordonné des cultures. De
la prestigieuse cité romaine de Philippes, au cœur de la province de Macédoine, ne sont
plus visibles que le théâtre, les vestiges du forum et de ses édifices publics le long de la
Via Egnatia, grande route romaine, qui relie le port tout proche de Kavala (Neapolis dans
l’Antiquité) à la ville de Thessalonique. Le site attire pourtant de nombreux visiteurs venus,
en Grèce du Nord, mettre leurs pas dans ceux de l’apôtre Paul. Celui-ci séjourna à
Philippes, au milieu des années 40, lors de son second voyage, empruntant la voie
Egnatia (Ac 16,11 et suivants). Subsiste-il quelque trace tangible de ce contact direct avec
le christianisme ? Que sont devenus les Philippiens convertis par Paul – comme Lydie, la
marchande de pourpre, et le gardien de prison? Même si les guides montrent à Philippes
un minuscule cachot installé dans une citerne romaine, qui aurait été, selon la tradition,
celui de Paul – arrêté parce qu’il empêchait les devins de gagner leur vie –, l’archéologie
ne permet pas plus ici qu’ailleurs de confirmer les récits transmis sur les lieux de la
première christianisation.
Indice plus convainquant du souvenir de Paul et de la présence très précoce d’une
communauté chrétienne à Philippes: la découverte, en 1975, au beau milieu du forum, de
deux modestes pièces rectangulaires fermées par une abside, sous une église octogonale
un peu plus récente. La dédicace des mosaïques ne laisse aucun doute: “Porphyrios,
évêque, a fait dans le Christ la mosaïque de la basilique de Paul”. Porphyre étant connu
par des textes, la basilique a été datée de la fin du premier quart du IVe siècle. Il s’agit
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donc de l’un des plus anciens édifices chrétiens de Grèce, construit tout de même près de
trois siècles après le séjour de l’apôtre.
Pour certains archéologues, cette basilique serait un martyrium, plutôt qu’une église, c’est-
à-dire un sanctuaire qui célébrerait le culte de Paul à la manière des héros grecs. À l’appui
de cette hypothèse: la présence, contre le mur latéral, d’un hérôon, sorte de mausolée en
hommage à un héros de la cité, datant du IIe siècle av. J.-C. Cette tombe a pu être
récupérée par la nouvelle religion, témoignant d’une continuité des pratiques entre le
monde païen et le monde chrétien. “Il est probable que les petites communautés fondées
par Paul ont vivoté à Philippes, Thessalonique, Corinthe… célébrant leur culte dans les
maisons, parfois les synagogues, comme les communautés juives de la diaspora, dont on
a retrouvé la trace à Sparte ou Patras (voir p. 55), suppose Laurence Foschia, doctorante
à l’École française d’Athènes, qui étudie l’évolution du paganisme entre le IVe et le VIIe
siècle de notre ère. Les inscriptions chrétiennes restent en effet très rares au IIIe siècle et
les toutes premières églises ne sont donc attestées que dans la première moitié du IVe. Il
semble que la seconde vague de christianisation arrive en Grèce par les ports et rencontre
un certain écho sur les côtes, au cours des IIe et IIIe siècles. Mais les persécutions lancées
à plusieurs reprises contre les chrétiens, la dernière ayant lieu sous Dioclétien, à compter
de 303, a pu freiner son développement.”
Durant tout le IVe siècle, le paganisme reste bien vivant. “C’est un siècle de
bouillonnement spirituel et de coexistence des deux religions” constate l’historienne. Du
côté “grec”, c’est-à-dire païen – “ceux qui sacrifient” –, les temples, entretenus par le
pouvoir impérial, continuent à fonctionner normalement jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle;
les Jeux olympiques sont célébrés au moins jusqu’en 385 ; étudiants païens et chrétiens
fréquentent ensemble la célèbre Académie d’Athènes où ils n’hésitent pas d’ailleurs à
entamer des controverses, à rivaliser d’éloquence pour défendre le bien fondé de leur
religion respective. Des cultes agraires semblent même reprendre vigueur: Zeus Ombrios,
divinité liée à la pluie et aux intempéries, est ainsi populaire dans certains sanctuaires
situés sur des sommets de collines. Au cours du IIIe siècle, les cultes orientaux de Cybèle
ou Mithra se développent tandis qu’Apollon prend de l’importance et peut parfois être
honoré comme seul dieu. Les temples d’Asclépios prospèrent également au IVe siècle.
Des historiens ont rapproché le succès de ce culte guérisseur de l’expansion parallèle du
christianisme, en partie à cause de ses aspects miraculeux.
L’ETRANGE PAGANISME DE JULIEN L’APOSTAT
Entre 361 et 363, l’empereur Julien, persuadé que le christianisme est responsable de la
crise que traverse l’Empire, tente d’imposer une restauration païenne et rouvre des
temples ce qui suscite un certain enthousiasme. Mais sa conception du paganisme est
elle-même très influencée par le christianisme. « Il s’agit d’un paganisme puritain qui
n’avait jamais existé auparavant, et qui est très intellectuel, élitiste », explique Laurence
Foschia. Julien souhaite créer un clergé païen très hiérarchisé, calqué sur l’Église; il copie
également le système de charité chrétien. Il cherche à théoriser un polythéisme
foisonnant, reprend à son compte la théologie de la rédemption, rendue possible par le
repentir. À Antioche, il se rend impopulaire en organisant un sacrifice de cent bœufs. La
population païenne ne retrouve pas ses pratiques dans ce trop-plein de rites et de
sacrifices, et ne comprend pas cette religion. Cette révolution religieuse ne survivra pas à
la mort de l’empereur.
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Ils décèlent, derrière ces évolutions, une quête spirituelle, une volonté d’expérimentation,
voire l’affirmation d’un paganisme plus personnel en écho à une crise agricole, une
période d’angoisse et de remise en question. Pourtant, à Athènes, où le paganisme est
littéralement inscrit dans les murs et la conscience “nationale”, les divinités antiques de la
cité sont toujours scrupuleusement célébrées – la continuité des Panathénées en est la
meilleure preuve (voir p. 22-27). Selon une autre hypothèse, les rites se maintiendraient
surtout en apparence. Ne recouvrant plus une réelle piété, ils conserveraient seulement un
aspect festif, voire folklorique. “Mais, nuance Laurence Foschia, il est difficile la plupart du
temps d’affirmer que la signification religieuse tombe en désuétude alors que dans le
paganisme, c’est justement la pratique qui induit la foi.”
Lente christianisation
Les empereurs, qui tolèrent le christianisme à partir de 312, vont peu à peu encadrer et
restreindre l’exercice des cultes. Ils commencent par interdire les statues, puis les
sacrifices, mais admettent la coexistence des deux religions jusqu’à Théodose, qui en
392, met en place une législation qui réprime véritablement toutes les pratiques païennes.
Et en 435, est ordonnée la destruction de tous les sanctuaires païens qui pourraient
encore subsister. “L’abondance même de la législation anti-païenne montre que le
paganisme est toujours pratiqué et nous ignorons en outre dans quelle mesure ces lois
étaient bien appliquées” précise Laurence Foschia. En effet, les empereurs recrutent une
partie de leurs hauts fonctionnaires chez les païens. Ce n’est qu’à partir de 415 que les
non chrétiens sont bannis de toute charge officielle.
Côté chrétien, les textes, très nombreux, nous renseignent surtout sur les querelles
théologiques que les conciles sont chargés de clarifier: les chrétiens sont avant tout en
quête de définition de leur foi. Parallèlement, les informations archéologiques sont maigres
avant le IVe siècle: peu d’églises encore et peu d’inscriptions sont à mettre en regard des
textes – car malheureusement pour les épigraphistes, cette pratique recule à l’époque.
Alors que l’Empire continue d’entretenir les temples, il ne finance pas encore les églises.
Les vestiges chrétiens les plus anciens sont souvent découverts hors les murs des cités,
soit autour des tombes de personnes considérées comme saintes, dans les nécropoles,
soit parce que les communautés peu riches ne possédaient pas de terrains dans les cités.
Dans un second temps, des traces chrétiennes apparaissent dans la cité. C’est le cas de
la basilique de Paul, à Philippes, qui va se transformer au Ve siècle en cathédrale,
entourée d’un véritable quartier épiscopal tandis que plusieurs autres basiliques,
beaucoup plus grandes, sont à leur tour construites, bouleversant l’urbanisme romain.
Elles témoignent d’une puissance nouvelle et de communautés chrétiennes désormais
majoritaires et prospères.
À partir du Ve siècle, tout bascule. Thessalonique, résidence impériale entre le IIIe siècle et
la fin du IVe, est un bon exemple de cette évolution qui réutilise les édifices païens ou les
imite pour finalement, à partir du VIe siècle, créer une architecture différente – qu’on
qualifie de byzantine. Son forum monumental a aujourd’hui presque totalement disparu,
enfoui sous les constructions modernes. L’un des rares vestiges du IVe siècle est un
mausolée romain, aujourd’hui l’église Saint-Georges. Si l’édifice subsiste, c’est qu’il fut
très tôt converti en lieu de culte chrétien. En fouillant le petit jardin qui entoure l’imposante
rotonde de brique rouge, les archéologues grecs tentent actuellement d’en apprendre
davantage sur l’époque et la nature de cette transformation. Les premières certitudes ne
remontent qu’au VIe siècle, lorsqu’une abside encore bien visible fut ajoutée à l’est et une
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nouvelle entrée percée à l’ouest. Ce témoin privilégié de la transition entre l’Empire romain
et le monde chrétien est à mettre en parallèle avec l’église de l’Acheiropoiétos, située
quelques rues plus loin. Il s’agit là au contraire d’une construction originale du troisième
quart du Ve siècle qui remplace des bains romains. Mais elle suit le plan rectangulaire
typique utilisé dans l’Empire pour les basiliques civiles. Les éclatantes mosaïques à décor
floral et les chapiteaux aux feuilles d’acanthe dentelées qui surmontent les colonnes de la
nef centrale remontent aux origines de l’église.
“En Grèce continentale, il n’est pas rare que des temples soient convertis en églises.
Soixante cas ont été relevés jusqu’à présent, observe Laurence Foschia. Le procédé peut
être interprété comme un signe de triomphalisme, mais il est surtout pragmatique: rapide
et moins onéreux qu’une construction nouvelle, il heurte sans doute moins la population
qui voit là une continuité d’espace sacré.” Il suffit de changer l’orientation des temples en
fermant l’entrée (à l’est) par une abside, et en ouvrant une porte au fond de l’ancienne
cella. C’est ainsi que le Parthénon d’Athènes a survécu. Tous les grands temples
d’Athènes sont également devenus des églises mais les historiens ne sont pas d’accord
sur l’époque de leur christianisation qu’ils évaluent entre le Ve siècle et le VIIe. La cité a
été partiellement pillée en 396 par les Wisigoths d’Alaric et une période d’abandon a pu
précéder leur conversion. Seuls indices: les plus anciens graffitis chrétiens sur l’Acropole
ne remontent qu’au VIIe siècle.
THASOS ET SES BASILIQUES
Paul, se rendant de l’île de Samothrace à Néapolis (Kavala) puis Philippes, passa au large
de l’île de Thasos, célèbre pour la qualité de son marbre. Y aborda-t-il ? Les Actes des
Apôtres ne le laissent pas entendre. Ici aussi, les premières traces du christianisme ne
remontent qu’au Ve siècle. À Aliki, presqu’île bucolique du sud-est de l’île, un sanctuaire
païen a fonctionné jusqu’au IVe siècle. Il n’a pas été réutilisé. Les chrétiens ont préféré
construire une basilique double de l’autre côté de la colline, surplombant la mer. Les
vestiges de cet ensemble, qui date du premier quart du Ve siècle pour la première phase
de construction, sont encore lisibles au milieu des pins. Étudiées par Jean-Pierre Sodini,
dans le cadre des fouilles de l’École française d’Athènes, les deux églises (ci-dessous) ont
livré des éléments de décor: ambon, autel, chancel et mosaïques… Plusieurs annexes,
dont la fonction reste mal définie, encadraient le narthex. De nombreuses tombes furent
creusées dans la cour. Dans ce paysage somptueux, sauvage aujourd’hui, il est difficile
d’imaginer la vie religieuse animée qui devait se dérouler là, tandis qu’à quelque dizaines
de mètres, les plages de marbre blanc résonnaient du bruit des pics des ouvriers
travaillant aux carrières (ci-contre). Les basiliques furent abandonnées au VIIe siècle, à
l’époque des invasions slaves sur l’île. Tout récemment, en lisière de la ville de Thasos, au
nord de l’île, le service des Antiquités grecques a mis au jour les vestiges d’une autre
importante basilique double et de ses annexes, dont le plan ressemble à celle d’Aliki. Le
site est en cours de fouille.
Parallèlement, sur les pentes de l’Aréopage, les fouilles américaines ont mis au jour une
cache de statues de dieux antiques, dans des maisons de l’époque romaine tardive. Il est
probable que ces demeures, situées en bordure de l’Agora, aient servi de refuge aux
derniers philosophes païens, anciens enseignants de l’Académie d’Athènes qui
continuaient là à pratiquer un culte domestique. L’Académie reste en effet, aux yeux des
empereurs, le fief de la philosophie antique, liée au paganisme. Elle est fermée en 529 sur
ordre de Justinien qui supprime également la liberté de conscience et rend obligatoire le
baptême. Certains philosophes préfèrent alors s’exiler à la cour du roi perse.
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Par un renversement de tendance, le christianisme semble être devenu un mouvement
urbain qui triomphe dans l’ensemble des cités à partir du Ve siècle, alors que les derniers
païens se réfugient dans les campagnes: quelques sanctuaires locaux, situés sur des
collines reprennent vigueur, ainsi qu’en témoignent des offrandes de lampes datées de
l’époque tardive; plusieurs caches de statues de divinités ont aussi été retrouvées dans
des citernes de cette époque, des sanctuaires sont aménagés dans de grandes demeures
privées… Circonstances obligent, ce dernier paganisme serait aussi plus personnel, d’une
pratique plus intime, avant de disparaître. Dans le grand Empire byzantin désormais
entièrement chrétien, bientôt, seule la littérature antique transmettra le souvenir des
mythes et du panthéon grecs.
[Le Monde de la Bible n°160]
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NAISSANCE DU CHRISTIANISME
Epilogue
« Je crois… »
L’histoire mouvementée de ces cinq premiers siècles du christianisme voit ainsi
l’émergence d’une Eglise forte sous la houlette du pape et de l’empereur. Constantin aura
finalement réussi son audacieux pari d’unifier l’empire sous la bannière chrétienne. Dès
451 et le quatrième concile œcuménique de Chalcédoine, la grande majorité des chrétiens
est parvenue à s’accorder sur un credo commun concernant l’identité de Jésus : une seule
personne avec deux natures, il est à la fois Dieu et homme. Certes, le christianisme n’est
pas pleinement uni, puisque chaque concile a suscité des mouvements schismatiques
dont certains subsistent encore de nos jours. Mais l’empire s’est trouvé une foi commune,
celle de la Grande Eglise, et cette dernière est parvenue à imposer son orthodoxie grâce
au soutien des empereurs.
La Grande Eglise connaît pourtant au XIe siècle un grave schisme qui divise en deux la
chrétienté, entre l’Occident romain de langue latine et l’Orient orthodoxe de langue
grecque. Mais cette division ne résulte pas de déchirements dogmatiques autour de la foi.
La fameuse querelle trinitaire du filioque (la procession de l’Esprit saint) n’est qu’un
prétexte pour consommer une rupture déjà ancienne entre un christianisme oriental, jaloux
de son indépendance, et un christianisme occidental totalement soumis à l’autorité du
pape. Plus politique que théologique, liée aussi à des questions de sensibilité liturgique et
d’organisation du clergé, cette séparation, aussi importante soit-elle, ne brise en rien
l’unité de foi des chrétiens sur la question christologique : Jésus est partout vénéré comme
l’incarnation de la seconde personne de la sainte Trinité.
Il en va de même à la Renaissance avec le nouveau grand schisme qui divise cette fois la
chrétienté occidentale : celui de la Réforme protestante. Luther et Calvin entendent
réformer l’Eglise et s’émanciper de la tutelle de Rome ; ils divergent sur certaines
questions théologiques ; mais jamais ils ne remettent en cause les fondements de la
théologie trinitaire élaborée au cours des quatre premiers conciles œcuméniques.
Les dogmes de la Trinité et de l’incarnation sont partagés par la plupart des Eglises
chrétiennes. Mais l’Eglise arménienne et les Eglises coptes orientales ne reconnaissent
que la définition de la foi issue des trois premiers conciles. Et l’Eglise nestorienne, que des
deux premiers. Les réformés reconnaissent pleinement l’autorité des quatre premiers
conciles. Les Eglises orthodoxes en reconnaissent sept (le dernier, au VIIIe siècle, statuant
sur la reconnaissance du culte des icônes). L’Eglise catholique romaine compte quant à
elle vingt et un conciles et la « foi authentique » inclut l’intégralité du dogme, du concile de
Nicée aux dernières déclarations papales faites ex cathedra, ce qui implique les trois
derniers dogmes : l’Immaculée Conception (Pie IX, 1854), l’infaillibilité pontificale (Vatican
I, 1870) et l’Assomption de la Vierge Marie (Pie XII, 1950).
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Pour les Eglises chrétiennes, la foi est donc exprimée dans le credo de Nicée-
Constantinople qui définit le dogme trinitaire et celui de l’incarnation : un Dieu en trois
personnes et un Christ en deux natures.
Au-delà des credo élaborés à partir du IIe siècle, quel est le fondement de foi commun à
tous les premiers témoins de la vie de Jésus qui ont « cru » en lui bien avant que ne soit
conçue la théologie trinitaire, et même celle de l’incarnation ? On peut le résumer en deux
points : Jésus est un homme qui entretient un rapport particulier à Dieu, unique médiateur
entre Dieu et les hommes ; Jésus est mort et ressuscité d’entre les morts, et continue
d’être présent.
Ces deux affirmations me semblent constituer la clé de voûte de l’édifice chrétien.
Cette intimité de Jésus et du Père, cette « élection » de Jésus qui en fait un « homme à
part », est clairement manifestée à trois moments clés des Evangiles : le baptême de
Jésus (Mc 1,11), sa transfiguration (Mc 9,10) et sa résurrection.
L’évènement de la résurrection est évidemment le signe le plus bouleversant pour les
disciples, celui qui confirme leur foi en Jésus comme un homme unique, choisi par Dieu
pour accomplir une mission universelle. Mais il est raconté de manière assez « flou ».
Jésus a bien repris vie, mais le corps dans lequel il apparaît n’est pas celui d’avant. Cela
signifie que l’évènement qualifié de « résurrection » est d’un tout autre ordre qu’une
réanimation de cadavre. Son cadavre a été radicalement transformé en un nouveau corps
par la toute-puissance divine.
Dorénavant, l’absence de Jésus devient la condition de sa présence.
Mais dire que Jésus a un lien particulier, voire unique à Dieu, et qu’il est ressuscité, ne
revient pas à affirmer qu’il est Dieu. La théorie de l’incarnation apparaît plus de soixante-
dix ans après la mort de Jésus, et la théologie trinitaire prend son essor au cours du IIe
siècle.
Mais quel que soit le crédit accordé aux Eglises et à la tradition chrétienne, la théologie
trinitaire m’apparaît comme une passionnante tentative d’explication du mystère du Christ.
Ainsi pourrait-on dire que, si Dieu existe, il est nécessairement « un » dans son
« essence ». Mais qu’il est « trois » dans sa dimension « théophanique » ; il se manifeste
à l’homme à travers trois dimensions : la dimension créatrice du Père, celle, intelligible, du
Logos (Fils) et celle, consolatrice, de l’Esprit. Jésus est l’incarnation du Logos divin, car
par sa vie et par son message, il « incarne » Dieu, il « dit » Dieu autant qu’un être humain
puisse le dire. Il est à la fois humain et divin, puisqu’il réalise pleinement le divin dans
l’humain. Mais Jésus n’est pas l’incarnation de Dieu dans son essence, laquelle reste par
ailleurs totalement inaccessible à la raison humaine. C’est pourquoi l’expression que je
trouve la plus forte pour résumer la foi chrétienne – foi qui entend affirmer le statut unique
de l’homme Jésus, tout en préservant le mystère divin – est celle de Paul : « Il est l’image
du Dieu invisible ».
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Au-delà des tentatives de formulation théologique du mystère divin révélé, il m’apparaît
surtout important de rappeler que la foi chrétienne, c’est croire qu’en sa personne Jésus
assure une conjonction, un pont, entre l’humain si imparfait et le divin parfait et ineffable.
Pour les chrétiens, Dieu se manifeste non pas à travers un texte, mais à travers une
personne : Jésus. Le christianisme est donc une religion de la personne et de la présence.
Religion de la personne, il se doit d’attacher plus d’importance aux personnes qu’à la Loi :
c’est tout le sens de l’épisode de la femme adultère (Jean, 8). Au regard de l’Evangile, le
droit canon, créé par l’Eglise au fil des siècles comme une nouvelle loi d’inspiration divine
devant s’appliquer à tous, est une aberration.
Religion de la présence – présence du Christ dans le cœur des fidèles –, le christianisme
a une dimension éminemment affective.
Religion de la personne et de la présence, le christianisme est par excellence la religion
de l’amour.
Jean a deux paroles qui se font écho l’une à l’autre et qui résument pour Frédéric LENOIR
parfaitement la singularité de la foi chrétienne. Il conclut ainsi son prologue : « Dieu, nul ne
l’a jamais vu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui l’a fait connaître ». Et, dans
sa première lettre, il écrit : « Dieu, nul ne l’a jamais vu. Si nous nous aimons les uns les
autres, Dieu demeure en nous » (1, Jean 4, 12). Voilà bien l’essentiel de la foi chrétienne :
Dieu est un mystère insondable, mais Jésus, quelle que puisse être sa nature ultime, a
révélé que « Dieu est amour » et que « quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu »
(1, Jean, 4).
Le schisme de 1054
La chute de l’empire d’Occident, en 410, n’est pas sans conséquences pour le
christianisme, désormais clairement divisé entre l’Orient et l’Occident. En Occident, fort de
sa primauté, le pape est désormais la seule autorité qui puisse négocier avec les
Barbares. L’Eglise d’Orient reste dominée par la figure tutélaire de l’empereur qui établit
quatre sièges patriarcaux : Constantinople « à égalité d’honneur » avec le siège papal,
Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Dirigées par des patriarches à forte personnalité,
isolées à partir du VIIe siècle par l’avancée de l’islam, ces Eglises deviennent
progressivement autonomes. Seule Constantinople continue de ferrailler avec Rome sur
des détails de rite et de discipline. A plusieurs reprises, ces deux Eglises frôlent le
schisme, la querelle la plus grave étant celle des images – Rome reprochant à
Constantinople son culte des icônes. Le schisme finit par devenir inéluctable quand surgit
une nouvelle querelle autour du pain de la communion. La rupture est prononcée en
1054 : Rome excommunie Michel Cérulaire, le patriarche de Constantinople qui répond en
anathémisant les légats du pape. Les liens toutefois maintenus, sont définitivement
rompues après le sac de Constantinople par les croisés en 1204. L’évolution des deux
Eglises sera dès lors très divergente.
Dès lors, ces Eglises orientales revendiquent le nom d’ « orthodoxes », parce que
attachées à la juste doctrine, alors que l’Eglise d’Occident privilégie l’appellation de
« catholique », c’est-à-dire universelle.
Les origines du christianisme
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121
La Réforme protestante
C’est la première grande contestation es temps modernes. En cette fin du XVe siècle, des
théologiens et des penseurs, abreuvés aux idées de la philosophie antique, cherchent à
faire émerger un autre christianisme, un christianisme évangélique qui parle de la
profondeur de l’être humain, de son intériorité. La pensée humaniste qui émerge marie la
foi, la raison et la liberté. Comme d’autres à son époque, un moine catholique, Martin
Luther, réclame une « réformation » de cette Eglise romaine en pleine décadence. La
goutte d’eau qui fait déborder le vase est la pratique des indulgences, un système qui
permet aux fidèles, moyennant finance, d’alléger, voire d’effacer leur peine au purgatoire.
Le 31 octobre 1517, Luther dénonce ce scandale. Puis il étend ses critiques à d’autres
domaines : les sacrements, la vie religieuse, la question du salut. Sa remise en cause du
pape lui vaut d’être excommunié en 1521. Luther, désormais libre, prêche la liberté du
chrétien. La Bible est traduite dans les langues vernaculaires afin que chaque fidèle
puisse exercer son esprit critique et examiner la parole divine sans l’intercession d’un
clerc. Ce qui, d’ailleurs, rend les prêtres superflus. Les assemblées de fidèles qui se
réunissent pour lire la Bible autour d’un pasteur font très vite tache d’huile dans l’Europe
occidentale. Des sept sacrements que professe l’Eglise catholique et que reconnaissent
les Eglises orthodoxes avec quelques petites variantes (le baptême, la confirmation,
l’eucharistie, la confession, le sacrement des malades, le mariage et l’ordination), les
protestants n’en conservent que deux : la baptême et l’eucharistie. Le culte de Marie, des
saints et des anges, très présent dans les autres Eglises, est également abandonné : c’est
un christianisme dépouillé, le plus proche possible des Evangiles, que professe Luther.
Si, depuis sa création, le protestantisme est organisé en communautés relativement
indépendantes, celles-ci se rattachent à trois grands courants qui divergent sur des points
de théologie : le courant luthérien ; les réformés de souche calviniste (appelés
presbytériens aux Etats-Unis) ; les Eglises dites pentecôtistes.
Les Lumières
La Réforme qui a suivi l’humanisme de la Renaissance ouvre la voie à une nouvelle
poussée émancipatrice dont l’objectif, cette fois, est de libérer définitivement les individus
et la société de la religion, non pas en « éliminant » la religion mais en la cantonnant à la
sphère privée et en garantissant l’impartialité de l’Etat envers ses citoyens, quelle que soit
la religion dont ils se réclament. Cette poussée est propre à l’Occident chrétien : nulle par
ailleurs on ne la verra exprimée aussi clairement par des individus qui refusent le poids de
tout déterminisme et entendent être libres de leurs critiques du système, émises au nom
de la raison, séparée de la foi. Ces individus valorisent le changement au détriment de la
tradition et affirment que le mieux est toujours à venir.
La période dite des Lumières gouverne l’esprit européen tout au long du XVIIIe siècle.
Raison critique et autonomie du sujet sont ses deux mots d’ordre, d’ailleurs intimement
liés : c’est par la raison critique que le sujet va s’émanciper, se réapproprier ce qu’il avait
si longtemps remis aux mains de Dieu et de l’Eglise. Pour autant, les philosophes des
Lumières ne sont pas athées : Voltaire prônera ainsi une religion naturelle se limitant à la
croyance en l’Etre suprême et en une éthique universelle inspirée des enseignements du
Christ. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir du XIXe siècle, que Dieu s’écartera
complètement de leur pensée et que surviendra une nouvelle génération, celle de
Les origines du christianisme
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122
l’humanisme athée symbolisé par un Auguste Comte, le fondateur de la sociologie
moderne, qui décrit la religion comme une aliénation intellectuelle.
[In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 297 à 313]

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  • 3. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 3 AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE Chapitre 1 La religion originelle -100.000 av. J.-C. Nul de saura jamais ce qui s’est réellement passé ce jour-là, il y a à peu près cent mille ans, à Qafzeh, près de l’actuelle Nazareth, en Israël. Amenés par les leurs, que les archéologues appellent des proto-Cro-Magnons ou Homo sapiens antiques, deux défunts ont été inhumés dans une fosse. Autour d’eux, peut-être sur leurs corps, quantité d’ocre rouge, témoin d’un rituel funéraire. Premiers rituels de la mort Les fouilles entreprises à Qafzeh à partir de 1930 ont révélé une trentaine de sépultures de la même époque, renfermant des corps pour la plupart couchés sur le côté, jambes fléchies, couverts d’ocre. C’est dans ces tombes, vieilles de cent millénaires, que l’on observe les premiers moments de religiosité de l’homme. Des signes laissent en effet penser que la mise en scène entourant ces inhumations exprime la croyance en une vie après la mort. La position recroquevillée du fœtus signifie selon l’hypothèse la plus plausible que la mort est conçue comme une nouvelle naissance. Des objets de plus en plus sophistiqués sont posés à ses côtés. Est-ce pour le seconder dans ce grand voyage qu’il entreprend, ou pour le choyer afin qu’il ne revienne pas importuner les vivants ? Les deux hypothèses ne sont pas inconciliables, et elles témoignent toutes les deux d’une croyance en la survie de l’âme. Fréquemment au Paléolithique moyen (-300.000 à -30.000 av. J.-C.), de manière systématique au Paléolithique supérieur (-30.000 à -10.000 av. J.-C.), les sépultures renferment des silex taillés pour se défendre, de la nourriture, ainsi qu’en témoigne l’étude d’ossements d’animaux retrouvés à proximité des corps, et des pierres sculptées dont les encoches, aujourd’hui indéchiffrables, avaient très certainement un sens symbolique précis pour les artistes qui les avaient taillées. Autre fait significatif : les morts sont inhumés à l’écart des vivants. Et ce n’est pas tant l’odeur du cadavre en décomposition que veulent fuir les vivants (les corps sont recouverts de couches de terre et de pierres), que le cadavre lui-même, probablement source d’inquiétudes, voire de terreur. Nous ne disposons d’aucun autre indice quant à la religiosité développé par l’Homo sapiens d’il y a cent mille ans. La recherche archéologique ne permet pas même d’affirmer une quelconque forme de croyance, en un dieu ou en des dieux, en des esprits naturels ou ancestraux. L’art rupestre -45.000 av. J.-C. Des millénaires vont encore s’écouler avant que l’homme découvre un nouveau moyen d’expression : l’art, ancêtre de l’écriture. Les plus anciennes peintures
  • 4. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 4 rupestres datent de plus de quarante-cinq mille ans, représentant des animaux et des humains. Des dizaines de millions de peintures et de gravures paléolithiques ont été découvertes à ce jour dans cent soixante pays, sur les cinq continents. Salomon Reinach (1858-1932) et l’abbé Henri de Breuil (1877-1961) ont développé une théorie de l’art magique : en peignant des scènes de chasse, l’homme capturait l’image des animaux qu’il voulait chasser. Plusieurs autres hypothèses ont été émises. En 1967, Andreas Lommel élabore la théorie chamanique (développée en 1996 par Jean Clottes et David Lewis-Williams). Selon ces derniers, les peintures et gravures, où les animaux sont largement dominants, ne représentent pas les animaux eux-mêmes, mais sont les esprits des animaux surgissant de la roche, que les chamanes de la préhistoire invoquaient et avec lesquels ils communiquaient lors des transes rituelles. Des éléments plaident en faveur de cette thèse, en particulier la localisation géographique. En effet, ce ne sont pas des grottes habités qui étaient « décorées », mais des lieux spécifiquement réservés à cette activité, de ce fait très probablement ritualisée. Le monde invisible Nous ne saurons jamais laquelle de ces hypothèses est la bonne. Le chamanisme est une religion de la nature qui s’est développée au sein de populations vivant en profonde symbiose avec cette nature. Chasseurs-cueilleurs aux techniques rudimentaires, ils vivaient en petits clans. Tributaires des saisons, de la pluie, du soleil, ces hommes étaient pris dans des phénomènes extérieurs qui les dépassaient. A chaque pourquoi, seule une réponse supranaturelle semblait appropriée. On peut aujourd’hui, à travers les cultures chamaniques qui ont survécu, notamment en Sibérie, essayer de se faire une idée de ce qu’a été la première religion de l’humanité. Pour se rassurer face aux aléas, aux menaces, aux dangers que la nature fait peser sur lui, pour exprimer en même temps le sentiment d’admiration qu’il éprouve devant cette grandeur, cette majesté, l’homme va donner une substance au monde invisible. Il nomme des esprits avec lesquels il peut négocier pour s’attirer leurs bonnes grâces. Il est possible que certains personnages, plus doués que d’autres pour ce type de négociations, se soient très tôt détachés du lot. Cet homme providentiel sait procéder à des échanges avec les esprits, leur offrir une compensation en termes de forces vitales en échange de la nourriture prélevées. C’est un donnant-donnant très fonctionnel, somme toute très rationnel, n’incluant ni prières ni sacrifices. Une seule religion primitive Un fait est quasi-certain : quelle que soit la région du globe où ils vivaient, et pendant un temps qui s’est étalé sur des dizaines de milliers d’années, les hommes du Paléolithique ont nourri des sentiments religieux d’une surprenante similarité : la survie de l’âme, l’existence d’esprits « naturels » et de causes surnaturelles aux évènements naturels, la possibilité d’entrer en contact avec ces forces et de procéder à des échanges porteurs de normalisation ici-bas. Ces traits communs fondent les religions chamaniques, qui se sont développés dans un relatif, voire un total isolement les unes des autres.
  • 5. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 5 Le constat le plus frappant, y compris pour un œil non averti, est l’usage de la couleur rouge, associée dans toutes les aires à un contact avec l’autre monde. Par ailleurs, en ce qui concerne le choix des motifs, la surreprésentation des animaux, en particulier des taureaux, les serpents et les cervidés, et l’absence quasi-totale de dessins végétaux. Quant aux humains représentés, ils sont souvent, sous toutes les latitudes, dans la position dite de l’orant, c’est-à-dire les bras levés vers le ciel. Pourquoi ? Il sera très difficile d’apporter un jour une réponse définitive. Une autre caractéristique presque universelle est la présence au fond de certaines grottes d’empreintes de mains. Il est possible que ces empreintes aient marqué le terme d’un processus initiatique de jeunes adultes. On peut aussi s’interroger sur le sens du « culte des crânes » pratiqué sous différentes formes par les hommes du Paléolithique. Une thèse, qui a connu un certain succès parmi les chercheurs, tente de fonder « techniquement » cette indéniable similarité en la rattachant à une donnée confirmée par la génétique : l’origine africaine commune de toute l’humanité. Cette thèse postule une diffusion des bases de la religiosité à partir de ce foyer unique dont les hommes auraient émigré en emportant une mémoire collective elle aussi unique, et dont aurait émergé ultérieurement la mythologie, en particulier le mythe du paradis originel (ou de la terre des origines) que se partagent toutes les civilisations, avec des variantes qui leur sont propres. Un obstacle s’oppose cependant à cette affirmation : on ignore qui étaient ces premiers migrants, et surtout s’ils étaient capables de concevoir une « religion première ». Toutefois, parler d’une religiosité commune aux chasseurs-cueilleurs n’est pas un abus de langage et elle constitue très certainement une démonstration éclatante de l’universalité de l’esprit humain et de sa spécificité par rapport aux autres êtres vivants. Le numineux et le sacré Le théologien luthérien allemand Rudolf Otto (1869-1937) est l’un des premiers penseurs à mettre en avant l’idée d’un sentiment du sacré inhérent à l’homme et précédant ses tentatives d’expliquer le monde, ses origines, son devenir. En 1917, il forge le mot « numineux » pour désigner ce sacré originel. C’est donc à la fois de l’effroi et de l’admiration face à ce qui l’entoure que l’homme prend conscience du sacré, insiste Otto. Les plus grands noms de l’ethnologie et des sciences religieuses qui lui succéderont reconnaîtront d’ailleurs son influence : Paul Tillich, Gustav Mensching, et surtout Mircea Eliade qui fondera le livre qui l’a popularisé, Le Sacré et le Profane, sur la notion de numineux. Terrorisé et fasciné en même temps par cet inexplicable, l’individu cherche à « accumuler » le numineux dans un lieu, de manière à le localiser, à le posséder. Le numineux ainsi accumulé pour être maîtrisé est doté de propriétés magiques : c’est de cette façon que s’ébauchent sans doute les premiers rituels, autour des pierres et des tumulus, devant les peintures rupestres, où l’on ne rend pas encore grâce à une divinité, mais où l’on apaise les colères d’esprits non nommés. [In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 17 à 32]
  • 6. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 6 AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE Chapitre 2 Quand Dieu était une femme -15.000 av. J.-C., la Terre commence à sortir d’une période glaciaire commencée cent mille ans plus tôt. L’Europe est encore sous les glaces quand les premiers effets du réchauffement se font sentir au Proche-Orient, dans une zone qui s’étend de l’Egypte actuelle à l’Irak en passant par le Liban, la Syrie et la Jordanie. C’est là, 12.500 ans avant notre ère, que l’homme conduit sa première expérience de sédentarisation. La civilisation natoufienne, qui tire son nom de Wadi Natouf, près de Jéricho, où ses premières traces ont été retrouvées en 1928 par l’archéologue Dorothy Garrod, se prolonge durant environ deux mille cinq cents ans et constitue la période charnière entre le Paléolithique et le Néolithique. L’homme du Natoufien reste un chasseur-cueillir, mais, à la différence de ses prédécesseurs, il traque seul les petits animaux qui abondent dans la région plutôt que les grandes bêtes féroces que les hommes du Paléolithique chassaient à plusieurs, et il cueille les céréales qu’il sait moudre et apprend à stocker. Il n’est pas encore un éleveur, mais il commence à domestiquer un premier animal, le chien. Ses outils sont plus sophistiqués, il découvre l’art du polissage. Ce sont de petits riens, certes. Mais celles-ci posent les bases d’un pas de géant que va accomplir la révolution néolithique. Cette ère va durer à peine quelques millénaires : sept ou huit mille ans au Proche-Orient où la page du Néolithique commence à sa tourner vers la IVe millénaire avant notre ère, trois ou quatre mille ans en Europe qui entamera sa révolution plus tard. Les conditions de vie de l’homme vont radicalement changer ; schématiquement, on peut dire que l’homme des cavernes cède la place à l’homme des cités. Sur le plan religieux, le bouleversement est d’une ampleur équivalente. En effet, au terme de cette ère, le sentiment religieux qui avait émergé des dizaines de milliers d’années plus tôt donne naissance à un embryon de religion constituée, qui intègre les grands traits constitutifs des grandes religions ultérieures. Ce bouleversement s’orchestre autour de l’émergence d’une figure inédite : celle des dieux. Ou plutôt des déesses, puisque Dieu alors est féminin. Or, on ne négocie pas avec un dieu comme avec un esprit : au fil des siècles, les prières prennent le pas sur les négociations, les échanges avec les dieux se formalisent avec les offrandes et les sacrifices, des espaces sacrés, les notions de bien, de mal et de morale commencent à émerger. La déesse et le taureau Vers -10.000 av. J.-C., la civilisation natoufienne est progressivement remplacée par la civilisation dite « khiamienne » du nom du village de Khiam, sur les rives de la mer Morte. La technique de la chasse s’enrichit. Il est possible que les premiers essais d’agriculture datent de cette époque. Il est plus probable que l’homme se soit d’abord fait éleveur. Le Khiamien commence à manipuler quand il se fait éleveur, puis peu après paysan. Quand il améliore ses techniques agraires, il parvient même à produire ce qu’il veut et à
  • 7. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 7 diversifier d’autant son alimentation. C’est une révolution totale. Vers -9.000 avant notre ère, de manière subite, les premières agglomérations relativement importantes apparaissent, toujours au Proche-Orient. L’Europe, elle, n’est toujours pas sortie de l’ère glaciaire. Devenu éleveur, l’homme est « sorti » de la nature : pour la première fois apparaît l’idée d’une séparation entre le monde humain et le monde naturel, voire d’une supériorité du monde humain sur le monde naturel. Le sentiment religieux se métamorphose. La religion s’anthropomorphise, elle se modèle à l’image de l’homme, et les premiers dieux émergent, créés à cette image. Or, les premiers dieux sont en fait des déesses. Comment en serait-il autrement ? Bien qu’en devenant éleveur, l’homme ait identifié le processus sexuel de reproduction jusque-là énigmatique, et qu’il ait découvert son propre rôle actif, la fécondité féminine conserve pour lui un caractère magique et fascinant. Dès lors, on voit se multiplier les sculptures exclusivement féminines. Mais s’agit-il de déesses ? Oui pour ce qui est des représentations féminines du Néolithique dont le caractère religieux est indiscutable. Avec un court écart dans le temps, ces figures féminines sont associées aux taureaux, incarnant la puissance de la force mâle. Vers -7.000 av. J.-C., les premiers bas reliefs font leur apparition dans les maisons de Catal Huyuk, en Anatolie. La déesse y est représentée jambes écartées, donnant naissance à des taureaux. Du Nil à l’Euphrate, de telles figurations de la déesse qui enfante, cernée de crânes de taureaux, abondent. Le même couple pénètre l’Indus où, au IIIe millénaire avant notre ère, la déesse, portant parfois des cornes, est le principal destinataire du culte domestique. Et on le retrouve de manière magistrale, dominant le panthéon de la civilisation minoenne qui s’est développée en Crète à partir de 2.700 avant notre ère. S’agit-il pour autant d’un polythéisme ? Certes, il est presque certain que les hommes du Néolithique ont continué à s’adresser aux esprits de la nature, dans la tradition de leurs ancêtres du Paléolithique. Cette thèse est d’autant plus probable que les chasseurs- cueilleurs ne sont pas éteints. Néanmoins, les seules représentations figurées dans les autels domestiques du Néolithique proche-oriental (et, quelques millénaires plus tard, européen) sont celles de la déesse triomphante et du taureau, assujetti à elle. La figuration de la déesse a bien entendu varié selon les lieux et les périodes. Ses attributs, et surtout son rôle de déesse de la fécondité et de la vie, sont toutefois restés invariables. La déesse acquiert un caractère d’être suprême. Les autres forces surnaturelles lui sont subordonnées. Avec l’avènement de l’agriculture, seule une incarnation de la fécondité semble pouvoir assurer la fécondité du champ, mais aussi celle du bétail et des femmes. Il est donc là aussi naturel que la représentation divine la plus importante soit la femme, qui exprime l’essence de la fertilité puisqu’elle est la donneuse de vie par excellence. Le sacrifice En même temps que les dieux remplacent les esprits, les premiers rites cultuels se mettent en place. Dans la mesure où l’homme a acquis le sentiment de sa supériorité sur la nature qu’il domine et a créé des sociétés qui se hiérarchisent, il imagine tout à fait que la hiérarchie se prolonge au-dessus de lui, au-dessus de ce monde terrestre. Quand il s’adresse à la
  • 8. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 8 déesse, c’est pour la prier, l’appeler à son secours. Or, de même que l’homme ne peut se contenter de belles paroles qui ne se concrétiseraient pas par des actions, les dieux ont besoin de plus que des prières. Il leur faut des offrandes dignes d’eux. L’éleveur leur offrira ce qu’il a de plus précieux : un animal de son troupeau. Ce ne sont en effet jamais des animaux sauvages qui sont offerts en sacrifice, et cette constante perdurera dans l’histoire des religions. Dans son Essai sur le don, Marcel Mauss (1872-1950) a disséqué la logique qui sous-tend le processus de l’offrande, dont le sacrifice est l’expression la plus aboutie. La tradition veut que l’échange produise l’abondance de richesses : il incite en effet le receveur à être généreux à son tour, et c’est pourquoi les donateurs rivalisent de générosité, sachant que la réciproque sera également vraie puisque « tout don doit être rendu de façon usuraire ». La fonction du don, telle qu’établie par Marcel Mauss, permet d’expliquer la surenchère sacrificielle mise en évidence par les recherches archéologiques de ces trois dernières décennies. Car très vite, dans sa volonté d’offrir toujours plus aux dieux afin de recevoir encore plus d’eux, l’homme a cherché en dehors de son troupeau ce qu’il pourrait leur sacrifier d’encore plus précieux. Et qu’y a-t-il de plus précieux pour un homme que son frère, son semblable ? La violence et le sacré Outre leur fonction strictement religieuse, qui est l’offrande aux dieux, ces meurtres sacrés ont un rôle primordial pour le groupe : assurer sa cohésion. On n’égorge pas un humain comme un poulet : les rituels mis en place dans le premier cas sont dotés d’une solennité particulière, entourés d’une forte charge émotionnelle qui mobilise le clan autour d’un acte qu’il sait transgressif et auquel seul les initiés, généralement les mâles à partir de la puberté, ont accès. Les victimes sacrificielles sont, la plupart du temps, choisies en dehors du clan : c’est l’Autre, forcément ennemi, toujours menaçant. En 1972, dans La Violence et le Sacré, le philosophe René Girard a postulé que la violence et le sacré sont inséparables. Le sacrifice, explique-t-il, n’est pas un acte expiatoire, mais un moyen de détourner la violence inhérente à tout groupe, de lui trouver un exutoire qui en sera le bouc émissaire, et de protéger ainsi le clan de cette pulsion qui lui est consubstantielle. Girard définit le sacrifice comme « une véritable opération de transfert collectif qui s’effectue au dépens de la victime et qui porte sur les tensions internes, les rancunes, les rivalités, toutes les velléités réciproques d’agression au sein de la communauté ». Ce n’est pas tant la thèse du philosophe français que sa systématisation qui a fait l’objet de controverse, dans la mesure où elle occulte le rôle spirituel du rituel sacrificiel, et plus généralement de la religion, au profit de son rôle social. Girard affirme ainsi que « le religieux a le mécanisme de la victime émissaire pour objet ; sa fonction est de perpétuer ou de renouveler les effets de ce mécanisme, c’est-à-dire de maintenir la violence hors de la communauté ». Ce constat est partiellement exact, mais il passe outre un élément essentiel : le sentiment religieux, ce numineux décrit par Rudolf Otto, qui est inhérent à l’humain. Les constructions religieuses, des plus archaïques aux plus évoluées, sont aussi, et probablement avant tout, une réponse à un questionnement intime et à des angoisses qu’elles vont, au fil des siècles, canaliser de manières diverses, en construisant, nous le verrons plus loin, des dogmes et des rites qui se différencieront selon les aires géographiques et culturelles.
  • 9. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 9 Le culte des ancêtres Nous sommes beaucoup moins démunis devant l’homme du Néolithique que devant celui du Paléolithique, qui a certes laissé des traces de ses activités, mais sans nous laisser la clé qui permettrait de déchiffrer les symboles dont il usait. Il est par contre certain que les éleveurs du Néolithique ont rendu un culte aux ancêtres. Les préhistoriens parlent d’un « culte des crâne » qui s’est propagé au Proche-Orient et en Anatolie avant de gagner l’Europe. Ce culte a peut-être des antécédents, mais la manière dont il a été ritualisé, formalisé au Proche-Orient à cette période constitue un virage complet dans l’histoire des religions, et il sera à la base de l’élaboration de cultes considérés comme secondaires par les théologies orthodoxes mais qui, comme ce fut le cas au Néolithique, participent de la religion personnelle, de ce lien particulier qui, plus tard, unira le fidèle à une figure protectrice de proximité (saint, anges…). Les fouilles les plus spectaculaires ont été conduites autour de Jéricho et dans les montagnes anatoliennes où, dans les sous-sols des habitations, des dizaines de cadavres ont été retrouvés reposant côte à côte, inhumés « chez eux », à proximité des leurs, accompagnés d’objets personnels. Un certain nombre de dépouilles retrouvées dans les sous-sols de ces maisons ont la particularité d’être étêtées. On ignore à ce jour les raisons qui ont présidé à leur « élection » parmi les autres défunts. En revanche, on sait que leurs crânes ont fait l’objet d’un culte domestique. Le culte des crânes, expression matérielle du culte des ancêtres, constitue une innovation dans l’histoire de l’humanité et dans celle des religions. En effet, avec l’instauration de la propriété privée, donc de l’héritage, la notion de lignée gagne en importance. Le statut du vieillard (âgé de 30 à 35 ans !) est tributaire de cette évolution : c’est à cette période que commence à se dessiner l’image du sage, « celui qui sait » et qui a la capacité de transmettre ce qu’il a lui-même appris de ses aînés. Le basculement vers le statut d’ancêtre est le prolongement logique de ce nouveau statut. Et de la même manière que les hommes ont très tôt éprouvé le besoin de visualiser les divinités, ils ont ressenti, en instaurant le culte des ancêtres, la nécessité d’une proximité immédiate, physique, avec leurs défunts, par la récupération d’une partie de la dépouille, généralement la tête, considérée comme le siège de l’esprit, donc du pouvoir. La tradition des « deuxièmes funérailles » découle de cette logique. Egalement appelés « retournement des morts », ces cérémonies interviennent quelques années après le décès, souvent à la « demande » du mort lui-même qui s’adresse à un proche durant un rêve pour le prévenir que le temps est venu. La prière et la faute L’instauration du culte des ancêtres constitue une étape capitale dans l’histoire des religions, dans la mesure où elle modifie totalement le rapport des vivants avec l’autre monde. Là où l’Homo sapiens du Paléolithique négociait ses peurs avec des esprits au fond peu identifiables, le Néandertalien peut, pour la première fois, nommer l’entité qu’il charge de ces négociations. C’est le père, le grand-père, un être identifiable, qui a une histoire et
  • 10. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 10 s’inscrit dans une histoire. S’adresser à lui ne constitue pas un saut dans l’inconnu. Les vivants peuvent postuler que l’ancêtre a un préjugé favorable à leur égard. Cette relation privilégiée instaure une dimension nouvelle dans la conception de la prière. L’ancêtre, comme le dieu, peut en effet prodiguer ses faveurs, mais il peut aussi châtier, comme le fait d’ailleurs l’être humain dans la vie courante. Dès lors, les maux ne sont plus perçus comme une fatalité : ils deviennent des sanctions, le retour de fautes commises envers les ancêtres et les dieux. Une nouvelle attitude religieuse s’instaure : l’imploration de ces entités. La notion de faute ou de péché émerge. On peut supposer que la complexification des rituels commence avec cette prise de conscience de la faute. L’idée de salut individuel n’existe pas encore, mais une morale s’instaure, indispensable à la vie du clan. Dans les cités qui s’étendent, le culte, auparavant uniquement domestique, s’organise de manière plus englobant. Les traces de premiers espaces consacrés aux rituels apparaissent au VIIe millénaire avant notre ère. Deux éléments les caractérisent : une vaste dalle posée sur le sol, destinée à l’accomplissement des sacrifices, et une forte concentration de représentations de la déesse et du taureau. Il semble qu’il n’y ait pas eu de clergé attaché à ces sanctuaires, les rituels étant conduits, comme c’est le cas dans les sociétés premières, par un chamane. Cela n’est que le début de la longue épopée des dieux. Nous les avons vus naître au Néolithique. Désormais, il leur faut encore s’organiser. [In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 33 à 54] Quand Dieu était une femme Figure cosmogonique et symbole universel de fécondité, la « grande déesse » aurait fait l'objet, chez les peuples préhistoriques, d'un culte célébrant la terre nourricière. « La religion de la déesse a existé bien plus longtemps que le christianisme, et laissé une empreinte indélébile sur la psyché humaine », écrit en 1990 l'archéologue américaine Marija Gimbutas. Selon elle, les Vénus paléolithiques et les idoles néolithiques sont des images de la « grande mère », figure cosmogonique et symbole universel de fécondité, qui se retrouve dans toute l'Europe jusqu'à l'âge du bronze : ces sociétés, dont les religions sont, selon elle, fondées sur le culte de la « grande déesse », auraient connu des formes de transmission matrilinéaire et de pouvoir matriarcal. Les mythes, les symboles et les structures sociales liés au culte et au règne de la «grande mère » auraient laissé non seulement des traces archéologiques, mais aussi des « survivances » dans notre psychisme, nos traditions et nos légendes. L'idée d'un culte de la « grande déesse » qui aurait régné sur les premières civilisations humaines se fonde en effet sur l'existence d'une grande abondance d'images féminines peintes, gravées, de figurines de pierre, d'argile modelée ou de terre cuite, que l'on retrouve du rivage atlantique jusqu'à la Russie, au Moyen-Orient et dans tout le pourtour méditerranéen, du début du paléolithique supérieur, il y a plus de 30 000 ans, jusqu'à la fin du néolithique, il y a moins de 3 000 ans. L'absence de visage, l'extrême stylisation des formes et l'insistance sur les parties du corps en rapport avec la génération ont suscité l'idée que ces représentations féminines étaient en rapport avec un culte de la fertilité
  • 11. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 11 incarné par une « grande déesse », qui aurait perduré depuis le lointain des temps paléolithiques. L'idée d'une religion préhistorique de la déesse s'associe à celle d'un culte de la fécondité chez les premiers peuples, qui s'adonnent à la culture du sol et à l'élevage d'animaux domestiques. Dans ces premières populations sédentaires et agricoles, la femme symbolise la capacité d'engendrer la vie, semblable à celle de la terre fertile et nourricière qui produit les moissons. De la propriété de la terre aurait découlé, avec l'intérêt pour la fécondité de la femme, une nouvelle valeur accordée aux enfants, à qui peuvent être transmis les biens et les fruits du travail de la terre. C'est à partir du Proche-Orient et de l'Asie mineure qu'aurait pénétré la « religion de la déesse » dans tout le monde occidental. Les sites de la haute vallée du Jourdain, en Israël, voient apparaître, il y a 10 000 ans, avec les débuts de l'agriculture, des figurines féminines schématiques en calcaire, qui renouvellent l'iconographie jusque-là essentiellement animalière. Quelques siècles plus tard, le site de Mureybet, en Syrie, livre huit figurines en terre cuite : sur la plupart d'entre elles, le sexe et les seins sont indiqués. À ces images féminines, s'associent les signes d'une prééminence accordée au taureau, sous la forme de crânes enterrés avec leurs cornes dans des « banquettes d'argile » incluses dans les habitations. « Ce que nous voyons poindre pour la première fois au Levant autour de 9 500 avant notre ère, sont ces deux figures dominantes, la femme et le taureau, qui conserveront la vedette durant tout le néolithique et l'âge du bronze orientaux, y compris dans la religion de la Méditerranée orientale préhellénique », écrit le préhistorien Jacques Cauvin. L'émergence de ces images participe, selon lui, d'un bouleversement des cadres de pensée et des modes de vie qui caractérisent le processus de néolithisation au Proche-Orient. Le culte de la grande déesse serait ainsi la pierre angulaire d'un nouvel ordre des choses et du monde. Cette association de la femme et du taureau se retrouve dans les sites néolithiques du plateau anatolien, en Turquie centrale. Les localités de Çatal Huyük et de Hacilar, datés entre 7 200 et 5 000 avant notre ère, révèlent une civilisation sédentaire déjà complexe, avec des habitations, dont les murs sont ornés de fresques associant des figures stylisées de femmes, bras et jambes écartés, semblant accoucher d'un taureau qui se trouve représenté sous elles. Dans les années 1960, l'archéologue anglais James Mellaart interprète ces habitations comme des temples voués à la déesse, dont le taureau représente le fils ou l'époux. Il y lit d'un côté des thèmes communs avec les thématiques de l'art du paléolithique supérieur, de l'autre côté les fondements d'une civilisation qui, née en Anatolie quelque 7 000 ans avant notre ère, se perpétue jusque dans la culture minoenne, mycénienne et la Grèce classique. Selon lui, les statuettes anatoliennes anticipent Athéna, Artemis et Perséphone, qui sont dans la Grèce antique les déesses de la terre et de la fécondité, maîtresses des animaux sauvages, régnant sur la vie et sur la mort. Ainsi, l'art, la religion et l'économie de Çatal Huyük devaient former le berceau de la civilisation occidentale, qui allait bientôt se répandre dans toute l'Europe. Ce thème d'une religion féminine qui se serait perpétuée jusqu'à l'aube des temps chrétiens a été récemment popularisé par le succès mondial du roman Da Vinci Code. Mais il se pourrait bien qu'un tel succès en dise autant sur les mutations actuelles de nos sociétés et sur les besoins de spiritualité de nos contemporains que sur les croyances préhistoriques. Portées jusqu'à la fin du XXe siècle par le renouveau du New Age et par l'essor du féminisme américain, ces interprétations ont connu un grand succès, mais elles restent, pour certains scientifiques, fragiles par l'universalité qu'elles postulent et par leur
  • 12. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 12 méthode de déchiffrement. Aujourd'hui, elles sont même abandonnées par une partie des féministes : cautionner la thèse de la déesse préhistorique, n'est-ce pas pérenniser en la divinisant l'image éternelle de la femme définie par sa passivité et sa fécondité, laissant au héros mâle le privilège de l'individualité et de l'action ? [Claudine Cohen, Philosophe et historienne des sciences - Publié le 1 janvier 2009 - Le Monde des Religions n°33]
  • 13. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 13 AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE Chapitre 3 Les dieux de la cité La cité-Etat -4.000 av. J.-C. Eridu (basse Mésopotamie) est la première grande ville connue : quatre mille habitants. Une classe sociale tout à fait nouvelle apparaît : celle des commerçants, qui ne cultivent pas la terre mais se chargent de l’écoulement de ce qu’elle produit. Des artisans se spécialisent. Des scribes consignent les échanges. Les meilleurs agriculteurs agrandissent leurs terrains et engagent un personnel moins bien loti ; une aristocratie foncière voit ainsi le jour. Pour les habitants d’Eridu, il est évident que cette prospérité, ils la doivent aux dieux. Ils érigent un premier temple monumental en haut d’un tell. Or, dans une société qui devient d’autant plus patriarcale que la fortune est gagnée par les hommes qui exercent les métiers les plus rentables, la souveraineté de la déesse ne peut pas subsister. Les mâles dirigent, ordonnent, et il leur est de ce fait difficile de concevoir une divinité qui ne soit pas à leur image, virile et protectrice. A Eridu, où dans un premier temps plusieurs coexistent avec la déesse suprême, l’un d’eux, peut-être celui de la famille la plus puissante, est érigé en dieu de la ville : ainsi commence le règne d’Enki, dieu des eaux douces et des aménagements terrestres. Parallèlement, d’autres cités-Etats se développent en Mésopotamie : Uruk qui gagne très vite en importance, Ur, Nippur, Kish… La vie s’y organise partout de la même manière. Le sommet de la pyramide est occupé par les grands commerçants et propriétaires terriens, et les prêtres dévolus aux principaux temples. -3.000 av. J.-C. Un système d’écriture apparaît. Le déchiffrage des tablettes de cette époque décrit de manière sommaire le fonctionnement administratif des cités-Etats. Celles-ci sont gérées par deux conseils parallèles. L’un, constitué de sages ; le second est formé de guerriers. -2.800 av. J.-C. Les premiers petits royaumes apparaissent : désormais, c’est un seul chef qui dirige, et très vite des dynasties héréditaires se forment. Un premier grand royaume émerge vers 2.450 : Lagash. Dès lors, l’histoire de la Mésopotamie sera celle d’une longue épopée guerrière qui changera la face du monde, mais aussi celle des dieux. Ce n’est certes pas une histoire spécifique : la plupart des zones de population ont connu une évolution similaire. L’Egypte bien sûr, la Phénicie et la Grèce qui s’édifieront plus volontiers sur le principe des cités-Etats partageant beaucoup d’éléments communs, l’Indus, la Chine ou la Perse qui, à partir de bases de départ identiques, évolueront sur un mode différent. Sur la terre comme au ciel
  • 14. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 14 Les hommes du Paléolithique, qui ne possédaient ni biens ni classes sociales, étaient les égaux des esprits naturels. Au Néolithique, quand l’homme s’installe dans de petits villages pour élever ses troupeaux et cultiver ses terres, la vie reste relativement égalitaire, mais une suprématie de l’humain sur le reste du monde s’impose, et avec elle la figure d’une déesse suprême. Dans les cités, la donne change. L’identité familiale s’impose : une famille se rattache à un nom qui identifie l’ensemble de ses membres, on se contente plus de porter un prénom, désormais on est aussi le « fils de ». Il semble alors tout à fait logique qu’il en soit de même pour les dieux : là où l’on désignait autrefois les esprits par leur fonction, on nomme désormais les dieux en associant ce nom à la fonction. Les cités mésopotamiennes, et plus largement celle de l’âge du bronze qui remplace progressivement l’ère néolithique, se placent sous la protection d’un dieu qui n’est pas exclusif, mais qui est réputé veiller en particulier sur cette cité. L’Egypte connaît un développement parallèle à la fin du IVe millénaire avant notre ère, avec l’instauration d’un pouvoir centralisateur qui prélude aux premières dynasties pharaoniques du début du IIIe millénaire. L’unité administrative de l’Egypte ancienne n’implique pas une unité religieuse : dans chaque bourgade et chaque cité, un dieu s’est imposé. Sa figure protectrice n’exclut pas la vénération d’autres dieux, dans des temples parfois mitoyens. D’autres dieux, bénéficiant de soutiens humains plus importants, voient leur réputation s’étendre à tout le pays. En Egypte, c’est le cas en particulier des dieux soutenus par les pharaons (Horus, Rê promus vers 2500-2300 ; plus tard Osiris et Isis). De fait, à mesure que la société se hiérarchise, le panthéon divin suit la même évolution. Quand se forme les royaumes et s’installent les rois, les grands dieux se détachent eux aussi de la masse des divinités et s’entourent d’adjoints, de conseillers, d’exécutants, d’intermédiaires. En Mésopotamie, où s’est installée la civilisation sumérienne, An, le plus grand des dieux (qui deviendra plus tard Anu), symbolisé par le taureau mâle, est le prototype du dieu suprême que l’on retrouvera par la suite dans le panthéon de toutes les autres traditions polythéistes. Selon la mythologie sumérienne, An vivait autrefois dans le ciel, secondé par ses deux fils Enki et Elil (dieu tutélaire d’Erudi). Mais, au fil du temps, An délègue de plus en plus ses tâches à ses fils, il s’éloigne, tant et si bien qu’il devient inaccessible. Il reste un dieu suprême, mais que les hommes cessent de prier, s’adressant aux autres dieux, plus proches. Avec la prédominance des dieux, le culte des ancêtres s’estompe de la scène publique. La religion des dieux est celle de la cité : elle permet la cohésion sociale autour de pratiques identiques, de fêtes unifiées, de mythes forgeant une loi morale universelle dont l’Etat a besoin pour s’édifier. De fait, dès la constitution des cités-Etats de Mésopotamie, des cimetières sont conçus à l’écart des habitations. Les morts continuent d’être honorés, mais la nouvelle forme que prendra le culte des ancêtres est désormais plus proche d’une fête des morts. Une coupure très nette s’est instituée entre les habitants du ciel et ceux de la terre : les dieux sont surpuissants, et surtout immortels. La reconnaissance d’une nature particulière aux dieux et d’une hiérarchie impliquant l’existence d’un dieu suprême placé au-dessus de tous les autres contient en elle le bourgeon de l’éclosion, dans cette même partie du monde, du monothéisme, c’est-à-dire la croyance en un seul Dieu suprême, à l’exclusion de tous les autres. C’est An qui deviendra Anu chez les Sumériens, Assur chez les Assyriens, Mardouk à Babylone, Amon
  • 15. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 15 en Egypte, et chez les Phéniciens un surprenant Baal qui reste le même tout en prenant des appellations différentes selon les villes où il est adoré. Mais la tendance générale reste encore à une multitude de dieux. La Maison des dieux Restons plus particulièrement en Mésopotamie. Les premiers temples, ouverts sur une terrasse pourvue d’une rampe d’accès, ont toutes les mêmes caractéristiques : ils comportent trois pièces, l’une centrale où se trouvent l’autel et la table d’offrande, et deux autres pièces latérales dont on a peu de certitudes quant à l’usage premier qui en était fait. Très vite, ces temples se sont développés. Mais à côté de ce grand temple, plusieurs petits temples, donc plusieurs dieux et déesses, coexistent volontiers, et sans encombre. Même à Thèbes, capitale égyptienne du culte d’Amon, le père des dieux, dont le lieu de vénération (et de résidence !) constitue une ville à part entière, les temples dédiés aux autres divinités sont omniprésents. Les seuls troubles interreligieux interviendront durant le bref règne d’Aton, promu « dieu unique » et exclusif par le pharaon Akhenaton, vers 1350 avant notre ère. Les dotations royales et celle des fidèles affluent. Les temples s’agrandissent encore, ils deviennent des domaines autosuffisants dont la prospérité tranche souvent avec la vie modeste de la population. La centralisation de la religion a un autre effet : la moralisation de la vie sociale et publique. C’est à partir des temples où se construit le dogme que les premiers codes moraux sont formulés. Toutes les contraintes, tous les interdits sont en effet censés avoir été promulgués par les dieux qui ont en même temps indiqué aux hommes la conduite juste. Une série de tablettes mésopotamiennes du IIe millénaire avant notre ère contient, dans une sorte de confession générale, tous les préceptes à mettre en œuvre dans sa vie pour complaire à la divinité. Il s’agit, pour beaucoup, des mêmes préceptes moraux que nous appliquons encore aujourd’hui. La « religion » qui a remplacé le « sentiment religieux » conforte le sentiment que les dieux, bien que parfois capricieux, sont généralement bons avec les justes et punissent les méchants. A partir de cette impulsion religieuse, l’administration politique publie des codes de justice – le roi étant le garant de l’application de la loi des dieux. Le plus ancien code, datant de 2700 avant notre ère, est rédigé sous forme de « conseils d’un père à son fils », un genre littéraire qui sera très en vogue en Mésopotamie, formé de courtes sentences. Un code de justice plus élaboré, daté de 2100 avant notre ère, assortit les fautes d’amendes et de sentences. Le code le plus connu est celui d’Hammourabi, le roi de Babylone, dont les 282 articles édictés vers 1700 avant notre ère sont gravés sur des stèles placées dans toutes les grandes cités du royaume. Les serviteurs des dieux L’institution des temples, on l’a vu, a créé une nouvelle caste sociale : les prêtres, entièrement consacrés au service de ces temples et à la dévotion aux dieux. Le prêtre est
  • 16. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 16 un fonctionnaire des dieux, le médiateur par excellence entre ce monde-ci et le monde céleste. A mesure que les temples s’agrandissent, que les rituels se complexifient, le service des dieux requiert un personnel de plus en plus nombreux. Le lien entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux se tisse et s’opacifie : la montée en puissance des dieux, des rois et des prêtres s’orchestre de concert. Le clergé est un pouvoir essentiel, parce que la religion crée du lien social. Mais en même temps, ce sont les rois qui édifient les temples et les dotent, nomment les prêtres et choisissent l’un d’eux pour en faire le grand prêtre. Les prêtres, qui confortent la légitimité des rois, doivent donc voir leur propre légitimité confortée par ces mêmes rois, ce qui implique des concessions, des compromissions. Une caste élitiste se forme alors, celle du haut clergé, qui hante les couloirs des palais. L’instauration d’une prêtrise héréditaire rend la césure sociale encore plus prégnante. Les souverains adhèrent aux dogmes défendus par les clercs. Devins et exorcistes La religion elle-même se fait élitiste. Le peuple, qui a délégué aux grands prêtres l’exclusivité de « faire » le sacré, se rabat sur la religiosité populaire qui lui est concédée. Des prêtres de rang inférieur, dans les temples secondaires qui se multiplient dans tous les quartiers, gèrent le contact avec la masse des fidèles. Une nouvelle classe de clercs émerge alors, à mi-chemin entre les chamanes et les prêtres : les exorcistes et les devins. La science des dieux Le lien entre l’écriture et la vie intellectuelle s’établie à la fin du IIIe millénaire. En Egypte apparaissent les plus anciens textes religieux, où plus qu’ailleurs, les hiéroglyphes sont l’apanage des prêtres. Les Mésopotamiens, qui ont découvert l’écriture par le truchement du commerce, ont moins de scrupules à coucher également sur l’argile des textes qui débordent le religieux. Que ce soit en Mésopotamie, en Egypte, en Inde, plus tard dans l’Occident médiéval, la réflexion est toujours née et a mûri au sein de la classe sacerdotale. Aristote s’en étonnait déjà, avant de fournir une explication : les clercs dans leurs temples ont plus de loisirs que les laïcs dont le souci premier est la subsistance de leur famille. Ils ont le temps de discuter, de réfléchir. Et quand on réfléchit, on se pose des questions, on se laisse emporter dans la pensée abstraite. C’est une théologie pauvre à ses débuts, qui s’enrichit des autres pensées abstraites auxquelles elle va donner naissance, en particulier la philosophie. Il est fort probable que la velléité de « lire les étoiles » soit très ancienne ; c’est cependant en Mésopotamie que cette lecture devient une science à part entière. Les premiers relevés astrologiques remontent à 5000 avant notre ère. A cette époque, le peuple, qui n’a pas accès à cette science royale, consulte des baru ou prêtres devins qui usent d’autres supports, connectés de manière moins directe aux dieux, à travers la lecture des entrailles d’animaux sacrifiés, de songes, ou encore de volutes
  • 17. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 17 d’encens. Il en sera ainsi jusqu’au Ier millénaire avant notre ère, quand l’astrologie, qui reste une exclusivité mésopotamienne, se démocratise. Naissance du mythe : le déluge En réfléchissant à l’univers des dieux, les prêtres leur ont construit une histoire, des histoires plurielles qui racontent aussi l’aventure de la création et de l’homme : ainsi sont nés les mythes (du grec mythos, littéralement récit). L’un des plus anciens mythes remonte au moins au IIIe millénaire avant notre ère, et on en a retrouvé les premières traces écrites dans l’Atrahasie, le Poème du Supersage, daté d’environ 1700 avant notre ère. Autrefois, nous dit ce mythe, quand l’homme n’existait pas encore, les dieux régnaient sur un univers dont s’occupait une classe inférieure de dieux, les Igigi. Déçus par leur condition de travailleurs dans un monde qui se voulait un paradis, ces derniers se révoltent et cernent le palais du dieu suprême, leur souverain, pour le détrôner. Ea, un conseiller du dieu, lui souffle à l’oreille de trouver un substitut aux Igigi : l’homme, qui sera fait d’argile, et retournera à l’argile après sa mort. Il en fut ainsi. Mais… les hommes se reproduisaient trop vite. Ils se disputaient et leur bruit devint insupportable aux dieux qui décidèrent de les éliminer. Les dieux avaient une ultime carte en main : le déluge. Pris de pitié pour l’un d’eux, un supersage nommé Atrahasis, Ea lui ordonna de construire un bateau et de s’y réfugier, avec les siens et des animaux. Le déluge a duré sept jours. Quand la pluie s’arrêta enfin, il attendit encore sept jours et envoya une colombe à la recherche d’une terre émergée. A la troisième tentative, un corbeau partit sans retour : il y avait donc une terre en vue, que le bateau ne tarda pas à rejoindre. Le dieu suprême était furieux que des hommes aient survécu. C’est encore Ea qui intervint pour lui expliquer que les hommes étaient nécessaires à la Terre, mais qu’il fallait impérativement limiter leur nombre. C’est pourquoi, depuis, certaines femmes sont stériles, et la mort fauche volontiers des enfants et interdit à beaucoup d’atteindre un âge vénérable. C’est par ce récit, dont s’inspirera la Bible, que, pour la première fois, les hommes ont tenté d’expliquer le mystère de la vie et de la mort et le pourquoi des maux. [In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 55 à 84] La revanche des dieux mâles Naissance de l'agriculture et de l'élevage, sédentarisation et urbanisation des populations : la « révolution néolithique » initie une nouvelle donne. L'homme est désormais exalté en tant que reproducteur, guerrier et chef suprême de la cité. Pour comprendre la masculinisation progressive des cultes, on peut essayer de remonter le temps à partir des religions actuelles. Celles-ci témoignent d'une domination du masculin dans la ou les personnes divines. Le dieu de la Bible (Adonaï, Elohim) est incontestablement masculin, même si le prophète Isaïe compare l'amour de Dieu à celui d'une mère (Isaïe 49, 15). Le dieu des chrétiens est père ou fils, jamais mère ou fille. Le dieu des musulmans (Allah) est masculin : l'islam est une « religion virile », selon Malek Chebel, et les fameux « versets sataniques » du Coran (sourate 53, 21-22) concernent trois divinités féminines, dont l'évocation blasphématoire valut à Salman Rushdie une condamnation à mort. Le monothéisme est donc masculin mais le dieu des Juifs, des
  • 18. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 18 chrétiens et des musulmans n'a pas de relations sexuelles, même si le dieu des chrétiens engendre (Jésus) mystérieusement. Le dieu de la Bible est le rival de divinités sémitiques appelées Baal, au fort pouvoir sexuel. Son rival El (le nom Elohim en est dérivé) a aussi une grande puissance virile, comme l'atteste le poème des dieux gracieux et beaux d'Ougarit (Syrie) : « Et le membre d'El s'allongera comme la mer et le membre d'El s'allongera comme le flot. » Si le dieu monothéiste est à la fois uniquement masculin et entièrement désexualisé, les dieux antérieurs sont fortement sexualisés et s'accouplent avec des déesses : ils doivent donc partager avec elles leurs attributions. La sexualité humaine ou divine est une limite à l'action et un partage des pouvoirs, et il n'y a de dieu unique et tout-puissant que débarrassé de l'exigence de se choisir une « moitié ». Cette exigence est au contraire au cœur du panthéon hindouiste, où chaque divinité a sa parèdre, une épouse qui lui donne son énergie (shakti). Shiva a pour femme Parvati et Vishnou Lakshmi. Mieux, on vénère le phallus (linga) de Shiva et la vulve (yoni) de son complément féminin. En somme, les dieux de l'Inde sont mâles et mariés, alors que le dieu d'Abraham est masculin et sans épouse, même si, dans la foi populaire, la Vierge Marie a été élevée au rang de quasi déesse. Peut-on remonter au-delà dans le temps et tenter de trouver les origines de ces dieux mâles ? Si la préhistoire a, dès le paléolithique, ses symboles masculins (phallus en érection, « bâton de commandement »), on n'a pas retrouvé de statuettes masculines symétriques des « déesses mères » aux traits féminins et maternels accentués. Quand et comment cette prédominance du féminin a-t-elle décliné ? En raison du grand nombre de fouilles archéologiques, de la présence de très anciennes écritures et de l'ancienneté de la « révolution néolithique », le Proche-Orient semble la région du monde la mieux à même de fournir des éléments de réponse partiels. La naissance de l'agriculture et de l'élevage paraît avoir apporté ce que le préhistorien Jacques Cauvin appelle une « révolution des symboles » et une « naissance des divinités » plurielles et sexuées. Le taureau est ici privilégié, comme dans d'autres aires culturelles : en Inde, il sera plus tard la monture de Shiva, et en Grèce, l'un des symboles de Zeus. La pratique de l'élevage semble avoir exalté le rôle du mâle reproducteur. Ce culte du taureau machique paraît avoir décliné progressivement au point qu'au début de l'ère chrétienne, le culte de la déesse Cybèle comporte des sacrifices de taureaux pratiqués par des prêtres eunuques. La divinisation de certains clergés, prototype du célibat sacerdotal ou monastique, a d'ailleurs certaines connexions avec l'expansion du christianisme en des lieux comme Éphèse (ville dédiée à la chaste Artémis) ou Athènes (la cité de la vierge Athéna). Mais entre le début du néolithique et l'aube de l'ère chrétienne, les dieux mâles ont bénéficié, surtout à partir du IIIe millénaire avant notre ère, d'importantes innovations techniques et politiques. La culture par irrigation a permis un accroissement de population et une urbanisation donnant naissance à des cités-États puis à des États. La figure du roi prêtre mésopotamien ou du pharaon égyptien est masculine, et la hiérarchisation des sociétés a engendré des panthéons à dominante masculine. Puisque la hiérarchie est le
  • 19. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 19 pouvoir (arché) sacré (hiéros), les dominations divine et humaine se correspondent dans un culte de l'autorité très peu féminin : Mardouk à Babylone, Amon-Rê en Égypte, Zeus en Grèce et Jupiter à Rome sont des divinités masculines. À la même époque, l'usage des métaux (bronze, fer) pour le combat favorise l'émergence de dieux guerriers, tandis que les métaux précieux (or, argent) suscitent une concurrence virile pour la possession de trésors répartis entre les palais et les temples. Les femmes étant peu présentes dans cette compétition physique, celle-ci est symbolisée par des dieux souvent musclés (selon la statuaire), tels Mars à Rome ou Arès en Grèce. Néanmoins, d'anciennes déesses mères, telle Ishtar à Babylone, conservent un statut de protectrices des guerriers, comme Athéna en Grèce ou, bien plus tard, Notre-Dame-des- Victoires dans le catholicisme. La revanche des dieux mâles n'a donc jamais été complète dans l'Antiquité proche-orientale puis gréco-romaine. [Odon Vallet, Historien des religions et spécialiste d'anthropologie religieuse - Publié le 1 janvier 2009 - Le Monde des Religions n°33]
  • 20. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 20 AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE Chapitre 4 Les dieux du monde Les Indo-Européens Vers le IVe millénaire, des peuplades qui nomadisaient dans le Caucase domestiquent le cheval. D’un coup, l’homme acquiert la possibilité de se déplacer sur de très longues distances. De fait, à partir du début du IIIe millénaire, ces Aïryas ou Aryas, comme ils se nomment eux-mêmes (et qui donnera l’adjectif aryen), quittent leur berceau pour aller coloniser d’autres contrées : Iran, Afghanistan, est des rivages de la Méditerranée, ouest des rivages de l’Atlantique. Leur migration s’étale sur des siècles, et elle n’est pas collective : dans chaque cas, ce sont des groupes qui se séparent du tronc commun pour aller vivre leur vie sous d’autres cieux. Au début du IIe millénaire, une partie a atteint la vallée du Grange pour coloniser l’Indus. Cette colonisation ne s’opère pas partout selon les mêmes modes. Dans beaucoup de zones, elle est relativement pacifique ; dans d’autres régions, la colonisation est plus brutale. Cependant, les Indo-Européens s’intègrent tant et si bien que leurs liens de peuplement ne se reconnaîtront bientôt aucun lien de parenté entre eux. Les Grecs, les Latins, les Celtes, les Hittites, les Perses, les Germains, les Slaves ou encore les Indiens semblent en effet tellement différents les uns des autres que, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, leur étroite parenté ne fut jamais soupçonnée. C’est par le truchement de la grammaire comparée que cette proximité est d’abord mise en évidence. A partir des années 1930, le philologue Georges Dumézil ouvre de nouvelles perspectives dans cette recherche en comparant la mythologie et la configuration sociologique de ces peuples que l’on appelle indo-européens – parce que étendus de l’Europe à l’Inde. Un fait lui semble d’une limpide évidence, au-delà des caractères particuliers des récits : la notion trinitaire, appliquée aussi bien au ciel qu’à la terre. Tant les hommes que les dieux se partagent en effet en trois fonctions principales : la souveraineté, la religion et le droit, la guerre, et enfin la production de richesses. L’universalité de cette « tripartition fonctionnelle », pour reprendre l’expression de Dumézil, est toutefois loin d’être universelle. Propre aux Indo-Européens (et à leurs descendants), elle ne figure pas dans les schémas de pensée des autres civilisations où, on le verra plus loin, les répartitions sociales ne s’effectuent pas de la même manière, tandis qu’au ciel, les esprits et les dieux obéissent à d’autres modes hiérarchiques. La civilisation de l’Indus Pour raconter l’histoire religieuse de l’humanité, je me suis essentiellement focalisé, dans les chapitres précédents, sur le lieu qui fut un précurseur de cette histoire, son berceau proche-oriental, par ailleurs le plus prodigue en informations archéologiques précoces. Entre le IIIe et le IIe millénaire, d’autres civilisations émergent, géographiquement et culturellement éloignées mais répondant au même schéma évolutif global, avec le passage de la chasse à l’élevage, c’est-à-dire le tournant néolithique dont les caractéristiques sont partout identiques, puis la constitution de cités et de royaumes.
  • 21. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 21 Les voies de peuplement de l’Indus restent mal élucidées. Il est certain que ces contrées ont été habitées au Paléolithique et que la première néolithisation, à la fin du Ve millénaire avant notre ère, a été l’œuvre des autochtones. Assez vite, des peuples venus des steppes d’Asie centrale s’enracinent dans les premiers villages. A partir de 3.500 av. J.- C., la sédentarisation s’accélère. Sur une superficie aussi vaste que l’Europe, dont le centre est le Sind dans l’actuel Pakistan, des cités-Etats, puis des royaumes se constituent et donnent naissance à une civilisation dont on sait très peu de chose, pour la simple raison que l’on n’a pas encore réussi à déchiffrer son écriture de type pictogrammique. La découverte de cette civilisation antique de l’Indus est relativement récente. Ce vaste territoire était par ailleurs doté d’une unité religieuse, si l’on en juge d’après les objets cultuels, fort ressemblants, découverts dans les mille cinq cents sites fouillées au XXe siècle. Comme au Proche-Orient, comme en Europe, le couple déesse/taureau domine le panthéon. D’autres éléments, inédits et inexplicables à ce jour, font leur apparition sous forme de statuettes, certainement vénérées : des ensembles phallus/vagin qui évoquent les futures linga de l’hindouisme, et des personnages cornus ou multifaces assis dans une position proche de celle du lotus, plantes des pieds jointes. Il existait très certainement un culte domestique vivace : les décombres de la plupart des habitations ont révélé des statues de déesses mères. L’absence de temples ne signifie pas forcément de grands rituels : il est tout à fait probable que le culte des dieux, peut-être assorti de sacrifices, se déroulait hors les murs. La fin de cette civilisation est aussi mystérieuse que son développement. Elle a été relativement brutale, concomitante avec l’arrivée, au début du IIe millénaire, de conquérants indo-européens qui déferlent dans la vallée de l’Indus, forts de leur suprématie militaire. Le védisme, religion pré-hindouiste de l’Inde, se développe dans la foulée de l’engloutissement de l’antique civilisation de l’Indus, dans une zone désormais sans cités ni écriture. En a-t-il conservé des traces qu’il a conjuguées avec les apports indo- européens ? L’hypothèse est plausible, en particulier s’agissant d’éléments de religion populaire (le culte de la déesse, le phallisme, le yoga…), mais nous n’en avons aucune preuve. On ne sait pas ainsi si le culte du feu ou l’appétence pour les sacrifices sanglants, présents dans la religion des Indo-Européens, l’étaient aussi dans le sous-continent indien avant leur arrivée, ni dans quelle mesure les traditions orales de l’Indus ont été intégrées dans les Veda, dont les premiers éléments sont fixés en sanskrit, la langue des conquérants aryas, entre 1800 et 1500 avant notre ère. Ce livre, les Veda, dont le titre signifie littéralement « connaître et voir », en fait une collection de quatre livres principaux et d’ouvrages connexes, mérite que l’on s’y arrête dans la mesure où il est le seul (et important) témoin du védisme, une religion et une civilisation qui, en l’absence de cités nous ont laissé bien peu de vestiges archéologiques. Selon la tradition aujourd’hui admise par l’indouisme, les Veda, supposés contenir toute la sagesse divine, existent depuis la création du monde. Ils ont été révélés, dit cette tradition, par des sages mythiques, les rishis, qui ont à travers eux enseigné à des lignées de brahmanes, des prêtres, comment maintenir l’ordre du monde tel que voulu par les dieux. A ces quatre collections se rattachent d’autres ouvrages qui complètent nos informations sur la religion de l’Inde du IIe millénaire – et jusqu’à la moitié du Ier millénaire : les Brahmana, les Aranyaka, enfin les Upanishad. On peut ajouter à cette collection les sutras, exégèse savante des Veda. La religion védique est essentiellement ritualiste, et ses cultes, assurés par un clergé nombreux, sont minutieusement arrêtés. Elle « se voue tout entière au maintien et au
  • 22. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 22 prolongement du dharma originel : chaque génération d’êtres humains s’y intègre et y collabore par des rites ». Elle se situe dans la logique de la religion de ses contemporains, le pharaon d’Egypte assurant chaque matin la prière qui « fait » que le soleil se lève. Mais elle pousse cette logique à son extrême : par les rites védiques, les rita, les prêtres rétablissent en permanence l’ordre tel qu’il a été organisé par les dieux, et menacé sans cesse par le retour au désordre primordial. A côté de ces rituels collectifs, œuvre exclusive des prêtres, le védisme a inclus, comme les autres traditions religieuses polythéistes de l’époque, des rites domestiques qui nous restent assez mystérieux, les textes étant peu prolixes à leur sujet. Il est possible qu’un culte des ancêtres ait eu cours dans le cadre de ces rites domestiques, destinés comme partout ailleurs à faire parvenir des demandes personnelles aux dieux. Le trait le plus surprenant de la structure religieuse des sociétés védiques du IIe millénaire avant notre ère se lit en filigrane des Aranyaka, ces obscures commentaires des Veda qui interprètent le rituel dans un sens pleinement symbolique, par opposition aux Brahmana qui l’expliquent de manière que l’on pourrait dire plus factuelle. Les Aranyaka ont été écrits par des méditants qui se retiraient dans la forêt à la recherche d’une pleine communion avec les dieux. Là où les autres sociétés de l’époque ont, pour la plupart, connu des sages qui s’en allaient méditer dans des lieux isolés, le védisme semble avoir sécrété un mouvement de renonçants, probablement en réaction aux excès ritualistes des brahmanes qu’ils vont soumettre à la critique, leur reprochant en particulier de passer à côté d’une part importante des Veda : la question de l’origine. Les pratiques du yoga et de l’ascèse, héritage du prévédisme, seront ainsi d’abord développées en marge de la religion officielle brahmanique, et en réaction probable au varna, le statut de naissance qui définit les obligations religieuses de chaque individu et interdit de ce fait aux mal-nés la possibilité de s’engager dans la voie de la prêtrise brahmanique pour servir les dieux. La Perse aryenne L’étroite parenté entre le védisme indien et la religion qui se développe en Perse à partir du IIIe millénaire avant notre ère n’a rien d’étonnant : les Aryas ont conquis la Perse et l’Afghanistan où ils ont vécu. Par ailleurs, leur colonisation de l’Indus s’est accompagnée d’une destruction massive de la culture autochtone, y compris de sa langue : ayant presque fait table rase du passé, ils ont calqué sur leurs nouveaux territoires un système religieux établi, avec ses dieux, ses rites et son organisation, et leur propre langue, le sanskrit, pour en assurer la transmission. C’est d’ailleurs dans les Veda que l’on retrouve les principaux éléments de la religion persane antique. Le culte persan antique se déroulait, comme le culte védique, en plein air, autour d’un feu sacré. Le feu, dont Mircea Eliade fait remonter le culte à la préhistoire, a été au cœur des croyances aryennes : il est le dieu Atar. Ce dieu-là n’est pas au sommet de la hiérarchie. Mais sa fonction est bien plus importante que son statut : il est l’unique messager des offrandes que les hommes font aux divinités. Dans la tradition indienne, Atar (Agni) est d’ailleurs appelé le « cocher des dieux ». L’autre élément qui lui est intrinsèquement lié, et qui est central dans le socle des croyances aryennes, est constitué par le sacrifice, nécessairement consumé dans le feu. Comme dans l’Indus, la religion persane a évolué vers une surenchère sacrificielle accomplie au cours de minutieux rituels, longs et complexes, conduits par des prêtres richement payés qui se recrutent, non pas dans une
  • 23. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 23 catégorie sociale comme les brahmanes, mais au sein d’une tribu spécifique de l’ouest du pays, les Mages. De nombreux autres points communs sont partagés par les religions de l’Inde et de l’Iran du IIe millénaire avant notre ère. Le panthéon grec Les Indo-Européens qui gagnent la Grèce au milieu du IIe millénaire avant notre ère ne débarquent pas sur un terrain vierge. A côté des populations qui pratiquent des rites agraires hérités du Néolithique proche-oriental, agrémentés de légendes locales qui se sont peu à peu construites, les Crétois ont commencé à étendre leur propre civilisation, économiquement et culturellement développée. Les tribus aryennes arrivées sur ces terres méditerranéennes sont-elles moins agressives que celles qui ont poussé quelques siècles plus tôt du côté de l’Indus ? Ou bien ces cavaliers sont-ils impressionnés par la raffinement crétois ? Le fait est qu’en dépit de leur suprématie militaire, ils ne rasent pas la civilisation existante, comme ce fut le cas dans l’Indus, mais intègrent leurs schémas à la culture, à la langue et aux religions déjà en place pour former une grande partie de ce que sera le futur panthéon grec dominé par Zeus, un dieu indo-européen, pourtant fils de Cronos, le père des dieux crétois, qui s’impose à la fois comme maître des éléments naturels et protecteur du foyer, père des dieux et des hommes. La civilisation achéenne, dite aussi mycénienne, dure jusqu’à 1200 avant notre ère, organisée autour d’un puissant roi divin, comme l’est le pharaon d’Egypte. Des Aryens, les Mycéniens ont hérité un tempérament guerrier. Des Crétois, ils conservent les dieux anthropomorphiques dotés de fonctions bien définies, pour lesquels ils édifient des temples et organisent des processions. Par ailleurs, les récits de l’Iliade et de l’Odyssée, plus tard attribués à Homère, commencent à se forger. On ignore les raisons pour lesquelles le royaume mycénien disparaît. La Grèce, qui se dépeuple brutalement, se transforme en agrégat de pâles petits Etats dont les habitants délaissent l’agriculture pour l’élevage et adoptent l’incinération des morts à la place de l’inhumation. Elle traverse une « période obscure » de trois cents ans durant laquelle se forge l’identité de la Grèce classique. Les Etats étiolés se renforcent ; unis par la langue, le panthéon et les épopées. La propriété privée se développe et une aristocratie terrienne se forme. Dans les temples, les prêtres entretiennent les dieux, mais faute d’un pouvoir politique fort, leur rôle reste limité à la religion. Dans ces cités désormais prospères, la démographie est croissante, poussant les plus aventureux à partir, avec leurs dieux et leur culture, à la conquête de nouvelles colonies méditerranéennes. Les Grecs commencent, à partir du VIIe siècle avant notre ère, à fixer les textes transmis par la tradition orale : l’Iliade et l’Odyssée d’Homère… Leur production littéraire sera dès lors foisonnante, et leur mythologie très fouillée pour raconter la naissance du monde avec Chaos, l’abîme géant (dont on ignore les conditions d’émergence), la création des maux (dont le travail !), autrefois enfermés par Zeus dans une jarre qu’ouvrira la belle Pandore, et surtout la saga des dieux, objet d’une constante fascination. La religion grecque se forge en effet autour des douze dieux et déesses de l’Olympe qui vivent comme des hommes mais possèdent l’immortalité. Ont-ils vraiment le pouvoir d’intervenir dans la destinée de ceux qui les prient ? Théoriquement, les Grecs considèrent que chaque individu a sa moïra, son destin, contre lequel rien ni personne ne peut intervenir, pas même Zeus. Pourtant, dans les faits, et comme tous les autres
  • 24. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 24 peuples, les Grecs sacrifient aux dieux dans les temples et pratiquent les rituels destinés à s’attirer leurs faveurs. De toute manière, les Grecs sont convaincus qu’ils doivent tout aux dieux. Comme les Mésopotamiens, les Grecs sont férus de magie (les amulettes se vendent dans les temples) et de divination. La mantiké, c’est-à-dire la connaissance de la pensée divine, gouverne la politique, la vie sociale et privée, plus tard la philosophie. Tout est objet de divination : le vol et le chant des oiseaux pour l’interprétation desquels des règles précises sont instituées ; la « lecture » des entrailles d’animaux sacrifiés ; les mouvements des astres grâce à l’astrologie, introduite entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère par des « mages de Chaldée » dont le savoir, inédit dans cette partie du monde, suscite l’engouement du peuple et de ses dirigeants ; les songes pour l’interprétation desquels sont érigés des « incubateurs de rêves », temples dédiés aux dieux du sommeil et de la médecine ; et bien sûr la consultation des oracles dans des temples dont la réputation attire des fidèles. La Chine préimpériale Il ma paraît nécessaire, pour mieux illustrer le tronc commun indo-européen, de donner un rapide aperçu de postnéolithique de civilisations qui ne sont pas concernées par l’influence aryenne et qui ont, de ce fait, développé des cultures et des religions qui, pour répondre aux grandes questions universelles, ont adopté des voies tout à fait différentes de celles que nous avons vues jusqu’à présent. Je commencerai par le plus grand foyer de peuplement asiatique, la Chine, où les premières communautés agraires, remontent au VIe millénaire avant notre ère. Les récits historiques commencent bien plus tard, au début du IIe millénaire. Des villes se sont alors déjà établies, et, avec elles, une profonde dichotomie entre ruraux et urbains, chacun de ces groupes prenant en charge, d’une certaine façon, un pan de la religion, les rites aux dieux pour les uns, les pratiques chamaniques pour les autres, ces deux formes de religiosité étant considérées comme complémentaires. Dans les campagnes, où chaque village est formé d’une seule famille unie par les liens du sang, les rites agraires marquent l’année. Mais, faute de traces écrites, on sait peu de chose de ces célébrations et des moyens mis en œuvre, probablement de type chamanique, pour entrer en contact avec les esprits et célébrer l’harmonie de la nature. C’est en tout cas, phénomène inconcevable dans l’aire indo-européenne, une religion sans prêtres et probablement sans dieux qui s’installe dans ces villages d’agriculteurs et d’éleveurs où ne subsiste par ailleurs pas de traces d’un culte domestique. Prêtres et dieux sont l’apanage des villes, placées chacune sous la tutelle d’un roi ou d’un seigneur descendant de l’Ancêtre qui l’a fondée. Mais commençons par les dieux, et par le premier d’entre eux : Hao, dit le Souverain d’en haut, l’Auguste Ciel ou le Ciel tout court. Dans les villes, un seul individu est à même d’assurer son culte au nom de tous les autres : le souverain, parce qu’il est T’ien tseu, le Fils du Ciel. Parallèlement, la religion urbaine intègre des cultes à d’autres divinités, les dieux du sol et des moissons, mais aussi les esprits et les puissances des fleuves, des montagnes ou du vent. Le troisième élément du panthéon urbain chinois est constitué par les ancêtres de la lignée. Dans les villes, où des temples sont consacrés au ciel, aux dieux du sol ou des moissons et aux ancêtres, le rôle des prêtres est essentiellement rituel : les prêtres sont des fonctionnaires plutôt que des médiateurs privilégiés avec les dieux. Mais leur deuxième fonction, qui deviendra bientôt déterminante, est de servir de support aux pratiques divinatoires. Les prêtres, qui multiplient les
  • 25. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 25 règles sacrificielles, s’imposent aussi comme devins. C’est d’ailleurs ainsi que naîtra l’écriture en Chine où, dans un premier temps, les prêtres conservent les pièces divinatoires pour pouvoir comparer le signe et les effets qui lui sont associés. Confrontés dans un deuxième temps à des problèmes d’archivage, ils reproduisent ces signes, créant ainsi, vers 1700 avant notre ère, les premiers pictogrammes qui évolueront en idéogrammes. Un demi-siècle plus tard, les prêtres manipulent déjà près de trois mille idéogrammes. Fortement ritualisée, la religion de la Chine ancienne laisse peu de place aux spéculations théologiques qui sont la source de l’abondante mythologie indo-européenne. Les sacrifices, dont les règles se compliquent et se multiplient, sont source d’inventions culturelles plutôt que d’élaboration d’une pensée religieuse : on ne s’interroge pas sur l’origine du monde, mais on s’active pour maintenir l’ordre. Les Mayas Le second exemple sur lequel je vais m’arrêter provient d’une tout autre aire géographique : l’Amérique du Sud, où la sédentarisation néolithique commence au début du IIe millénaire avant notre ère, signant le début de la civilisation olmèque. Une brusque accélération apparaît au début du Ier millénaire, dans une zone qui, à terme, s’étendra du Mexique au Honduras. De nouvelles techniques agricoles apportent la prospérité à des villages qui se transforment en cités entre lesquelles interviennent des échanges commerciaux. Une unité de langue et de culture commence à se dessiner. C’est le moment d’où l’on date le début de la civilisation maya, héritière des Olmèques, qui s’épanouit au tournant de notre ère et perdure jusqu’à la conquête espagnole, au XVIe siècle. Notre connaissance de cette civilisation reste relativement incomplète. Les fabuleuses cités, avec leurs places, leurs pyramides et leurs palais, étaient édifiées de manière à reproduire le monde tel qu’il était au moment de sa création par les dieux. L’élément visuel le plus marquant, qui était également central dans la religion maya, réside dans ces pyramides aux façades peintes en rouge, omniprésente couleur du Soleil, symbolisant les montagnes, à la fois tombes royales et temples d’où les rois et les prêtres entraient en contact avec des dieux abreuvés du sang des sacrifices humains. La mythologie maya est aussi complexe que son panthéon. Les récits de la création font état de cycles terrestres et célestes récurrents, la fin du monde étant suivie de la naissance d’un autre monde. Comme plusieurs autres empires mésoaméricains (les Aztèques du Mexique entre le XIVe et le XVIe siècle de notre ère, les Incas du Pérou et des Andes au XVe siècle), les Mayas ont développé une théologie sacrificielle très poussée. C’est du sang, et encore du sang, que réclament les dieux. Le sang de l’élite, y compris du roi, mais aussi le sang de victimes choisies en fonction du dieu auquel elles sont destinées. Dans la mesure où les Mayas réservaient la survie de l’âme après la mort à une infime élite – le roi, les héros, les victimes consentantes des sacrifices –, ils n’ont pas réellement développé de culte des ancêtres. Néanmoins, sous les demeures où étaient inhumés les défunts de la famille. [In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 85 à 110]
  • 26. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 26 AUX ORIGINES RELIGIEUSES DE L’HUMANITE Chapitre 5 La période axiale de l’humanité (VIIe-Ve siècles av. J.-C.) Le psychiatre et philosophe allemand Karl Jaspers (1883-1969) pointe quatre tournants, mais un seul tournant, le troisième, l’intéresse réellement, celui des religions universalistes et de la philosophie, qui marque selon lui la naissance spirituelle de l’homme. Il le définit comme l’ « âge axial » de l’histoire de l’humanité qui est « cet unique instant qui dura quelques siècles et jaillit de trois sources : la Chine, les Indes et l’Occident ». Un tournant de civilisation universel Le tournant axial jaspérien est concentré dans le temps, entre le VIIe et le Ve siècle avant notre ère. Il intervient quelques millénaires après la révolution néolithique. Une série de grandes religions apparaît qui vont intégrer la notion de salut individuel. En Perse, Zoroastre institue une religion monothéiste qui insiste sur le salut individuel et la rétribution dans l’au-delà. L’Inde védique voit l’émergence des Upanishad et du brahmanisme, du Bouddha, du jaïsme. En Chine, apparaissent Confucius et Laozi. Les prophètes d’un Dieu unique se lèvent chez les Hébreux et les grandes figures de la philosophie grecque font basculer la pensée occidentale en lui ouvrant les perspectives nouvelles d’une connaissance fondée sur la seule raison. On peut prolonger dans le temps le tournant axial jaspérien dont on voit les ramifications s’étendre au-delà de cette période, avec l’émergence d’autres personnages : Jésus, les rabbins qui révisent le judaïsme, Mohamed. Avant d’étudier ces grandes traditions religieuses de l’humanité, il est nécessaire de tenter de comprendre pourquoi Zoroastre, le Bouddha, Confucius, les prophètes d’Israël et les philosophes se sont un jour révoltés contre l’ordre établi par les orthodoxies religieuses qui dominaient leur époque, au milieu du Ier millénaire avant notre ère. Le salut individuel Pendant des centaines de millénaires, l’individu s’est effacé au profit du clan. Le « je » n’existe pas ! Est-ce l’apparition, dans les grandes cités et dans les empires, d’une classe moyenne qui n’est plus obligée de consacrer sa vie au labeur, et ne gravite pas forcément dans la cour des rois et des grands prêtres, qui enclenche le mouvement ? Ou est-ce le perfectionnement des techniques assurant une plus grande maîtrise de la nature et du temps qui fait prendre conscience à certains du fait que la nature obéit à ses propres lois et qu’elle n’est gouvernée ni par les dieux, ni par les rites ? Ou bien est-ce une évolution interne à la religion même ? Une intuition analogue surgit : la relation directe entre
  • 27. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 27 l’individu et les dieux, dont personne ne doute de l’existence, a un rôle bien plus important que ce qu’en disent les prêtres, entièrement voués aux rituels collectifs. Des sages ont, un peu partout, la révélation de l’importance de l’individu. L’idée d’un salut individuel et d’un bonheur post mortem fait son chemin. Les « nouvelles religions » qui se forgent ont alors pour objectif principal, non pas le confort ici-bas, mais le salut dans l’au- delà. Ces religions se répartissent en deux grands groupes. L’un, celui des religions monothéistes (le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam), qui prônent un Dieu unique, élabore la vision d’un au-delà nettement différencié, avec un paradis pour les justes, un enfer pour ceux qui ont fauté, une résurrection finale. L’autre, celui des religions karmiques (en Inde et en Extrême-Orient), fondées sur la croyance en un karma qui est le bilan des mérites et des démérites de chacun, envisage la vie comme une étape dans la roue des existences, faite de renaissances déterminées par le poids du karma, jusqu’au nirvana qui est l’absorption dans l’âme universelle. Il est important de souligner combien l’idée du salut individuel, proposé à tous, va dans le sens d’une démocratisation du culte, jusque-là très élitiste. La spiritualité est désormais l’apanage de tous : elle touche à la conscience d’être soi et à la quête individuelle d’immortalité. L’universalisme Même si le fait n’est pas nouveau, force est de constater que l’âge axial est, sur le plan politique, celui de la constitution de grands empires qui remplacent les petits royaumes morcelés. Ils aspirent à l’universalité. Les dieux des cités vaincues sont ravalés à un rang inférieur, puis absorbés par les dieux vainqueurs. Les « nouvelles » religions qui émergent en parallèle optent d’emblée pour le principe d’universalité. Désormais, insistent-elles, on ne sacrifiera plus à un dieu parce que l’on dépend de sa « circonscription », mais parce qu’on l’a choisi. Il me parait important d’insister ici sur le tournant majeur que constitue l’introduction, dans l’histoire des religions, de la conversion, un phénomène inédit, impliquant l’abandon des croyances antérieures au profit d’une nouvelle croyance qui les remplace. La conversion résulte d’un choix certes libre, mais radical : sages et prophètes exigeront de ceux qui les suivent une totale fidélité. Une exclusivité qui se révèlera rapidement source d’intolérance. L’autre fait inédit découlant de la nouvelle ambition des régions à vocation universelle est l’émergence d’un prosélytisme qui devient parfois agressif. L’universalisme de celles que l’on appellera plus tard les « grandes religions » a séduit les empires, se voulant eux-mêmes universels, et y voyant un moyen d’unifier les peuples différents qui les constituaient. L’expérience du divin Avec les religions du salut, chacun peut (et doit) établir une relation individuelle à la divinité ou à une essence universelle, puisqu’il est désormais convenu que chaque être est créé l’image de Dieu (dans les monothéismes) ou est une parcelle de l’âme universelle (dans les religions karmiques).
  • 28. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 28 Dans l’Indus, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, les « ascètes des forêts » se multiplient. Ceux-ci tournent le dos, non pas aux Veda auxquels ils restent fidèles, mais à l’approche exclusivement rituelle qu’en font les prêtres. En Grèce, les philosophes cherchent également, à travers diverses écoles de sagesse, à élaborer une voie d’accomplissement individuel. Parallèlement, la Grèce connaît un développement des cultes initiatiques ou à mystères qui auront une grande influence sur les philosophes et dont la particularité est d’être ouverts à tous, y compris aux esclaves. Ces cultes expriment de manière très nette la nouvelle demande religieuse qui émerge un peu partout dans le monde durant l’âge axial jaspérien : l’expérience spirituelle intime, le salut individuel et un apprentissage des méthodes pour y parvenir. Maîtres et disciples Désormais, le salut individuel passe donc par l’initiation. La personne du maître, dépositaire d’un héritage, garant d’une transmission, se retrouve dans toutes les traditions religieuses, spirituelles et philosophiques postérieur à l’âge jaspérien. Contrairement au prêtre, le maître ne se définit pas par une fonction hiérarchique, mais par sa propre expérience de la transcendance qu’il transmet à ses élèves en même temps que le savoir qui lui a été donné. Face au prêtre qui enseigne les dogmes et les rites du culte, le maître choisit la voie de l’oralité, du contact, et, en même temps que la doctrine, il transmet le savoir-faire pour accéder au salut personnel, à travers une ascèse, une rigueur de vie, un « mode d’emploi » qui transforme l’existence de l’élève assoiffé de salut. A la ritualité, il oppose l’introspection. Au dogme, l’expérience. Aux édifices intellectuels, l’ouverture du cœur. Ces tensions entre institution et expérience initiatique, entre rituels collectifs et spiritualité personnelle sont toujours présentes au sein des grandes traditions religieuses, nées à partir du tournant axial. [In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 111 à 122]
  • 29. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 29 LES GRANDES VOIES PRE-CHRETIENNES DU SALUT Chapitre Unique Naissance du monothéisme Nous sommes à la période axiale, au milieu du Ier millénaire avant note ère. La Perse et la Mésopotamie, jusqu’aux rivages orientaux de la Méditerranée, vont commencer à rompre avec leurs anciennes traditions qui ne suffisaient plus à répondre aux aspirations de l’« homme moderne » de ce temps. Cette révolution les conduira vers l’élaboration de la croyance en un Dieu unique, le monothéisme. La Grèce, patrie des dieux de l’Olympe, s’engage elle aussi dans son tournant axial. Mais de manière étonnante. La Grèce prendra en effet ce tournant par le biais, non pas de dieux et d’une religion constituée, mais de la sagesse et de la philosophie. I. Sagesses grecques En recourant à la philosophie, les Grecs ne vont pas tant interroger les dieux et les esprits que l’homme et l’esprit – même si les dieux ne sont pas absents de leurs réflexions. Quand au contact avec le divin, il sera recherché moins par la prière publique que par les cultes dits à mystères. Naissance de la philosophie Comme tous les autres peuples, les Grecs tentent d’expliquer le pourquoi de l’univers. Leur mythologie est certes prodigue en récits sur l’origine du monde né de Chaos, mais dès le VIe siècle avant notre ère apparaissent les premières tentatives d’apporter des réponses « rationnelles » à cette interrogation. A la fois mathématicien, philosophe et politicien, le présocratique Thalès (v.625-v.547), qui fait partie de ceux que l’on appelle les « sept sages de la Grèce », voit en l’eau le principe de toutes choses. Il fonde l’école de Milet qui établit une distinction entre le naturel et le surnaturel : la nature peut être intelligible par elle-même. Anaximène, l’un des disciples de Thalès (v.585-v.525), contredira le maître en affirmant que tout dérive de l’ai plutôt que de l’eau. C’est néanmoins toute une nouvelle structure de pensée qui commence avec cette école : l’univers, incluant les humains qui en font partie, est perçu comme une unité. Pour connaître l’univers, l’homme doit donc commencer par le plus accessible, c’est-à-dire par se connaître lui-même, ce qui est affirmé de manière nette chez Héraclite. Ce dernier est par ailleurs l’un des premiers Grecs à développer la notion de Logos, qu’il situe à l’origine de la pensée humaine. Le Logos, dit-il, signifie certes la parole mais est en fait la raison créatrice de sens, voire créatrice de réalité. A la suite d’Héraclite, la philosophie grecque
  • 30. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 30 désignera, à travers le Logos défini à la fois comme parole et raison, une rationalité gouvernant le monde, la source des idées selon Platon, qu’un certain nombre de philosophes nommeront le principe suprême. Relu au début du Ier siècle par le philosophe juif Philon d’Alexandrie, le Logos sera perçu comme la pensée ou la parole de Dieu dont l’élément principal est le pneuma, le souffle vital ou divin qui donne la vie. Philon influera à son tour l’évangéliste Jean qui identifiera le Logos à la deuxième personne de la sainte Trinité, incarnée en la personne de Jésus. Néanmoins, en ce VIe siècle, l’influence des philosophes se fait discrète, en raison de leur éloignement géographique. Au Ve siècle avant notre ère, Anaxagore (v.500-v.428) est le premier philosophe à s’installer à Athènes où il a pour élève Périclès et Euripide. Dans une cité où la croyance en les dieux de l’Olympe est profondément enracinée, il sème le doute en affirmant que l’univers est formé d’une combinaison de « qualités » élémentaires indécomposables, ordonnées par ce qu’il appelle le Nous, qu’il définit comme l’intelligence organisatrice et directrice du monde. Accusé d’athéisme, Anaxagore est condamné à mort. Il fuit Athènes. Mais dans la principale cité grecque, il a introduit le ver de la philosophie dans le fruit de la cosmogonie. L’école socratique La légende veut que Socrate (v.470-v.399) ait connu Anaxagore à Athènes et qu’il ait été, dans un premier temps, fasciné par la théorie du Nous en tant que principe de l’univers, avant le prendre ses distances avec son aîné. Tout en souscrivant au Nous, Socrate refuse en effet de la considérer comme un principe simplement physique, mécanique : lui- même défend une idée du Bien qui, à ses yeux, ne peut se réaliser pleinement dans un univers guidé par de simples lois de la nature. Socrate a une cinquantaine d’années quand il entame une carrière philosophie errant. Il se concentre sur l’homme et la morale, affirme la transcendance des valeurs et fonde la sagesse sur un divin envers lequel il affirme sa foi. Comme les sophistes qui l’on précédé, Socrate flâne dans les rues d’Athènes pour prodiguer, non pas des enseignements, mais une manière de savoir. Il se présente en effet, plutôt qu’en maître, un accoucheur d’idées. « Je sais que je ne sais rien », répète-t-il à ceux qui le suivent. Sa technique est fondée sur l’ironie : il joue à l’ignorant, voire au bouffon, jusqu’à déstabiliser son interlocuteur, jusqu’à le mettre à nu pour provoquer une prise de conscience et le conduire, si sa nature s’y prête, à l’expérience de la vérité. Il est en tout cas convaincu qu’un homme qui applique le célèbre « connais-toi toi-même », ne peut choisir le mal. Lui-même dit entendre la voix de sa conscience qu’il appelle son « daïmon », littéralement son démon, un génie familier qu’il considère comme une émanation de la divinité qui se substitue aux oracles pour faire parvenir aux hommes le message des dieux. A-t-il, par ses idées, perverti la jeunesse athénienne ? Tel est le crime principal dont il est accusé, à côté de celui de rejeter les dieux de la cité, au profit d’autres dieux, en particulier le daïmon. Il est condamné à mort par empoisonnement. Avant de mourir, dans un dialogue sur l’immortalité de l’âme que
  • 31. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 31 Platon consigne dans le Phédon, Socrate affirme que le sage peut espérer un séjour divin. Sa mort dans des circonstances aussi tragiques contribue à populariser sa manière de philosopher. Platon a vingt ans quand il rencontre Socrate. A la mort de son maître, Platon entreprend un voyage de douze ans qui lui fera côtoyer des pythagoriciens et le mènera jusqu’en Egypte, puis il revient à Athènes y fonder l’Académie. C’est là qu’il organise sa pensée fondée sur la quête de l’immuable, de l’essence, par-delà la monde sensible, insaisissable parce que constamment en mouvement. Cette essence, dit-il, ce sont les Idées, seules réalités incorruptibles : Idées du Vrai, du Beau et surtout du Bien qui est le Divin, un principe suprême, un absolu qu’il cherche dans la réflexion et la philosophie. Plus encore que son maître Socrate, Platon affirme qu’en se libérant des chaînes de ses sens et de ses désirs, de ses ambitions et de ses passions, l’homme peut accéder au vrai savoir et, par-delà ce savoir, à la vision d’Agathon, le Bien suprême. Toutefois, précise-t-il, cette vision reste imparfaite : elle ne peut se réaliser pleinement qu’après la mort. Platon est en effet convaincu de l’immortalité de l’âme, donc du salut individuel, au point d’affirmer que c’est la réminiscence de souvenirs oubliés à la naissance, souvenirs d’un séjour de l’âme dans un monde supérieur, qui permet à l’homme de connaître les Idées. Croyant en une métempsycose purificatrice, il décrit celle-ci notamment dans le mythe d’Er qui clôt La République. Revenu à la vie vingt jours après sa mort, le soldat Er y décrit le lieu du Jugement où il s’est rendu et où les âmes se voient désigner leur prochaine incarnation, sous forme humaine ou animale. Inspirée des pythagoriciens, cette thèse sera reprise par Plotin et le courant néoplatonicien. Sa conception globale de l’univers, tout en se fondant sur le raisonnement, pose de manière affirmée l’omnipuissance du divin que seuls les philosophes peuvent appréhender. C’est pour cette raison, précisera-t-il, que ce sont les philosophes qui dirigent la Cité idéale et imposent à la masse les décisions les plus justes possible. Tous les philosophes grecs qui succéderont à Platon feront référence à lui, soit pour appuyer ses idées, soit pour les critiquer. C’est le cas, notamment, d’Aristote, élève à l’Académie de Platon, avant de fonder sa propre école, le Lycée, où il se démarque nettement de l’enseignement platonicien. S’il croit en l’existence de formes universelles, Aristote réfute celle des Idées – ainsi que la dissociation de l’esprit et de la matière, selon lui étroitement liés. Pour lui, la connaissance vient des sens et ce n’est pas l’expérience intérieure de la réminiscence des Idées mais l’expérience sensible qui est au fondement de la connaissance rationnelle. Philosophe réaliste, Aristote concède toutefois à Platon l’existence d’une part de divin en tout homme. Mais il pose une nouvelle conception du divin, qu’il nomme l’ « Etre premier » ou le « Premier moteur immobile », transcendant et intelligible, vers lequel tous les êtres sont attirés en un mouvement d’amour. C’est en ce sens qu’il qualifie ce divin de « cause finale », ajoutant toutefois qu’il peut également, bien qu’immobile et essentiellement attractif, exerce une action efficiente sur l’univers. On voit ainsi se dégager, sous l’impulsion enclenchée par Socrate et confirmée par Platon et Aristote, deux idées également centrales dans les religions monothéistes qui se disent
  • 32. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 32 « révélées » : d’une part, celle d’un principe premier unique, que les juifs puis les chrétiens et les musulmans nommeront Dieu. D’autre part, celle d’une attirance de l’individu pour cette puissance dont la proximité permet le salut de l’âme. La pensée des philosophes reste très élitiste. Cependant, alors que la religion gréco-romaine finira par s’éteindre au profit du christianisme, les concepts des philosophes imprégneront la pensée juive tardive et la pensée chrétienne. Cela est particulièrement vrai pour les concepts développés par les stoïciens. Epicuriens et stoïciens A la mort d’Aristote, Alexandre le Grand, qui a été son élève, a édifié un immense empire jusqu’au lointain Orient. Deux philosophes, issus des rangs de l’Académie, fondent deux écoles qui proposent deux visions radicalement opposées, aussi bien de la quête du bonheur individuel que de la relation de l’homme au monde qui l’entoure et, plus largement, à l’univers et à ses principes organisateurs. Vers la fin du IIIe siècle, Epicure inaugure son école, estimant que l’autosuffisance est gage de liberté. Contrairement à l’assimilation ultérieure entre épicurisme et quête du plaisir, prône une vie sobre, qui satisfait sans excès les désirs. Le bonheur épicurien, un peu à la manière de la philosophie de Bouddha, est l’éloignement de tout ce qui peut être cause de souffrances, à commencer par les désirs et les passions. D’où le retrait du monde qu’il prône qui n’est en rien une quête de salut dans l’au-delà : Epicure est formel, après la mort, il n’y a rien. D’ailleurs il ne croit pas en dieux. Nous n’avons donc rien à craindre d’eux… ni à en attendre non plus. Probablement à cause de son pessimisme profond, la doctrine épicurienne reste circonscrite. C’est à la même époque que Zénon inaugure sa propre école qui connaît un vif succès. Il prodigue ses enseignements sous un portique, stoa en grec, d’où dérive le nom de son école, dite stoïcienne. Au pessimisme épicurien, le stoïcisme oppose en effet un optimisme fondamental reposant sur son constat d’une profonde harmonie, d’une « sympathie » de l’univers qui ne peut subsister si l’on exclut l’existence d’une action divine, à la fois omniprésente et bonne puisqu’elle agit dans le sens du Bien. Ce divin ne peut pas être un simple principe, comme l’affirment les platoniciens : seul un corps peut, dans leur entendement, agir sur cet autre corps qu’est l’univers. Les stoïciens donnent au corps divin le nom de pneuma, un souffle invisible bien que réel, qui traverse toute chose, qui est présent en toute chose, de la petite pierre à l’être humain, et même dans le vide qui, de ce fait, n’est pas vraiment vide. Mais, par rapport aux autres éléments, l’humain possède une caractéristique supplémentaire du pneuma : le logos, qui est à la fois langage et raison. C’est dans l’optique de l’harmonie universelle que les stoïciens réfléchissent à la question du mal : le seul vrai mal est celui que nous pouvons commettre de manière délibérée, parce qu’il va à l’encontre de l’harmonie voulue par le dieu bon et organisateur. Un dieu qui a assigné à chaque individu une persona, c’est-à-dire un rôle
  • 33. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 33 qu’il se doit de jouer de la meilleure manière possible, en sachant qu’il lui est inutile de lutter contre le sort qui lui a été destiné. Le but ultime de la philosophie stoïcienne est donc en quelque sorte de se soumettre à la volonté du dieu : en atteignant la sérénité de l’acceptation, l’homme gagne ainsi le vrai bonheur. C’est cette maîtrise de soi, voire cette impassibilité face au mal et à la souffrance, qui vaudra aux stoïciens la réputation, bien peu fondée, de philosophie pessimiste, alors que c’est une philosophie d’abord orientée vers la sérénité. Rationnellement monothéiste, le stoïcisme sera la grande philosophie de la Grèce. Au Ier siècle de note ère, le judaïsme et le christianisme s’inspireront très certainement des concepts stoïciens de la divinité pour affirmer de manière forte le pouvoir organisateur du Dieu du monothéisme et de l’omniprésence de sa puissance agissante non seulement au niveau de l’univers, mais de chaque individu et de chaque élément de la création. Les néoplatoniciens Rome conquiert la Grèce au IIe siècle avant notre ère, mais la pensée grecque avec ses écoles de philosophie continue de dominer le monde romain. En dépit d’un stoïcisme triomphant, le platonisme continue d’avoir quelques adeptes. Plotin, qui naît au début du IIIe siècle de notre ère, se présente comme l’un de ceux-là. Il fonde ce qui est considéré comme la dernière école philosophique gréco-romaine, dite néoplatonicienne. De Platon, Plotin retient essentiellement la théorie d’un principe supérieur, l’Un, dont émane le monde sensible. L’Un représente la transcendance absolue du Bien ; le sensible, reflet très dégradé de l’Un, est le siège du Mal. Il ne s’agit pas pour autant d’un système dualiste qui oppose le bien au mal, mais d’une vision unitaire avec deux pôles. Cet Un est l’objet de toute la réflexion de Plotin et de l’école néoplatonicienne. Affirmant bien sûr l’immortalité de l’âme qui est dans son essence de nature divine, Plotin précise que celle-ci peut ne pas réaliser en une seule vie son rapprochement avec le divin. Et il reprend la théorie de la métempsychose affirmée par Platon. Plotin est un mystique pur qui influencera les pères de l’Eglise chrétienne en dépit de la profonde méfiance, voire des attaques réciproques entre chrétiens et néoplatoniciens. Son disciple et successeur Porphyre exprimera dans son traité Contre les chrétiens l’essentiel des reproches formulés par Plotin à ces derniers, en particulier ce qu’il considère l’Un au- delà du langage, au-delà des catégorisations, au-delà même de tous les attributs d’être, de volonté ou d’existence qui sont des concepts issus de la pensée humaine. Porphyre affirme donc que le Dieu des chrétiens est une divinité inférieure au Dieu suprême, le seul Dieu, celui de la philosophie. En 529, l’empereur Justinien interdit l’enseignement à tous les non-chrétiens : l’école néoplatonicienne ferme ses portes. Les mystères
  • 34. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 34 Parallèlement à la philosophie qui cherche à sonder par l’intellect l’énigme du monde, la Grèce développe de manière précoce ce que l’on appelle les mystères, des cultes initiatiques qui ne cherchent pas tant à comprendre le divin qu’à réaliser la fusion en lui. Au Ve siècle avant notre ère, l’essor des cités entraîne celui des campagnes où développe une nouvelle classe bourgeoise d’agriculteurs. Deux divinités agraires émergent de cette classe : Déméter, la Terre Mère et son fils Dionysos. Leur culte diffère de celui des dieux de l’Olympe. Ces deux divinités sont au cœur des mystères qui, bien que contestant la religion des cités, vont se développer et connaître un succès populaire, grâce au salut qu’ils offrent en échange de l’initiation. Le principal culte à mystère issu du dionysisme est l’orphisme qui tire son nom d’Orphée, un poète mythique qui, par sa voix, réussit à charmer les puissances des enfers pour en libérer son amante Eurydice. Il devint le symbole de la possibilité d’échapper à ce monde de matière pour accéder à celui de la transcendance. Vivant éloignés des cités, les adeptes de l’orphisme professaient que l’homme a une double origine, titane et divine. La première, qui se réfère aux Titans ennemis des dieux, est une souillure qui pousse l’homme vers le mal. Le deuxième est celle dont il faut apprendre à se souvenir pour « revenir » au monde divin. A Crotone, Pythagore organise son école sur le modèle orphique. Il est le premier philosophe connu à enseigner la métempsycose. Pour libérer l’âme divine et immortelle de sa prison corporelle, et lui permettre de regagner l’éther, son état originel d’avant la déchéance, il applique à ses disciples des règles de vie très strictes, entièrement régies par un souci de pureté, incluant la méditation, la chasteté et le végétarisme. Nous savons très peu de chose de Pythagore, célèbre pour son théorème – son existence est même mise en doute en raison de l’absence de traces directes de sa vie et de son œuvre. On en sait à peine plus sur les mystères d’Eleusis qui se développent dans le cadre du culte de Déméter, beaucoup moins transgressif que celui de Dionysos. Situé sur le territoire d’Athènes, le temple d’Eleusis a accueilli les initiations de plusieurs penseurs grecs, parmi lesquels Platon. Ouverts à tous ceux qui parlent le grec et n’ont pas commis d’homicide, y compris les esclaves et les étrangers exclus des cultes publics, les mystères d’Eleusis représentent une voie de salut personnel choisie par celui qui s’y engage. Le culte d’Eleusis est considéré comme le modèle des mystères qui vont se répandre, en particulier à la période hellénistique, à partir du IIIe siècle avant notre ère, et vont rester populaires jusqu’à leur interdiction par ordre de l’empereur, à la fin du IVe siècle de notre ère, dans une Rome devenue chrétienne. II. Zoroastrisme Tandis que dans l’Indus, quelques individus commencent à se révolter contre les rigidités du védisme sur lequel règnent des brahmanes tout-puissants, un scénario identique se dessine dans la Perse des environs du VIIe siècle avant notre ère, qui vit au rythme des
  • 35. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 35 sacrifices commandés par des familles aristocratiques guerrières, et exécutés à grands frais par des bataillons de prêtres, devant le feu qui ne s’éteint jamais. La liturgie s’est tellement complexifié qu’elle est devenue l’objet même de la religion. Et la religion est devenue tellement coûteuse que le peuple en est de facto écarté. Zoroastre, prophète du Dieu unique C’est dans ce contexte que naît Zoroastre (Zarathoustra en ancien iranien), entre le IXe et le VIIe siècle avant notre ère – certains contestent même l’historicité du personnage. La réalité d’un personnage ayant autrefois existé et ayant donné l’impulsion à un chambardement de l’aryanisme semble tout de même plausible. L’Occident connaît en tout cas Zoroastre depuis l’antiquité, comme l’initiateur du culte d’un Dieu unique clairement nommé, identifié et personnalisé . Selon la tradition, c’est au cours d’une méditation que Zoroastre a sa première vision. Alors qu’il est retiré dans sa grotte au fond du désert, qu’un être de lumière lui apparaît, neuf fois plus grand qu’un humain : c’est l’Esprit saint, un archange qui le conduit au ciel où Zoroastre se retrouve face à Ahura Mazda, littéralement le Seigneur Sage. C’est du nom du dieu Mazda que découle l’appellation mazdéisme qui est donnée au zoroastrisme dans sa forme ancienne. De ses dialogues (sept rencontres en dix ans) avec celui qui lui dit être le Dieu suprême, le prophète persan obtient la révélation du sens de la vie, de la réalité de la religion et du devenir de l’homme et de l’univers. Il la consigne, selon la tradition, dans ses dix-sept Gatha où, rompant avec l’impersonnalité des textes avestiques, il utilise le « je » quand il parle à Dieu. La carrière prophétique de Zoroastre débute dans les difficultés. Il introduit dans la religion un élément qui déchaîne contre lui la colère du clergé : il met en avant la suprématie de la dévotion personnelle, du contact direct entre le fidèle et son dieu, Ahura Mazda, le Sauveur unique. Ahura Mazda Le pivot de la révélation zoroastrienne est la radicalisation de l’idée du Dieu unique. Ce Seigneur qui est spenta (bon et saint) et qui a créé l’univers ex nihilo par sa seule pensée, ainsi qu’il est dit dans le Yasna – la partie de l’Avesta, le livre sacré zoroastrien, qui inclut les Gatha. Ce Dieu est unique, omnipuissant et omniprésent. C’est un Dieu très personnel, qui connaît bien chacune de ses créatures. C’est enfin un Dieu avec lequel le fidèle peut et doit entretenir des relations intimes. Bien qu’il soit une déclaration monothéiste sans équivoque, le zoroastrisme a longtemps traîné une réputation dualiste infondée avec un dieu du Bien et un dieu du Mal. Le démiurge Ahura Mazda, créateur de l’univers, est par ailleurs le père de plusieurs entités des jumeaux, Spenta Mainyu et Angra Mainyu. Spenta Mainyu, dit l’Esprit Saint ou l’Esprit
  • 36. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 36 Bienfaisant (Spenta signifie littéralement saint ou sacré, et Mainyu, l’Esprit) a choisi le Bien et la vie. Son jumeau Angra Mainyu (Angra évoque le Mal, le chaos et la destruction), a préféré le Mal et la mort. Et il lutte depuis pour pervertir la création. Ce qui n’est pas sans rappeler Satan, créé ange par le Dieu de la Bible. Angra n’est pas l’égal d’Ahura, pas plus que dans les théologies juive, chrétienne ou musulmane Satan n’est l’égal de Dieu. Il faut dire que le Ciel de Zoroastre est peuplé d’un nombre incroyable d’entités, qui sont toutes des émanations du Dieu unique. Le Bien et le Mal L’élément fondamental et inédit que Zoroastre met en avant, c’est la notion de liberté de l’individu : chacun, affirme-t-il, peut et doit choisir entre le Bien et le Mal, et chacun est pleinement libre dans ce choix. A aucun moment ce choix n’est une obligation : chacun est responsable de ses actes, et il devra plus tard en rendre compte. C’est ainsi qu’il met en place la première religion éthique de l’histoire de l’humanité. Dans ses Gatha, il donne des exemples de ce bien-agir éthique. C’est la conduite droite qui surpasse en mérites les rites et les sacrifices. Trois mots résument la doctrine éthique du prophète persan : Bonnes Pensées, Bons Mots, Bonnes Actions. Cette notion de libre arbitre, qui nous paraît aujourd’hui tout à fait naturelle, est révolutionnaire à une époque et dans un contexte où l’individu n’a pas de valeur en tant que tel, où il n’est qu’un élément de son clan dont la survie prime avant toute chose. Il faut également noter que dans le zoroastrisme comme dans les monothéismes ultérieurs, la lutte entre le Bien et le Mal n’est pas éternelle. Se démarquant de la cosmogonie védique qui postule un temps cyclique fait d’éternels recommencements, il annonce une transfiguration définitive du monde, l’instauration d’un nouveau règne de justice. Le salut individuel Mircea Eliade a relevé l'influence du zoroastrisme sur la pensée religieuse de l’Occident à travers la mise en avant d’idées novatrices. Il cite, outre le mythe du Sauveur, l’élaboration d’une eschatologie optimiste proclamant le triomphe final du Bien et le salut universel, ainsi que la doctrine de la résurrection des corps. Certes, Zoroastre n’a pas « inventé » l’idée du paradis : cette idée existe depuis près de un millénaire en Egypte. De manière tout à fait originale, Zoroastre prophétise que le juste agit d’abord dans la perspective du salut de l’âme promise à la béatitude éternelle au paradis. Ce salut, insiste- t-il, ne peut s’acquérir ni par le pouvoir ni par l’argent : rois et paysans sont égaux devant la mort. Et c’est de son vivant que chacun doit œuvrer pour son salut individuel.
  • 37. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 37 L’eschatologie zoroastrienne préfigure de manière étonnante celle qui sera reprise par le christianisme, par le judaïsme tardif et par l’islam, affirmant la théorie du salut en une seule vie et un destin différencié pour chaque individu. Zoroastre scinde l’au-delà en un paradis et un enfer (inexistants dans l’Egypte ancienne où l’alternative au paradis était la dissolution de l’âme), instaure le principe d’une purification par le passage dans cet enfer, et inclut un élément que l’on ne retrouve dans aucune doctrine antérieure : la croyance en un jugement collectif, le Jugement dernier, rendu à la fin des temps. Quant à la résurrection des morts, qui concerne le plus grand nombre, elle interviendra à la fin des temps, après la bataille entre les forces du Bien et celles du Mal qui se soldera par la victoire du Bien. Mérites et pratiques Dans les Gatha, les hymnes que l’on dit composé par Zoroastre en vieil avestique, une langue antérieure au VIe siècle avant notre ère, le rituel tient une place ténue. Zoroastre est obnubilé par la gloire d’Ahura Mazda et de son panthéon, et décidé à en finir avec le ritualisme excessif de la religion de son époque, qu’il considère être une fausse religion. Comme le bouddhisme, comme plus tard le christianisme puis l’islam, le zoroastrisme conquiert les masses grâce à la conversion des rois. Quand Cyrus 1er (640-600) fonde la dynastie achéménide, le zoroastrisme constitue probablement la religion majoritaire en Iran. Mais il lui faudra attendre Darius 1er, qui monte sur le trône vers 522 avant notre ère, pour devenir religion d’Etat, une position qu’il conservera jusqu’à la fin de la dynastie sassanide, vaincue par l’islam en 651. Né d’une intuition mystique, le zoroastrisme s’empêtre dès lors dans ses compromissions avec le pouvoir. Dans les temples richement dotés s’installent des hiérarchies de prêtres, qui élaborent des constructions dogmatiques reposant sur le message du fondateur mais le détournant avec allégresse. Des divinités sont érigées au sommet du panthéon : Mithra, Anahati… Zoroastre a insisté sur le salut de l’âme ; les clercs le monnayent à coups de confessions et d’indulgences chèrement acquises. Le pacte tacite entre religion et le pouvoir est malheureusement bien connu : le roi défend la « Bonne Religion » et combat les hérésies, les clercs sacralisent l’ordre social, jusqu’à concéder au monarque le titre de prêtre suprême et de représentant d’Ahura Mazda sur terre. C’est donc une religion très ritualisée, complexe, au panthéon foisonnant et aux prêtres puissants que l’islam rencontre quand il arrive en Perse au milieu du VIIe siècle. Le zoroastrisme paye lourdement le prix de la conquête arabe : ses temples sont saccagés, ses manuscrits brûlés, ses fidèles se laissent volontiers séduire par la simplicité de la religion musulmane sur laquelle ne pèsent ni le poids des prêtres ni celui des entités célestes multiples. Le siècle qui suit est celui de persécutions massives. Les zoroastriens trouvent refuge en Inde. Ils sont aujourd’hui une communauté en voie de disparition (100.000 à 150.000 fidèles dans le monde en 2000).
  • 38. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 38 III. Le judaïsme Quelque part autour du XVIIIe siècle avant notre ère, le chef d’une tribu de nomades quitte la ville d’Ur avec les siens pour rejoindre les rivages de la Méditerranée. Abram, tel était son nom, obéit ainsi à une injonction de Yahvé, son dieu, qui lui offre la terre de Canaan (Genèse 15,18). Les recherches historiques et archéologiques n’ont révélé aucun indice confirmant l’existence réelle d’Abraham. En quittant Ur, Abraham emporte avec lui des traditions répandues chez les peuples sémitiques de sa terre d’origine (Genèse, 12,6-9). Yahvé n’est pas encore le Dieu unique et universel, créateur du monde : il est le dieu du peuple d’Israël, coexistant avec les dieux des autres peuples. Le peuple de l’Alliance Nous n’avons pas d’indices sur ce qu’était la religion des Hébreux jusqu’à l’Exode, vers le XIIe siècle avant notre ère. La Genèse, qui raconte leur épopée, a commencé à être rédigée tardivement, vers le VIIIe siècle avant notre ère selon les estimations les plus sérieuses, et si elle s’ouvre par une affirmation forte de la croyance en un Dieu unique, il est certain que celle-ci reflète les convictions ultérieures d’Israël. Chez tous ces peuples sémitiques, le rôle du prophète, le nabi, est d’être la courroie de transmission entre la divinité, dont il reçoit le message, et le peuple, auquel il le délivre. Son dieu lui parle en rêve ou dans une transe, et son message ne concerne pas un individu mais un fait majeur, touchant l’ensemble du peuple et son devenir. La tradition juive nomme ses premiers prophètes des patriarches. Elle fait d’Adam le premier patriarche qui va jusqu’à Noé, et qui recommence après le déluge pour inclure Abraham, son fils Isaac, et enfin son petit-fils Jacob qui clôt cette prestigieuse lignée en prenant le nom d’Israël. Les douze fils de Jacob sont, selon la tradition biblique, considérés comme les fondateurs des douze tribus d’Israël. L’histoire proprement dite du peuple juif commence avec sa sortie d’Egypte, où il était tenu en esclavage par la pharaon. Il est très difficile, là aussi, de démêler la vérité de la légende concernant cet épisode qui se serait déroulé au XIIIe siècle avant notre ère, et dont l’acteur principal est Moïse. Nous ne disposons d’ailleurs d’aucune preuve archéologique attestant l’existence du personnage. La première mention d’Israël figure sur une stèle du pharaon Méneptah, vers 1200. Selon l’Exode, le libre biblique qui narre la sortie d’Egypte (et qui a été probablement rédigé vers le VIe siècle avant notre ère, en reprenant une vieille tradition orale), Moïse était marié à une « étrangère », fille d’un prêtre de Madiane, un peuple du désert qui semble avoir disparu au Xe siècle avant notre ère. Les Madianites adoraient un dieu qui s’appelait Yaho ou Yahvo (Exode 3,1-6). Après la sortie d’Egypte, Madiane est la première halte des esclaves libérés. Yaho préfigure le Dieu unique de Moïse, celui qui révèle son nom sous forme d’un tétragramme, YHWH, et qui lui transmet la Loi. Moïse est considéré être, avant même Zoroastre, le premier fondateur connu et nommé d’une religion. Les Hébreux errent quarante ans dans le désert. Ils sont alors prompts à adorer d’autres dieux. André LEMAIRE, l’un des meilleurs spécialistes des origines de la Bible, note que « le caractère de ce yahvisme primitif est difficile à cerner. Cependant, rien n’indique qu’il a été monothéiste ; il était plutôt monolâtrique avec un culte aniconique (dépourvu de représentations figurées) comportant bénédictions et sacrifices de communion dans le cadre, d’un sanctuaire avec autel, stèle(s) et buisson sacré ». Moïse n’atteindra pas la
  • 39. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 39 Terre promise : il meurt à ses portes. Quand au « peuple élu » qui s’installe sur la Terre promise, il retombera à plusieurs reprises dans la tentation polythéiste. Les épisodes de rébellion des juifs contre Yahvé sont nombreux, et le Dieu d’Israël y répond en punissant son peuple, en le divisant. L’alliance reste pourtant indéfectible. L’existence de la royauté davidique est attestée par une stèle araméenne du IXe siècle avant notre ère qui mentionne la « maison de David », mais aucune source hormis la Bible ne raconte la royauté de son fils, Salomon, célèbre pour sa sagesse. La tentation polythéiste de Salomon dans ses vieux jours signe un nouvel épisode noir pour le peuple élu qui se divise entre un royaume d’Israël, au nord, et un royaume de Juda autour de Jérusalem, au sud. Le premier est conquis par Sargon d’Assyrie, vers 720 avant notre ère. Le second se maintient un siècle et demi de plus, période durant laquelle Josias (640-609), l’un des rares rois qui, selon les deux livres des Rois et celui des Chroniques qui donnent un résumé de chaque règne, a fait « ce qui plaît à Dieu ». La Bible lui attribue en effet une importante réforme religieuse. Cette parenthèse s’achève toutefois en 587 avant notre ère : le royaume de Juda est vaincu par le roi Nabuchodonosor qui rase le Temple et déporte les Juifs à Babylone. C’est l’Exil. Les prophètes L’Exil dure une cinquantaine d’années, jusqu’à ce que le roi Cyrus II de Perse envahisse la Babylonie et autorise les Judéens à rentrer à Jérusalem où ils reconstruisent leur Temple. Ce demi-siècle est déterminant pour le peuple hébreu : il est le creuset d’une religion éthique forgée autour d’un Dieu unique et universel. C’est d’ailleurs pendant et après l’Exil qu’est rédigée une grande partie de la Bible hébraïque (notamment la Torah, les cinq premiers livres), récits qui portent l’empreinte de la Mésopotamie et sans doute du zoroastrisme. Certains récits bibliques se superposent même avec une étrange exactitude à des récits mésopotamiens qui leur sont antérieurs. C’est le cas, en particulier, de l’épisode du Déluge (Genèse, 6-8) qui reprend dans les moindres détails le chant XI de l’épopée de Gilgamesh dont une version complète a été retrouvée dans la bibliothèque du roi Assurbanipal (vers 650 avant notre ère), lequel chant est lui-même une reproduction du Poème du Supersage qui remonte à au moins 1300 avant notre ère. Mais on pourrait citer l’épisode biblique de la tour de Babel, nettement inspirée des ziggourats, les temples surélevés de Mésopotamie, et celui de la création de l’homme à partir de l’argile, un vieux mythe des bords du Tigre et de l’Euphrate. Ou encore le rôle prépondérant qu’acquièrent les anges, désormais ailés comme les karibu mésopotamiens – auxquels les kérubim, les chérubins bibliques, empruntent également leur nom. L’Exil est l’occasion de s’interroger, de manière systématique, sur le pourquoi de ce qui est perçu comme un châtiment divin. Deux siècles avant cet épisode tragique, des prophètes, tels Josias, Elie puis Osée, avaient appelé au soulèvement contre les faux dieux et mis en garde contre la colère de Yahvé, mais sans effet. A peine un demi-siècle avant l’Exil, lors de sa réforme religieuse, Josias avait renouveler ces avertissements (II Rois 23,4-5). L’Exil est donc la manifestation de cette colère. Loin du Temple qui n’est plus, les prophètes prennent le pas sur les prêtres. Ils demandent au peuple une fidélité inconditionnelle envers Yahvé : il est désormais appelé le Seigneur, et c’est par l’intercession de ses anges que les fidèles l’implorent. Le tournant axial se manifeste pleinement quand Jérémie présente Yahvé comme un père prêt à pardonner, qui oscille entre tristesse et colère à la vue de son peuple qui se prostitue, et qui tient chacun responsable de ses actes moraux (Jérémie 31, 29-30). La droiture est exigée de tous (Jérémie 22,13). Et Yahvé de promettre, quand sa parole sera enfin entendue (Jérémie 30,22). Mais les prophètes demandent aussi à chacun de chercher Dieu dans une
  • 40. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 40 démarche piétiste et volontariste. Faute de Temple, les Juifs se réunissent pour prier Yahvé dans ce qui deviendra plus tard des synagogues. En même temps, les rabbis codifient les lois alimentaires, le shabbat, la circoncision, dans ce qui deviendra le Lévitique. Les sages d’Israël commencent à interpréter et commenter ces textes mis par écrit. Le Talmud dit de Babylone, dont la rédaction se fait à partir du IVe siècle, consigne une partie de ces débats. Au retour d’exil, le second Isaïe peut clamer, au nom de « Yahvé, roi d’Israël » : « Je suis e premier et je suis le dernier, à part moi il n’y a pas de dieu » (Isaïe 44,6). C’est la naissance du monothéisme juif. Le Temple de Jérusalem Les Juifs qui rentrent à Jérusalem sous domination perse construisent un Temple dévolu au Dieu unique. Vers 400 avant notre ère, Esdras, fils du grand prêtre Aaron, décrété par le roi perse Artaxerxès II « secrétaire de la Loi du Dieu du Ciel », y réunit le peuple pour édicter la Loi et proclamer la Torah. La classe sacerdotale qui s’est reconstituée, soutenue par la royauté, ne tarde pas à gagner en puissance. Les prêtres forment une hiérarchie, seul le grand prêtre ayant accès au Saint des Saints, où l’Arche d’Alliance est protégée. Un Sanhédrin, un conseil des anciens, dont les membres sont recrutés au sein des familles de prêtres et de grands propriétaires, l’assiste pour gérer la cité. Les prophètes s’effacent peu à peu tandis que le Temple gagne en importance. L’épisode de l’exil a laissé des traces profondes dans la communauté. La tradition des confrontations rabbiniques se perpétue. Sous l’influence de la Perse zoroastrienne, de nouvelles croyances se font jour dans ces cercles, en particulier en rapport avec l’eschatologie. Autour du Temple, c’est un judaïsme multiforme qui s’est développé, uni par la croyance en Yahvé et en la Torah, ainsi que par la Loi et ses interdits, mais divisé par les pratiques et par les croyances secondaires. Quatre courants majeurs du judaïsme émergent. Les sadducéens sont les notables et les prêtres descendants de l’aristocratie avant l’exil ; ils tirent leur nom hébreu, saddoukim, de leur rattachement au prêtre Saddouk qui, dit la Bible, joua un rôle majeur sous les rois David et Salomon. Dotés par les Perses, les Grecs, puis les Romains d’un pouvoir administratif et politique sur la communauté, ils gèrent le Temple où tous les Juifs, de Jérusalem et de la diaspora, viennent pratiquer les sacrifices et les rites de purification par l’eau. Les pharisiens (en hébreu peroushim, « séparés »), numériquement majoritaires, attachés à l’esprit et à la lettre de la Loi, prônent l’autorité égale de la Torah et du Temple et sont dans l’attente messianique d’un « fils de David » qui délivrerait Israël de toute impureté païenne et rétablirait le royaume de Dieu sur terre. Un écrit chrétien du 1er siècle (à l’époque où le christianisme était lui-même une secte juive), les Actes des Apôtres, intégré au Nouveau Testament, s’étonne des différences dogmatiques entre ces deux groupes (Actes 23,8). Les pharisiens sont eux- mêmes divisés en plusieurs tendances. Le troisième mouvement, lui-même divisé en une constellation de groupes, est celui des ascètes du désert dont le groupe le plus connu est celui des esséniens dont la fabuleuse bibliothèque a été découverte, au milieu du XXe siècle, dans les grottes de Qumran. Enfin, le quatrième mouvement est celui des zélotes, les combattants de Yahvé, tout aussi rétifs que les pharisiens aux païens mais qui, contrairement aux pharisiens, ont choisi la voie de la violence armée au nom de Dieu. Le judaïsme rabbinique
  • 41. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 41 Au début de notre ère, il n’existe pas une orthodoxie, mais une multitude de groupes rivaux se revendiquant tous de Yahvé. En 70, les Juifs se soulèvent contre les Romains… mais le sanctuaire est le théâtre d’affrontements terribles entre groupes juifs rivaux. Les événements dégénèrent, le Temple est incendié par les armées romaines, les Juifs sont dispersés loin de Jérusalem, les sadducéens disparaissent. Sous l’impulsion d’un rabbin réfugié à Yabné, Johanan ben Zakkaï, un judaïsme rabbinique à composante pharisienne se constitue et exclut les groupes non orthodoxes qui avaient pris leurs distances avec la Loi (dont les judéo-chrétiens). Faute de pouvoir sacrifier puisque le Temple n’est plus, la prière est mise en avant. Des maîtres de la pensée et de l’interprétation de la Loi apparaissent. Le judaïsme s’organise autour des synagogues dans lesquelles officient des rabbis qui ne sont pas des prêtres à proprement parler, mais des spécialistes de la Loi et de son interprétation. Les commentaires de la Torah, une tradition orale depuis Esdras, sont mis par écrit au IIe siècle dans la Michna. Le premier Talmud, dit de Jérusalem, commence à circuler au début du Ve siècle, mais l’ouvrage qui s’impose dans le monde juif est le mythique Talmud de Babylone. « Le Talmud est en lui-même une contradiction », pour reprendre une expression chère à l’un des plus grands talmudistes du XXe siècle, Adin STEINSALTZ. Comment décrire autrement ce livre saint qui n’apporte pas une, mais dix ou vingt réponses à chaque question qu’il pose. Le Talmud a rapidement été un pilier du judaïsme, partie intégrante des études et de la vie juives. Les courants du judaïsme Outre Yahvé et la Torah, la Terre promise a joué un rôle primordial dans la sauvegarde de l’identité juive au-delà des divisions. Entre ler et le IIIe siècle, les Juifs s’installent dans l’ensemble de l’Empire romain qui couvre alors à peu près tout le pourtour méditerranéen, du Nord comme du Sud, et gagnent progressivement l’intérieur des terres. A la fin du XIIIe siècle, les expulsions succèdent aux persécutions. Deux mondes juifs se constituent, l’un ashkénaze en Europe centrale, l’autre sépharade, au Maghreb et dans l’Empire ottoman. [In « Petit traité d’histoire des religions », F.LENOIR, p. 207 à 270]
  • 42. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 42 NAISSANCE DU CHRISTIANISME Prologue « Pour vous, qui suis-je ? » (Marc 8,29) Les premiers témoignages écrits au sujet de Jésus (Evangiles synoptiques et lettres de Paul) entendent montrer qu’il est à la fois un homme et plus qu’un homme. Qu’il a un lieu particulier à Dieu. Ces mêmes textes affirment aussi de manière unanime que ces disciples ont vu Jésus ressusciter d’entre les morts. Un tel témoignage – qu’il soit vrai ou faux – est unique dans l’histoire des religions. Jésus lui-même – selon les propos qui lui sont attribués – reste très évasif sur son identité. Il refuse de réponde clairement à ses accusateurs. Quand il parle de lui, Jésus évoque les noms interprétables à l’infini de « Fils de Dieu » et de « Fils de l’homme », et s’arroge un statut particulier, celui d’ « envoyé » d’un Dieu qu’il appelle son « Père » et auprès duquel il revendique une intimité particulière. Pour autant, il ne se fait jamais l’égal de Dieu. Il vient de Dieu, sa naissance est présentée comme miraculeuse, il ressuscite d’entre les morts, mais les premiers témoignages écrits dans les décennies qui suivent sa mort n’évoquent jamais explicitement sa divinité. Il faudra attendre le début du IIe siècle et la rédaction de l’Evangile de Jean pour que Jésus soit présenté comme l’incarnation de Dieu. Une telle affirmation, qui heurte aussi violemment la foi juive que la raison humaine, va susciter maints débats au sein du christianisme naissant. - Comment Dieu peut-il s’incarner sans perdre son statut totalement transcendant ? - Dieu peut-il souffrir et mourir ? - Comment concilier humanité et divinité en la personne de Jésus ? - Si Jésus est Dieu ? pourquoi parle-t-il de son Père qui l’a envoyé ? - Existe-t-il plusieurs personnes divines ? - Si oui, comment peut-on encore parler de l’unicité de Dieu, fondement du monothéisme ? [In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 9 à 11]
  • 43. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 43 NAISSANCE DU CHRISTIANISME Chapitre 1 Jésus vu par ses contemporains (1er siècle) I. Les sources : Comment connaît-on l’existence et le message de Jésus ? Au début du IIe siècle, Suétone rapporte dans sa Vie de Claude que l’empereur décida, en l’an 49 (ou 41), en chasser les juifs de Rome. La raison en était que ces derniers « se soulevaient continuellement à l’instigation de Chrestos ». Il existe donc, à cette époque, des personnes se réclamant du Christ, ce que confirma un peu plus tard une lettre de Pline le Jeune à l’empereur Trajan, vers 111-112. Le gouverneur y avoue sa perplexité devant ces chrétiens « qui chantent un hymne au Christ comme à un Dieu ». Vers 120, l’historien romain Tacite relève quant à lui la présence à Rome de gens « détestés pour leurs turpitudes, que la foule appelaient chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice »… A côté de ces écrits classiques, des textes émanant de la communauté juive confirment aussi l’existence de Jésus. A la fin du Ier siècle, l’historien juif Flavius Josèphe raconte ainsi qu’en 62 « le nommé Jacques, frère de Jésus dit le Christ », fut condamné à la lapidation. Et d’ajouter, dans ses Antiquités juives, que Jésus était « un homme sage […], un faiseur de prodiges, un maître des gens qui recevaient avec joie la vérité. Il entraîna beaucoup de juifs et beaucoup de Grecs. Et quand Pilate […] le condamna à la croix, ceux qui l’avaient aimé précédemment ne cessèrent pas. […] Jusqu’à maintenant encore, le groupe des chrétiens n’a pas disparu ». Deux références à Jésus figurent aussi dans le Talmud de Babylone. Mais l’essentiel de la documentation se trouve dans les textes les plus anciens du Nouveau Testament. Les vingt-sept livres qui le composent ont été écrits entre la fin des années 40, soit une vingtaine d’années après la mort de Jésus, et les années 120. Parmi eux, la correspondance rédigée par l’apôtre Paul. Rien ne destinait pourtant Paul à devenir le témoin privilégié de la genèse du christianisme. De son vrai nom Saül, il est né à Tarse. Issu d’une riche famille de marchands juifs, il évolue au sein de cette diaspora et s’exprime en hébreu et en grec. Parti vers Damas sur ordre du grand prêtre de Jérusalem pour y châtier les disciples de Jésus, il est frappé d’une vision bouleversante : celle du Christ ressuscité. C’était vers 36, environ six ans après la mort de Jésus. Pour lui, c’est désormais une évidence : Jésus est bien le Messie annoncé par les Ecritures. De persécuteur du christianisme naissant, il en devient l’infatigable promoteur. Il meurt en martyr à Rome vers 68. Paul est l’auteur de plusieurs lettres appelées épîtres ; il s’agit de missives en prose destinées à être lues à toute la communauté des croyants. Les historiens distinguent les épîtres authentiques et qui datent des années 50 : la 1èreThessaloniciens, Galates, Philippiens, Philémon, 1ère&2èmeCorinthiens et Romains - de celles rangées sous son autorité mais qui, très vraisemblablement, ne sont pas de lui : 2èmeThessaloniciens, Ephésiens, Colossiens, Tite, 1ère&2èmeTimothée et enfin, Hébreux. Si les lettres de Paul offrent un accès privilégié au message de Jésus, elles fournissent en revanche fort peu
  • 44. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 44 d’informations sur la vie du maître : cela montre qu’une tradition orale circule de manière très dynamique et que l’apôtre ne juge pas utile de rappeler des événements connus de tous. L’Evangile le plus ancien est celui de Marc. Ce dernier, auquel la tradition de l’Eglise attribue la paternité du texte, n’est pas un apôtre, mais un disciple de Pierre dont il se fait l’interprète dans cette « biographie » de Jésus réalisée sans doute dans la seconde moitié des années 60. L’Evangile de Marc est le plus bref de tous, le plus proche des faits historiques, aussi. Il a probablement été écrit à Rome dans un style rugueux, incisif, qui ne s’embarrasse pas de détails merveilleux. Le livre – qui semble s’adresser à des chrétiens d’origine païenne, son auteur prenant la peine d’expliquer les usages juifs – présente d’emblée Jésus-Christ comme « le Fils de Dieu » (Marc 1,1). En relatant les paroles, les guérisons et autres prodiges, ainsi que la Passion et la Résurrection de Jésus, il entend montrer que cet être d’une singularité inouïe possède bien une filiation divine. Silence total, en revanche, sur la naissance et l’enfance de Jésus. Rédigé aux environs des années 80 en Syrie, l’Evangile de Matthieu a été placé sous l’autorité d’un publicain (collecteur d’impôts) devenu apôtre, mais on ignore qui l’a écrit en réalité. Ce qui est sûr, c’est que ce texte ample et rythmé est l’œuvre d’un écrivain d’origine juive maîtrisant parfaitement le grec. Il reflète les préoccupations des judéo- chrétiens qui commencent à être malmenés dans les synagogues. Son but est donc de prouver que le Christ accomplit les promesses faites au peuple hébreu et réalise les prophéties de l’Ancien Testament. A peu près contemporain de Matthieu, l’Evangile de Luc s’adresse à des chrétiens d’origine païenne. La tradition en attribue la paternité à Luc, « le médecin bien-aimé » (Colossiens 4,14), qui est un disciple de Paul, originaire d’Antioche, en Syrie, et très marqué par la culture grecque. Il est souvent présenté comme le premier historien du christianisme et est également l’auteur des Actes des Apôtres, récit haut en couleur qui raconte la naissance et le développement de l’Eglise primitive. Luc se distingue des autres évangélistes par sa précision. La finalité du travail de Luc est de montrer que, si Jésus est bien le Messie annoncé par les textes juifs, sa vocation est universelle : le salut est offert aussi bien aux juifs qu’aux païens. Très éloigné des Evangiles synoptiques (du grec synopsis, « vue d’ensemble ») apparaît l’Evangile de Jean. Rédigé plus tard (vers 100), il est mis sous le nom de l’apôtre Jean (fils de Zébédée) que certains ont identifié au « disciple bien-aimé » évoqué dans cet Evangile. En fait, il est impossible d’en déterminer l’auteur véritable. Elaboré dans un style très poétique, cet Evangile a en tout cas été écrit par un chrétien d’origine juive. Le portrait de Jésus qui y est livré reflète la lente maturation de la pensée chrétienne : c’est dans l’Evangile de Jean que, pour la première fois, le Nazaréen est assimilé à Dieu lui-même. La tradition attribue également à l’apôtre Jean rédaction des trois lettres adressées à des communautés chrétiennes d’Asie Mineure, ainsi que celle de l’Apocalypse, vers 100. Spectaculaire, ce dernier récit, qui se présente comme une série de visions symboliques, annonce aux chrétiens persécutés le triomphe final du Christ sur les forces du mal. Aux écrits du Nouveau Testament s’ajoutent d’autres sources chrétiennes dites « apocryphes ». On le voit, les documents qui nous renseignent sur Jésus ne manquent pas. Peu de personnes antiques peuvent se vanter d’avoir donné lieu à une telle profusion d’écrits.
  • 45. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 45 II. Un homme pétri de paradoxes C’est entre l’an 7 et 4 avant notre ère qu’une certaine Marie donne à un petit garçon qu’elle décide de prénommer Yeshoua – « Dieu sauve », en hébreu. Etablir une chronologie exacte de la vie de Jésus est impossible. Un doute plane sur son lieu de naissance. Si les évangélistes Matthieu et Luc indiquent que l’enfant est né à Bethléem, la ville du roi David, il s’agit peut-être là d’une extrapolation visant à magnifier la naissance de Jésus. Les historiens pensent que Jésus est plus probablement né à Nazareth. Qui qu’il en soit, c’est dans cette ville qu’il passe toute son enfance et sa jeunesse. Nazareth se situe en Galilée. La réputation de cette province n’est pas bonne aux yeux des juifs lettrés (Jean 7,52). Convertie tardivement au judaïsme, la population de cette région reste entachée d’une réputation d’impiété qui aura la vie dure. Issu d’un milieu modeste, le jeune homme exerce le métier de charpentier (Marc 6,3). Il s’exprime en araméen, langue du peuple, plutôt qu’en hébreu – dont il connaît surement les bases. Il maîtrise quelques rudiments de grec et de latin. Il sait lire (Luc 4,16-20). Il a des frères et des sœurs. Cette mention d’une fratrie est étonnante, quand on sait à quel point Matthieu et Luc, puis l’Eglise insisteront sur la virginité de Marie. Pour les uns, ces « frères et sœurs » seraient les enfants que Joseph aurait eus d’un premier mariage ; pour les autres (en particulier les protestants libéraux), il s’agirait d’enfants que Marie et Joseph conçurent après la naissance de Jésus, mais qui va à l’encontre de l’affirmation de la virginité perpétuelle de Marie ; d’aucuns, enfin, mettent en avant le fait qu’en hébreu et en araméen, le terme signifiant « frère » peut aussi bien désigner des cousins… C’est probablement le 7 avril 30 que le Nazaréen a été crucifié. Cette mort, Jésus la redoute au plus haut point (Luc 22,42 et 44 ; Matthieu 27,46). Jésus subit en effet le mode d’exécution le plus humiliant qui soit à l’époque. L’idée d’un Christ crucifié est tout simplement « scandale pour les juifs et folie pour les païens » (Paul, 1Corinthiens 1,23). Un juif pieux Jésus est circoncis (Luc 2,21). Il est strictement monothéiste : il croit en un Dieu unique, celui de la Torah. Dans l’ensemble, Jésus respecte les prescriptions qu’impose la Loi juive (Matthieu 9,20 ; Luc 7,36). A la manière des pharisiens, le Galiléen croit en la résurrection. L’homme de Nazareth n’a jamais affirmé vouloir créer une nouvelle religion (Matthieu 5,17). Le message que véhicule Jésus s’inscrit dans la plus pure tradition juive : c’est l’annonce de l’évènement du règne de Dieu (Matthieu 4,17). Un homme inclassable Jésus est juif, cela est entendu. Mais, quand on cherche à rattacher le Nazaréen à l’un des nombreux courants qui constituent le judaïsme à cette époque (pharisiens, esséniens,
  • 46. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 46 baptistes, sadducéens, sicaires ou zélotes), les choses deviennent extraordinairement complexes. C’est que l’homme est résolument inclassable. Au fond, ce qui caractérise le mieux l’homme de Nazareth, c’est la liberté radicale qu’il s’octroie vis-à-vis de tout et tous. Révolutionnaire dans l’interprétation totalement personnelle qu’il donne de la Torah. Tout en affirmant être venu l’ « accomplir », il prend ses distances par rapport à certains de ses aspects, et non des moindres. Pour lui, les ablutions rituelles, si importante dans le judaïsme, se servent à rien si elles ne s’accompagnent pas d’un sincère effort de purification du cœur (Luc 11,39-40). Idem pour le shabbat (Marc 2,27). Quant au temple de Jérusalem, Jésus ne mâche pas ses mots à l’encontre de lieu symbolisant la présence de Dieu au milieu de son peuple (Marc 11,17 et 13,2). Cette liberté, toutefois, Jésus ne se l’arroge pas par anticonformisme ou anarchisme. Pour lui, la Loi n’a de raison d’être que si elle permet la bonification intérieure (Marc 12,33). De fait, le Nazaréen apparaît comme un idéaliste dont le leitmotiv est l’amour du prochain (Matthieu 5,46 ; Luc 6,36-38). Ce n’est pas un utopiste, certains de ses propos sont empreints d’une violence qui tranche radicalement avec la douceur de son message (Luc 12,51 et 14,26). Difficile, en effet, de saisir un homme aussi paradoxal ! D’autant plus que ses propos s’accompagnent de facultés et de gestes peu communs, montrant qu’à l’évidence Jésus est tout, finalement, sauf un homme ordinaire. III. Un être extraordinaire D’où lui viennent l’autorité de son discours et la puissance de ses gestes ? Un maître de sagesse Pour certains, d’évidence, Jésus est un maître de sagesse. Flavius Josèphe le présente ainsi à la fin du 1er siècle. Sa figure se rapproche de celle du rabbi, titre honorifique désignant, en hébreu, les sages les plus importants – à l’image de Hillel, éminent représentant du judaïsme pharisien à l’époque de Hérode le Grand, qui résuma la Torah par cette règle d’or : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. » Jésus paraît posséder une compréhension innée des Ecritures (Matthieu, 7,28). Jésus parle bien (Marc 1,27). Un style bref, saisissant, qui use avec pertinence du paradoxe (Luc 6,20-21). Il utilise aussi à merveille la parabole (Matthieu 13,3 et 13,33). Un thaumaturge Orateur charismatique, Jésus possède un autre don hors du commun : celui de guérir, et même d’accomplir des miracles (Marc 6,56). Les récits de ces miracles : un sourd-muet
  • 47. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 47 (Marc 7,31-37), un aveugle (Marc 8,22-26), un paralytique (Marc 2,3-12). Mais ce pouvoir ne semble opérer que dans les cas où son auditoire « croit » en lui (Matthieu 13,58 ; Marc 15,31-38). Mais d’où viennent ces dons ? Une prétention époustouflante Jésus a bien une idée sur la question et semble bien se percevoir comme le représentant de Dieu (Luc 11,20). Il s’arroge ainsi le droit de tout chambouler, y compris le sacro-saint repos du shabbat (Marc 2,28). Si, dans un premier temps, il a eu recours au baptême pour opérer le pardon, il renonce rapidement à cette pratique (Marc 2,10 et 2,7). En manifestant cette incroyable prétention, le Nazaréen se place dans une posture intermédiaire entre Dieu et l’être humain (Matthieu 11,27). Mais les adversaires de Jésus sont loin d’être convaincus par cette filiation (Luc 6,11). Ange ou démon ? Comment le Nazaréen peut-il accomplir ces prodiges ? Comment expliquer un tel langage ? Dans le monde juif antique, les hommes charismatiques sont considérés de manière très ambivalente. L’opprobre est jeté sur les magiciens (Marc 3,30 ; 3,22 ; 3,21). Les miracles, quand ils ne sont pas le fruit de la magie, sont considérés comme le privilège des hommes de Dieu, celui de ses « fils ». Jésus n’est-il pas bel et bien le fils de Dieu ? Mais, dans la Bible hébraïque, l’appellation « fils de Dieu » est donnée aux anges qui, à cette époque, sont particulièrement en vogue dans les croyances juives. Jésus est-il un ange ? (Marc 8,38) D’homme extraordinaire, Jésus prend de plus en plus l’allure d’un être proprement surnaturel… IV. Un personnage surnaturel Une naissance merveilleuse Pour Matthieu et Luc, Jésus est un être surnaturel dès l’instant de sa conception, né du Saint-Esprit de Dieu, sans relation sexuelle, d’une mère totalement vierge. Sa naissance est précédée d’annonciations angéliques. Le fiancé de Marie, Joseph, est averti en songe de la grossesse (Matthieu 1,18-21). La future mère reçoit quant à elle la visite de l’ange Gabriel (Luc 1,30-32). Naissance dans des conditions modestes (Luc 2,7 ; Matthieu 2,1). Anges, miracles, prophéties : autant de manifestations qui veulent signifier d’emblée que Jésus est un être singulier, élu de Dieu. De nombreux spécialistes affirment que le thème de la naissance virginale de Jésus ne figurait pas dans la tradition orale antérieure aux Evangiles de Matthieu et Luc, et c’est pourquoi il en est absent de Marc. Il s’agirait d’une
  • 48. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 48 mention ultérieure destinée à édifier la foi des fidèles, reprenant d’ailleurs un motif bien connu dans l’Antiquité. Il s’agit d’un genre littéraire si fréquent dans le monde antique, visant à accréditer le caractère « exceptionnel » de la destinée d’un personnage important, que la plupart des exégètes doutent de la véracité de ces récits. Une vie marquée du sceau divin On ne sait d’ailleurs pas grand-chose de l’enfance du Galiléen. Mais plusieurs faits, selon tous les évangélistes, vont confirmer par la suite que cet homme est bel et bien l’Elu de Dieu. En particulier son baptême par Jean le Baptiste, relaté dans les quatre Evangiles canoniques (Matthieu 3,13-17). Ce baptême est crucial dans le destin de Jésus qui y reçoit confirmation de son élection et de sa mission. Non moins surnaturel apparaît le récit de la Transfiguration (Luc 9,29-31). Ce n’est pas un hasard si les deux prophètes qui parlent à Jésus – Moïse et Elie – sont précisément ceux qui ont, eux aussi, connu l’expérience de la révélation divine. Si les cieux qui s’ouvrent sont le signe de l’élection divine, la montagne en est le lieu. Les Evangiles le disent sans ambiguïté : Jésus est bien mû par la force du Saint-Esprit. Il est bien plus qu’un simple guérisseur : il marche sur les eaux (Marc 6,49) ; il multiplie les pains (Matthieu 14,15-21 et 15,32-38) et ressuscite les morts (Marc 5,35-43 et Luc 7,11- 17). Mais, au-delà des miracles et des événements hors du commun, c’est dans sa propre mort que Jésus va donner la pleine mesure de son caractère surnaturel. Ressuscité d’entre les morts L’exécution du Galiléen aurait dû sonner le glas du « phénomène Jésus ». Car l’homme dérange. Il représente une menace pour l’ordre public, aussi bien aux yeux des Romains que des notables juifs. Pour les deux partis, c’est évident, il faut en finir avec ce perturbateur, et vite. De fait, le « procès » est vite expédié (Marc 14,53-65 et 15,1-15). Affublé de la pancarte portant le motif de la peine – « Jésus le Nazaréen, roi des Juifs » –, le condamné doit porter sa croix jusqu’au lieu du supplice. Cloué sur le bois, Jésus s’éteint en clamant un ultime témoignage de sa confiance envers le Très-Haut (Luc 23,46). Une fin aussi brutale, aussi avilissante, ne pouvait que plonger les disciples du Nazaréen dans le plus profond désespoir. Le doute s’empare d’eux. La crainte aussi. Point final ? Ou nouveau départ ? C’est alors qu’au matin de Pâques, le surlendemain de sa mort, se produit le miracle par excellence. Plusieurs témoins voient de leurs propres yeux Jésus ressuscité (Luc 24,39 ; 24,42). Cet événement constitue, pour les disciples apeurés, une révélation : celle que le Galiléen jouit d’un indicible lien avec le Tout-Puissant (Romains 10,9). Tandis que, quarante jours après sa résurrection, cessent les apparitions de Jésus, « enlevé au ciel et assis à la droite de Dieu » (Marc 16,19), le mystère planant sur son identité, lui, reste entier.
  • 49. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 49 V. L’accomplissement des Ecritures juives : « le Fils de l’homme » Un prophète Les contemporains de Jésus assimilent volontiers cet homme exceptionnel à un prophète (Matthieu 21,11 ; Luc 7,16 et 7,39). Le titre prophétique est assurément l’un des plus anciens à être conférés à Jésus. Qu’’est-ce qu’un prophète ? Le mot vient du grec prophêtês qui désigne l’interprète d’un dieu, celui qui transmet ses volontés, en un mot : son porte-parole. Ce personnage n’est pas spécifique au monothéisme juif. Par l’envoi de prophètes, le Tout Puissant d’Israël intervient dans l’Histoire afin de guider les hommes et leur rappeler les engagements de l’Alliance qu’il a conclue avec eux. Jésus, un prophète ? L’intéressé lui-même ne semble pas proscrire ce titre (Marc 6,4 ; Luc 13,33). Précisons qu’à son époque les prophètes ne sont pas en odeur de sainteté. Les sadducéens déclarent que le temps de la prophétie s’est achevé avec Zacharie et Malachie. Probablement parce que, en cette période politique mouvementée, marquée par l’occupation romaine, d’innombrables pseudo-prophètes parcourent le pays, exhortant aux armes, menaçant ainsi l’ordre public et faisant craindre aux notables une terrible répression antijuive. La plupart de ces « prophètes politiques » connaissent une fin tragique. Jésus n’a sans doute aucune envie d’être assimilé à l’un de ces prophètes qui pullulent. Mais ses disciples, eux, sont persuadés qu’il s’agit d’un vrai et grand prophète (Luc 24,19). Et de le comparer à Moïse. Jésus est le nouveau Moïse annoncé par les Ecritures, pensent les uns (Luc 9,8) ; d’autres voient en lui un nouvel Elie. De tels personnages fascinent : compte tenu de leur intimité avec Dieu, ils sont détenteurs de secrets qu’ils peuvent révéler aux hommes, et de pouvoirs surnaturels qu’ils sont à même d’utiliser pour soulager les souffrances de leurs contemporains (Matthieu, 8,16-17). Pour ses disciples, Jésus prend place incontestablement dans la lignée de la prophétie. Il s’y inscrit jusque dans sa mort et sa résurrection, à laquelle le Nazaréen lui-même fait allusion en se comparant à une figure légendaire de l’Ancien Testament, Jonas (Matthieu 12,40). Le Messie-Christ Pourtant le Galiléen est plus qu’un prophète, si l’on en croit ses disciples : il est le Messie, le Christ. Rappelons que les deux termes signifient la même chose, Christ n’étant rien d’autre que la traduction en grec du mot hébreu Mashiah, « Messie ». Littéralement, le grec khristos veut dire « oint [au moyen d’une huile consacrée] » : l’onction des rois, traditionnelle chez les rois d’Israël, s’est d’ailleurs perpétuée chez la plupart des souverains chrétiens. Le Messie est une personne qui, par volonté divine, a été ointe, dotée de pouvoirs charismatiques qui lui permettront de rétablir l’ancien royaume d’Israël.
  • 50. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 50 En effet, avant le règne du roi David, au Xe siècle avant notre ère, la terre d’Israël était divisée en deux entités : Israël au nord et Juda au sud. Ces deux territoires auraient été réunis par David (évènement contesté par l’archéologie moderne). Malheureusement, l’unité nationale n’a pas survécut à son fils, Salomon. David devint le paradigme du monarque exemplaire, dirigeant son pays sous l’autorité de Dieu. Et le peuple d’attendre le nouveau David, ce Messie qui restaurerait le royaume d’Israël. Pour autant, il serait inexact de dire que tous les juifs de l’époque de Jésus désirent l’arrivée du Messie : c’est plutôt le propre du peuple et de certains pharisiens. Les élites, en particulier les sadducéens, ont été échaudées par la survenue de soi-disant « messies ». Le Nouveau Testament (Actes 5,37) a gardé souvenir de l’un d’eux : Judas le Galiléen. Il défraya la chronique en fondant un parti révolutionnaire – celui des sicaires-zélotes. A ses yeux, Dieu était le seul maître d’Israël. Ce nationalisme théocratique ne porta pas chance aux sympathisants du mouvement, poursuivis et châtiés avec la plus grande sévérité. L’appellation « Messie » sent donc plutôt le souffre. D’ailleurs, elle constituera l’un des principaux chefs d’accusation contre Jésus : on le condamnera en tant que « roi des juifs ». C’est sans doute la raison pour laquelle il prend d’infinies précautions lorsque ses disciples le parent de ce titre prestigieux (Marc 8,29-30 ; Luc 4,41). Il n’en va pas de même de la jeune communauté chrétienne qui utilisera ce titre à l’envi après sa mort et sa résurrection. Tant et si bien que le nom de ceux qui croient en Jésus – les « chrétiens » – dérive du grec khristos (Marc 11,1-10). Tout est fait, dès l’instant même de sa naissance, pour prouver qu’il est bel et bien le Messie (Luc 2,11). La filiation de Jésus était, de son vivant même, impossible à vérifier. Ce qui n’empêche par Matthieu d’appeler Jésus le « fils de David » (1,1) et d’établir une généalogie. Situer l’enfantement de Jésus à Bethléem présente en outre un intérêt majeur : celui de donner une traduction concrète à un oracle de l’Ancien Testament, Michée. Une présentation que paraît confirmer le récit de la présentation de Jésus au temple (Luc 2,34 et 2,38). Jésus est perçu comme un sauveur – c’est d’ailleurs la signification de son prénom (Matthieu 1,21). Tout au long de ces premiers textes du christianisme primitif, on peut donc lire le souci des auteurs de montrer que Jésus est venu accomplir les Ecritures juives, lesquelles ont annoncé de manière prophétique sa venue et les principaux évènements de sa vie (Matthieu 26,52-54) et Luc 24,44). Jésus semble bel et bien s’identifier au « Serviteur souffrant » annoncé par Isaïe, le Messie véritable. Jésus face à lui-même C’est probablement la raison pour laquelle l’expression qu’il utilise le plus volontiers pour parler de lui-même est celle de « Fils de l’homme ». Elle est mentionnée quatre-vingt-deux fois dans les Evangiles canoniques. Cette appellation vient d’un grand texte prophétique de la Bible, le livre de Daniel (7,9-14).
  • 51. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 51 La venue du Fils d’homme inaugure, à la fin des temps, une ère nouvelle. Pris au pied de la lettre, elle paraît mettre l’accent sur l’humanité du personnage. Or il n’en est rien : Jésus utilise cette appellation pour revendiquer la puissance exceptionnelle qu’il a reçue de Dieu 5Marc 2,10 et 2,28). Le Nazaréen s’assimile donc explicitement à cet élu de Dieu envoyé à la fin des temps pour juger les nations (Luc 17,21). A qui veut l’entendre, il prévient que son rôle sera décisif lors du Jugement final (Luc 12,8-9). Pourtant, disciples et évangélistes, quant à eux, ne nomment jamais Jésus « le Fils de l’homme », comme si cette expression ne pouvait émaner que du Galiléen lui-même, tant elle manifeste l’incroyable puissance de sa personne et de sa mission. VI. Le dépassement des Ecritures juives : « le Fils de Dieu » Le plus puissant Le prophète Jean-Baptiste l’avait annoncé (Luc 3,16). Le Galiléen surpasse tous ceux qui l’ont précédé, aussi grands soient-ils. Les Evangiles veulent montrer que Jésus surpasse aussi… Moïse ! Les deux plus grands prophètes du judaïsme, Moïse et Elie, viennent témoigner de la gloire donnée par Dieu à Jésus au moment de la Transfiguration (2Corinthiens 3,7). A n’en point douter, Jésus est plus qu’un prophète « d’autant plus supérieur aux anges que le nom qu’il a reçu en héritage est incomparable au leur » (Hébreux 1,4). Quel est donc ce mystérieux nom ? Le Fils de Dieu « Celui-ci est mon Fils bien-aimé ; écoutez-le », avait prévenu le Tout-Puissant (Marc 9,7). Dès lors, il n’est guère surprenant que Jésus appelle Dieu son « Père ». Pour autant, le titre de « Fils de Dieu » n’est pas, dans le monde antique, aussi rarement employé qu’on pourrait le penser de prime abord. Il est bien connu des païens chez qui il est appliqué au roi d’Egypte ainsi qu’à l’empereur de Rome, qualifié de Divi filius. Dans la littérature juive aussi, le titre de « Fils de Dieu » peut désigner les anges, les rois d’Israël et de Juda, les patriarches, et même le peuple d’Israël dans son ensemble. Aux yeux des chrétiens, il signifie que Jésus entretient une relation « unique » à Dieu (Matthieu 14,33). C’est d’ailleurs le seul titre qui fasse l’unanimité parmi les évangélistes : tous l’ont utilisé. S’il permet de souligner le lien singulier qui unit Nazaréen à Dieu, ce nom ne le place pourtant pas sur un pied d’égalité avec le Tout-Puissant (1Corinthiens 15,28). Mais, en dépit de cette soumission reconnue, se dire « Fils de Dieu » en se prévalant d’un lien unique avec le Père est véritablement blasphématoire aux yeux des notables juifs (Matthieu 26,65). Pourtant, ce qui est blasphème pour les uns devient profession de foi pour les autres (Matthieu 27,54).
  • 52. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 52 Jésus, le Seigneur « Dieu l’a fait et Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié », déclare solennellement Pierre (Actes 2,36). Jésus assimilé au Seigneur ? (Luc 24,34). L’expression aussi est provocatrice. Car il s’agit, là encore, d’une dénomination attribuée à Dieu dans l’Ancien Testament (du grec Kyrios, « Seigneur »). Du reste, le Nouveau Testament lui-même donne régulièrement ce nom à Dieu. Titre d’excellence dans la culture juive, il est cependant très galvaudé en contexte païen. Le kyrios n’y est rien d’autre que le maître d’esclaves, le propriétaire ou le patron. Jésus est-il comparé à un banal maître de maison ? Pas vraiment ! Car c’est sur la maison de Dieu que s’exerce son autorité, comme l’indique Paul (Ephésiens 2,19-22). Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dénomination est ambiguë. Ce qui ne sera pas pour déplaire aux premiers disciples qui peuvent ainsi l’utiliser en ménageant la chèvre et le chou : dans le contexte très cosmopolite du début de notre ère, l’appellation peut sembler relativement anodine à ceux que Jésus laisse de marbre ; mais elle peut tout aussi bien être extrêmement honorifique pour les sympathisants du Nazaréen. Une prédication assidue Mais qu’est-ce qui a pu amener les disciples de Jésus à professer des idées susceptibles de choquer au plus haut point les juifs ? Pourquoi prendre le risque de se couper de leur communauté originelle, celle dont était issu de leur maître lui-même ? Jésus, juste avant son Ascension, demande à ses disciples d’être « [ses] témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre » (Actes 1,8) ; et que les apôtres vont mettre du cœur à l’ouvrage, emplis qu’ils sont de l’Esprit saint : les Actes racontent en effet que le jour de la Pentecôte – cinquante jours après la Résurrection de Jésus, et dix jours après son Ascension – « Tous furent alors remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler en d’autres langues (…) » (Actes 2,3-4). Ce phénomène appelé glossolalie – faculté de parler dans une langue que l’on ne connaît pas – avait été annoncé par Jésus (Marc 16,17-18). Forts de ces dons, les apôtres n’ont plus peur et prêchent la bonne nouvelle de la résurrection de Jésus (Actes 2,24). Il est clair que les effets de cette prédication assidue sont loin d’être négligeables. Suivant la volonté de Jésus de s’adresser d’abord aux juifs, c’est par la terre d’Israël, en particulier Jérusalem, que les disciples débutent leur action. Pierre est en première ligne (Actes 2,4). Jean et Jacques, les fils de Zébédée, ne sont pas en reste. Le trio, épaulé par les autres disciples, fait des émules. Une première communauté s’organise dans la Ville sainte. Parmi les croyants en Jésus, deux grands groupes se distinguent rapidement : les « hébreux », juifs d’Israël s’exprimant en araméen ou en hébreu, dont le chef de file, après le départ de Pierre pour Rome, sera Jacques, le propre frère de Jésus ; les « hellénistes », qui sont des juifs de langue grecque issus de la diaspora, dont le chef de file est Etienne. Mais la vraie figure de proue de cette première prédication chrétienne, c’est Paul. L’homme n’a pourtant pas côtoyé Jésus de son vivant. Il va mener à bien trois voyages missionnaires. Le premier, vers 44-48, le conduit d’Antioche à Chypre, puis en Asie
  • 53. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 53 Mineure. Partout il parvient à établir des communautés. Le second voyage (vers 51-53) lui fait visiter ses communautés anatoliennes. Il embarque pour la Macédoine où il fonde plusieurs Eglises, avant de gagner la Grèce. A Athènes, sa mission tourne au ridicule (Actes 17,18 et 17,32)… Au contraire, à Corinthe, son succès est total. Enfin son troisième périple (53-57) le ramène en Asie Mineure, en Macédoine et en Grèce. Non content des succès qu’il a remportés en Orient, Paul projette de se rendre à Rome et jusqu’en Espagne. Mais les circonstances vont en décider autrement, puisque c’est en prisonnier que l’apôtre débarque dans la Ville éternelle, victime d’un complot ourdi par des notables juifs viscéralement hostiles à ses idées… Que c’est-il donc passé ? L’ouverture aux païens : un vrai problème Paradoxalement, Paul a été victime de la réussite de sa prédication. Car il va rapidement se rendre compte que les païens – en particulier les « craignant-Dieu » attirés par le monothéisme – sont plus réceptifs à son message que les juifs eux-mêmes. Las de l’opposition qu’il suscite parmi les siens, l’apôtre en vient à penser que, puisque ces derniers repoussent la parole du Christ, « eh bien ! nous nous tournons vers les païens » (Actes 13,46-47). Le risque majeur est de se désolidariser du destin d’Israël. Pour une bonne partie des chrétiens d’origine juive, voilà qui est purement et simplement inacceptable. Pourtant, peu à peu, le désir de diffuser à tous le message de Jésus finit par l’emporter sur les réticences culturelles. Faut-il imposer la Loi de Moïse à ces convertis d’origine païenne dont le mode de vie est à des années-lumière de celui des juifs pratiquants ? Faut-il les obliger à se faire circoncire ? A pratiquer les observances rituelles : shabbat, nourriture kasher ? Pour Paul, il faut libérer les sympathisants païens des prescriptions juives (Galates 3,28). Mais une bonne partie des judéo-chrétiens ne l’entendent pas de cette oreille (Actes 15,1). Et les deux partis de s’opposer lors du fameux « incident d’Antioche », en 48. Cet épisode est relaté – de manière pas tout à fait identique – dans les Actes des apôtres (15,1-4) et dans l’Epitre aux Galates (2,11-14). Paul y raconte que, séjournant à Antioche en même temps que Pierre, il aperçoit ce dernier faire table commune avec les pagano- chrétiens, enfreignant les règles juive de pureté. Soudain, Pierre se dérobe craignant de s’attirer les foudres des judéo-chrétiens qui viennent d’entrer dans la pièce… Une telle hypocrisie exaspère Paul. La controverse sera longuement débattue lors de la réunion de Jérusalem que l’on date des années 48 ou 49. C’est la première fois qu’une assemblée réunit les membres les plus importants de cette Eglise en train de naître, et on va parfois qualifier cette réunion de « premier concile » de l’histoire du christianisme. C’est finalement Jacques, le frère de Jésus, qui arbitre. Jugeant « qu’il ne faut pas tracasser ceux des païens qui se convertissent à Dieu » (Actes 15,19- 20). La circoncision paraît ainsi être reléguée au second plan. C’est donc par un compromis qu’est résolue la toute première crise du christianisme. Et on voit poindre dans ce compromis un fait majeur : le mouvement des disciples de Jésus va peu à peu se séparer de ses racines juives.
  • 54. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 54 On comprend donc mieux pourquoi l’apôtre des incirconcis ne craint pas d’employer, pour Jésus, les titres de « Seigneur » et de « Fils de Dieu », quitte à s’attirer de sérieux ennuis. C’est à Rome, en martyr, qu’il termine son voyage : il fut décapité à la fin des années 60. La rupture avec le judaïsme Alors que Pierre et Paul viennent de mourir, un événement cataclysmique va venir porter le coup de grâce aux relations entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens : la destruction de Jérusalem et du temple par les armées romaines en 70 de notre ère. La population est réduite en esclavage et vendue. La destruction du temple de Jérusalem représente une tragédie nationale pour les juifs. Sa chuter entraîne celle de la classe sacerdotale. Les juifs se retrouvent désormais sans guide. A ce séisme, seuls deux courants vont survivre : celui des pharisiens et celui des judéo- chrétiens. Ces derniers, toutefois, ont pris leurs distances avec l’insurrection armée contre Rome : dès 66, ils fuient Jérusalem et se réfugient à Pella (aujourd’hui en Jordanie). L’Eglise de Jérusalem est donc déracinée et coupée des pharisiens. Le fossé entre les deux tendances ne va faire que se creuser. Il n’y a plus de conciliation possible. VII. Prémices d’un débat à venir : Jésus, homme ou Dieu ? Le problème du monothéisme De fait, les évangélistes et les premiers chrétiens se trouvent confrontés à un problème de taille : comment accorder le titre divin à Jésus sans remettre en question la base même du monothéisme ? Assimiler Jésus à Dieu reviendrait à enfreindre purement et simplement le premier commandement (Exode 20,3). Le Nazaréen n’est donc pas un second Dieu. Une christologie balbutiante Les premiers chrétiens utilisent plusieurs désignations pour parler de Jésus, selon les lieux et leurs milieux d’origine. Ainsi l’Evangile de Marc – rédigé vraisemblablement à Rome, et qui s’adresse à des pagano-chrétiens – n’emploie que très rarement le titre de Seigneur, dépourvu de connotation religieuse en contexte romain, donc pas assez évocateur. En revanche, Luc, qui s’adresse pourtant, lui aussi, à des convertis d’origine païenne, affectionne particulièrement cette appellation : en Grèce où l’Evangile a peut-être été rédigé, elle est au contraire investie d’une nette connotation religieuse. Bien sûr, le titre messianique est particulièrement favorisé chez les judéo-chrétiens : l’évangéliste Matthieu l’utilise à foison pour montrer que Jésus est avant tout le fils de David attendu par Israël.
  • 55. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 55 Idem pour la désignation de Jésus comme roi des juifs : fortement mise en avant chez Matthieu, elle a, chez Luc, un sens nettement plus spirituel. Pour autant, les différentes communautés des disciples de Jésus ne se font pas de leur maître une idée radicalement opposée. Ils reconnaissent tous qu’au matin de Pâques Jésus a été ressuscité par son Père. Certes, plusieurs noms sont attribués quel que soit le moment. Mais il y a bien un avant et un après l’événement pascal. Avant, le Galiléen est plus volontiers nommé rabbi, maître et fils de David. Après, il devient Fils de Dieu, Seigneur. La Résurrection provoque un regard radicalement neuf sur Jésus (Actes 2,36 ; Romains 1,3-4) C’est du reste ce titre de « Fils de Dieu » qui fait le plus consensus : il fleurit dans tous les milieux, quelle que soit l’origine culturelle. Mais qu’en est-il au juste de sa divinité ? Un gouffre sépare en effet le titre de « Fils de Dieu » de celui de Dieu à proprement parler… A l’aube du IIe siècle, on tourne encore autour du pot pour évoquer la divinité de Jésus : - Comment le Galiléen a-t-il été engendré par le Père ? - Est-il inférieur à Dieu le Père ? - Comment se distribuent en lui la part d’humanité et la part de divinité ? - Est-il d’abord homme ou d’abord Dieu ? [In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 17 à 88] Les premiers chrétiens I (1er siècle) Très vite après la Passion, se forment des communautés juives, qui prient au Temple et se réclament du Christ. Les missions se développent mais la conversion des non-juifs est source de tensions. Que s'est-il passé dans les jours qui ont suivi la mort violente de Jésus de Nazareth, le vendredi 4 avril de l'an 30 ? Historiquement, les faits sont difficiles à reconstituer. Les Evangiles parlent d'une déroute des disciples, de leur fuite, de l'abandon du maître qui meurt seul. Ils disent aussi, au travers d'un langage symbolique, qu'un inattendu s'est produit peu après. Une série de témoins, à commencer par des femmes, puis Pierre, et Jacques, un frère de Jésus, affirment qu'ils ont vu vivant le Seigneur mort et enterré. L'événement ne répondait ni au désir des femmes (elles allaient embaumer le corps du crucifié), ni au projet des disciples
  • 56. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 56 (ils retournaient dans leur Galilée natale). Il n'est donc pas réductible à un phénomène d'hallucination collective. Sa signification ne laisse en revanche pas de doute à leurs yeux : Dieu s'est rangé du côté de la victime et non de ses bourreaux. Il valide la parole et l'œuvre du supplicié. Un idéal communautaire Très vite, autour des premiers compagnons de Jésus, une communauté se forme à Jérusalem. Elle comporte d'emblée des hommes et des femmes que Jésus avait associés à sa vie, à son enseignement, à ses repas. Les Actes des apôtres dressent le portrait un peu idéalisé de ce premier noyau (Ac 2-3) : les croyants participent aux trois prières quotidiennes du Temple et suivent les rites festifs de tout le peuple. D'autre part, ils se réunissent en privé à la maison pour des prières communautaires et la fraction du pain. La solidarité qui les lie est telle qu'ils pratiquent une communauté de biens où les croyants aisés subviennent aux besoins des nécessiteux (Ac 4, 32-37). Dans le quartier essénien de Jérusalem, à l'époque, des groupuscules vivaient un idéal semblable. Le profil qui se dégage est celui d'une secte juive cultivant une croyance renouvelée, comme il en existait à profusion dans le judaïsme sectarisé du second Temple : groupes esséniens, conventicules pharisiens, secte de Qumran, cercles baptistes. Ces Juifs messianiques se remémorent les événements de la Passion à l'aide d'un récit, très tôt constitué, qui leur sert de guide de pèlerinage sur les lieux du martyre ; on le devine à l'arrière-plan du texte de Marc (Mc 14-15). Une mission irrépressible Dans les années qui suivent, deux mouvements missionnaires rayonnent autour de Jérusalem et acquièrent une autonomie grandissante. L'un et l'autre demeurent strictement dans l'orbite du judaïsme, qui leur oppose toutefois une nette résistance. L'apôtre Pierre, qui voyage avec sa femme (1 Co 9, 5), lance une mission dans la région côtière de la Méditerranée et remonte en Syrie jusqu'à Antioche. Ce premier disciple de Jésus est auréolé du prestige lié à son ancienneté. Son influence est attestée à Corinthe, où Paul cite un « parti de Céphas », qui est le nom araméen de Pierre (1 Co 1, 12). La mission qu'il initie s'adresse aux Juifs, et peut-être s'est-il risqué à convertir quelques païens, mais dans la perspective de les intégrer à un judaïsme renouvelé par la foi au messie Jésus. Face à Paul, à Antioche, Céphas-Pierre maintiendra la nécessité pour les chrétiens d'observer la Torah avec ses exigences rituelles (Ga 2, 11-13). Il n'est pas certain qu'il ait évangélisé jusqu'à Rome mais il y est en tout cas mort martyr. Son départ de Jérusalem laissait vacante la présidence de l'Eglise ; elle fut occupée par Jacques, frère de Jésus. Alors que la famille de Jésus était restée discrète, voire réticente durant sa vie publique (Mc 3, 21), le rôle pris par Jacques marque l'avènement d'un pouvoir dynastique de la famille de Jésus sur l'Eglise de Jérusalem. D'un autre côté, à la même période, une mission plus agressive est lancée en Syropalestine par de petits groupes d'évangélistes. Ceux-ci sillonnent la campagne, annonçant l'imminence du Royaume de Dieu. Vivant dans le dénuement le plus complet,
  • 57. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 57 ces envoyés charismatiques prêchent et guérissent malades et possédés au nom de Jésus, dont ils proclament le retour proche (Lc 10, 2-12). Prophètes sans domicile fixe, ils sont accueillis par des adeptes qui les logent et les font vivre de leurs dons. La perspective est ici nettement millénariste : il est urgent de se convertir pour échapper aux foudres du Jugement dernier. La base de leur prédication nous est conservée dans un recueil de paroles de Jésus appelé « Source Q », auquel les évangélistes Matthieu et Luc auront accès. A la différence du judéo-christianisme de Jérusalem et de la mouvance de Pierre, ce millénarisme se muera rapidement en mouvement de rupture. Son éthique intransigeante, qui exige de rompre les liens sociaux pour suivre le Christ, conduira au conflit avec les populations juives qui rejetteront les propagandistes de cette secte jugée extrémiste. La montée du fanatisme zélote aux abords de la Guerre juive de 66-73 rendra intenable la situation de ces défenseurs de l'éthique non-violente de Jésus. Suspects de déloyauté envers Israël, inaptes à se rallier à l'insurrection, ils se replieront sur Antioche. Cette migration signe l'échec de leur mission en Israël. Hellénistes, le pas décisif Revenons à Jérusalem. Une aile de la communauté va se détacher pour mener son existence propre : on les appelle les Juifs hellénistes. Ses membres, dont les plus connus sont Etienne et Philippe, se recrutent parmi les Juifs aisés et cultivés, éduqués à la langue et à la culture grecque. Beaucoup se sont établis dans la ville sainte après avoir vécu dans la diaspora d'Egypte ou d'Asie mineure. Au ritualisme de l'Eglise de Jérusalem, ils opposent une interprétation morale de la Loi, qui avait déjà été défendue dans le judaïsme de la diaspora. Ils s'autorisent ainsi de la liberté de Jésus pour juger secondaires la préservation de la pureté rituelle et les interdits alimentaires. De plus, ils se souviennent de la distance affichée par Jésus à l'égard du Temple. Leur position libérale entraîne des tensions à l'intérieur de la communauté (Ac 6). Plus gravement, elle provoque une crise avec les autorités juives, qui trouve son paroxysme dans le lynchage d'Etienne (Ac 7). Jugés indésirables, ces Juifs hellénistes doivent émigrer. Leur pérégrination les conduit le long de la côte phénicienne, à Chypre, mais surtout dans cette métropole du Proche- Orient qu'est Antioche-sur-l'Oronte. Et là, un pas décisif va être franchi. A la différence des croyants touchés par la mission de Pierre ou des prophètes charismatiques, les Hellénistes ne sont pas des ruraux, mais des citadins. Ouverts à la culture, à l'aise dans la société urbaine, ils vont répercuter l'annonce de l'Evangile auprès des non-Juifs. Pour la première fois, le christianisme sort de son espace originaire, le judaïsme. C'est ici, à Antioche, que selon l'auteur du livre des Actes le nom de « chrétiens » est apparu (Ac 11, 26). Si la communauté des adeptes de Jésus reçoit un nom, cela signifie qu'elle est reconnue comme une entité religieuse autonome. L'accueil de croyants provenant à la fois des rangs du judaïsme et du milieu non-juif conduit à la différencier de la Synagogue. C'est à la réflexion théologique des Hellénistes que l'on doit ce qu'on appelle le « kérygme », c'est-à-dire l'énoncé de la foi centrée sur le double événement de la mort et de la résurrection du Christ. L'influence de cette théologie fut immense. Elle imprègne la
  • 58. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 58 rédaction de l'Evangile de Marc et la théologie de l'apôtre Paul, qui, après sa conversion, a été catéchisé à Antioche avant d'être l'envoyé de cette communauté. Le missionnaire Paul de Tarse L'agent missionnaire le plus célèbre de l'Eglise d'Antioche est Paul de Tarse. Sa conversion soudaine, survenue quelques années après la mort de Jésus, fait de lui le zélateur du mouvement chrétien, qu'il avait jusqu'ici pourchassé dans les synagogues. Ce jeune intellectuel pharisien met au service de sa conviction nouvelle sa double formation à l'exégèse rabbinique et à la rhétorique gréco-romaine. Tarse, où il a suivi sa scolarité, possédait une école stoïcienne de haut niveau. Sa conversion est un complet retournement de son regard sur Jésus : Dieu a révélé comme Son fils un homme maudit par la Loi et condamné pour blasphème (Ga 1, 16 ; 3, 13). Si la Loi maudit le Messie, elle se trouve désormais disqualifiée. C'est pourquoi Paul va délivrer un message où l'humain, qu'il soit juif ou grec, est accueilli par Dieu indépendamment de son statut social ou religieux. Ce n'est plus la Loi qui assure le salut mais la confiance en un Dieu qui se révèle dans le corps d'un homme pendu au bois. Paul est conscient que ce message religieux est hautement déroutant. Il ne peut que choquer un imaginaire religieux forgé dans les catégories du pouvoir (la foi juive) ou du raisonnable (la sagesse grecque). Mieux que tout autre, Paul de Tarse a formulé le scandale de la Croix (1 Co 1, 18-25). L'entreprise missionnaire de Paul s'est développée avec une rare efficacité. En moins de vingt ans (40 à 58), son évangélisation a couvert l'Asie mineure et la Grèce. Sa stratégie missionnaire, axée sur les grands centres urbains, consiste à créer un réseau à partir d'une communauté de collaborateurs. Installé dans la ville, travaillant de jour comme artisan du cuir, il participe le soir aux débats publics où sont confrontées philosophies et nouveautés religieuses. Sa culture lui permet de débattre aussi bien avec ses anciens coreligionnaires juifs qu'avec les prédicateurs populaires stoïciens. Les deux lettres aux Corinthiens témoignent d'une remarquable capacité à reformuler l'évangile dans les catégories de la culture grecque. Le concile de Jérusalem La réussite de la mission paulinienne va pourtant être compromise peu après son lancement. Son offre du salut aux non-Juifs, sans passer par l'obéissance à la Loi, a déclenché la protestation de l'aile stricte de l'Eglise de Jérusalem. Mis en cause, Paul monte à Jérusalem avec une délégation de chrétiens d'Antioche pour en débattre. Cette rencontre (appelée parfois concile) de Jérusalem a lieu en 48 ou 49 ; elle est arbitrée par Jacques, le frère de Jésus. Après débat, la vocation de Paul à évangéliser les nations est reconnue. A Céphas-Pierre, il est donné l'évangélisation des Juifs, à Paul celle des païens. La décision est de taille : il n'est pas imposé aux non-Juifs de pratiquer la circoncision, ni le rituel alimentaire prescrit par la Loi. Selon les Actes, seules des mesures minimales permettant le partage du repas entre Juifs et non-Juifs sont requises (Ac 15, 29). Il n'est toutefois pas certain que cette condition ait été posée partout.
  • 59. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 59 Ce n'est qu'après cet événement que Paul prend la plume pour écrire. Des billets précédents de sa main ont peut-être été perdus mais la plus ancienne lettre qui nous soit parvenue, écrite aux Thessaloniciens, date de l'an 50 (1 Th). Pourquoi si tard, alors que la mission paulinienne a plus de dix ans d'âge ? D'une part, Paul se sent maintenant assuré de la reconnaissance de sa mission et peut fixer par écrit les contours de sa théologie. D'autre part, ses lettres ne sont pas interventionnistes. Elles réagissent aux demandes des églises qu'il a fondées, qui lui exposent leurs difficultés et lui soumettent des questions théologiques ou morales. En Galatie, à Corinthe et à Philippes, des prédicateurs venus après Paul ont délivré dans la communauté un message concurrent de celui de l'apôtre fondateur. Requis de répondre, Paul rappelle son évangile, avec vivacité lorsqu'il le sent menacé. L'apôtre ne cessera pas d'être considéré comme un apostat par ses anciens coreligionnaires pharisiens. C'est à la suite d'un séjour à Jérusalem qu'il est pris dans une émeute et arrêté par la police romaine. Pour échapper aux dénonciations juives contre lui, il fait appel au tribunal impérial à Rome. Sa mort par exécution a lieu autour de 60, à moins que la tradition attribuant sa condamnation à l'empereur Néron en 64 soit exacte. Son projet d'évangéliser l'Espagne à partir de Rome (Rm 15, 24) ne se réalisera donc pas. La séparation des chemins L'image qui ressort de ce passage en revue des courants du christianisme naissant est celle d'une étonnante diversité. La réception de la tradition de Jésus s'est d'emblée incarnée dans des contextes religieux qui ont diversement façonné son profil. Mais durant les deux générations chrétiennes qui se succèdent entre 30 et 70, tous les courants du christianisme se comprennent à l'intérieur de l'identité juive. Ils font partie de la chatoyante diversité du judaïsme du second Temple, qui connaît un degré poussé de sectarisation. Ce n'est que la catastrophe de 70, avec la fin du Temple, qui mettra un terme à cette pluralité, en faisant émerger une orthodoxie juive d'où les marginaux seront exclus. Le judaïsme, qui se recompose sous la houlette pharisienne, ne tolérera plus ce qui est désormais considéré comme une déviance : le judéo-christianisme. Avant 70, il est donc absurde de parler d'un antijudaïsme chrétien : les conflits théologiques qui grèvent les relations entre Eglise et Synagogue relèvent du débat interne au judaïsme. On est en conflit de famille. Même pour Paul, la chrétienté ne se substitue pas à Israël mais partage avec lui les promesses faites aux fils d'Abraham. En revanche, sortis de ce contexte de débat interne et lus dès le IIe siècle dans des communautés coupées de la Synagogue, les écrits de Paul et les Evangiles exerceront un effet antijuif. Entre judaïsme et christianisme, la séparation interviendra progressivement, inégalement selon les régions, entre 70 et le milieu du IIe siècle. Le divorce sera douloureux pour les Eglises de Matthieu et de Jean. Le portrait noirci que leurs évangiles présentent d'Israël porte la trace du traumatisme laissé par cette séparation et de la fragilisation de la chrétienté qui s'en est suivi. Au contraire, des églises pauliniennes, où les Juifs constituaient une minorité, se sont détachées sans drame de la Synagogue. En
  • 60. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 60 Syropalestine, les petits groupes issus de la première mission en Israël (« Source Q ») ont dû prendre le chemin inverse et se fondre dans le judaïsme ambiant. Il semble bien, en définitive, que les débats entre Juifs et chrétiens se sont envenimés moins sur des questions de théologie que de ritualité : si la question de la messianité de Jésus portait à discussion, l'impossible partage du repas entre observant et non-observant de la cacherout a conduit à l'éclatement des communautés. Le succès grandissant de la mission chrétienne auprès des non-Juifs a accéléré le processus. Ne perdons pas de vue cependant qu'à la période où se fixent les écrits du Nouveau Testament, la chrétienté ne constitue qu'un réseau peu coordonné de communautés diverses face à un judaïsme bien organisé et reconnu dans l'Empire. [Daniel Marguerat, Exégète spécialiste de la recherche sur Jésus et sur les origines du christianisme, professeur de Nouveau Testament à l'université de Lausanne - Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26] Le nom de « chrétien » L'origine de ce nom nous est encore inconnue. La réticence des chrétiens à arborer ce nouveau nom signale qu'il ne s'agissait pas d'une auto-désignation. Ils le considéraient comme inadéquat ou pire : injurieux. Il faut en effet attendre le début du IIe siècle, avec Ignace d'Antioche et la Didachè (un écrit syrien), pour qu'ils l'adoptent. On s'est alors demandé s'il s'agissait d'une désignation officielle, émanant des autorités romaines d'Antioche. Le suffixe -ianus désigne en latin l'appartenance à un parti (de César, de Pompée, etc.). Les « chrétiens » seraient les membres du parti du Christ, comme les « Hérodiens » appartiennent au parti d'Hérode (Mc 3, 6). Mais il est plus probable que le nom soit une invention populaire, peut-être moqueuse, pour désigner « la bande au Christ ». L'historien romain Tacite écrit que la foule les « appelait " chrétiens " ; ce nom leur vient de Christ, que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce Pilate avait livré au supplice » (Annales 15, 44). La mixité paulinienne La mission paulinienne s'est singularisée par la création de communautés mixtes du point de vue social : Juifs et Grecs, hommes et femmes, esclaves et hommes libres s'y mêlent. Cette mixité sociale n'est pas le fruit du hasard. Elle concrétise un message théologique selon lequel Dieu accueille l'individu quels que soient son passé, son statut ou ses anciennes loyautés (Ga 3, 28). Dans l'empire romain, au 1er siècle, les groupes religieux n'étaient pas mixtes, ou alors ils n'accordaient pas à l'homme et à la femme des droits égaux (judaïsme, culte d'Isis ou de Mithra). L'évangélisation paulinienne est la seule, à l'époque, à implanter à grande échelle des communautés où chacun et chacune se voient reconnaître par le baptême une valeur, une dignité et des droits égaux. Hommes ou femmes, citoyens ou esclaves sont reconnus comme adultes sur le plan religieux. Cette offre, qui instaure la dignité de l'individu, est à l'origine du succès de la mission de Paul. Les démêlés de l'apôtre à Corinthe à propos des femmes (1 Co 11 et 14) ne rompent pas ce principe mais rétablissent une discipline cultuelle là où la liberté des uns et des autres tournait au conflit de pouvoir. Références Fête agraire à l’origine, la Pentecôte juive a pris une signification historique après l’Exil. Elle a été associée au souvenir le la libération d’Egypte, de l’Exode et de l’Alliance au Sinaï avec le don de la Loi. Pour les chrétiens, la Pentecôte commémore le don du Saint-
  • 61. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 61 Esprit aux douze apôtres. Le parallèle entre le texte de l’Exode (19, 18-19) et le texte des Actes des Apôtres est saisissant : dans les deux cas, on note la présence du feu et du bruit. Dans le texte de l’Exode, le peuple d’Israël est "rassemblé au pied de la montagne" ; dans celui des Actes des Apôtres, c’est la petite communauté chrétienne des origines qui se trouve "rassemblée en un même lieu". Elle représente le "nouveau peuple" et la scène a des allures de nouveau Sinaï. Un autre texte de l’Ancien Testament est mis à contribution par l’auteur des Actes des Apôtres : le récit de Babel (Genèse 11, 1-9). Cet épisode décrit le passage d’une humanité unifiée à une humanité éclatée dont les membres sont séparés par la barrière des langues et dans l’impossibilité de se comprendre. Or, dans le texte des Actes, c’est le phénomène inverse qui se produit : chacun des présents entend dans sa langue proclamer les merveilles de Dieu. De fait, comme le souligne Anne-Marie Pelletier dans Lectures bibliques (Nathan/Cerf, 1995), Pentecôte est devenue " une référence privilégiée pour exprimer le rêve de réconciliation universelle ". Dans la Fin de Satan, Victor Hugo imagine un concile convoqué par l’esprit, auquel participent les génies de l’humanité et qu’il qualifie de " formidable et sombre Pentecôte ". Proclamer les merveilles de Dieu dans sa langue, c’est faire de l’inculturation, qui vise à exprimer l’Evangile dans un langage propre à sa culture. DECRYPTAGE La PentecôteActes des Apôtres 2, 1-11. La Pentecôte chrétienne marque la naissance de l’Eglise et de sa mission dans le monde. Un point de vue juif Le texte de la Pentecôte pose la question de la nature même de l’Esprit-Saint. La première et déterminante révélation divine, dont tout devra dépendre, s’est manifestée au moment de la Création. Au tout début du récit biblique, Dieu apparaît sous son attribut de Créateur du ciel et de la terre, de tout ce qui existe. Immédiatement après l’éclair de la Création, la présence divine est attestée sous la forme d’un souffle s’étendant à la surface des immensités. Après la Création, qui évidemment marque une séparation entre le Créateur et la créature, l’esprit de Dieu planait cependant sur le chaos universel. Ainsi est constituée l’immanence du divin en tout ce qui existe. Bien différente dans ses conséquences est la troisième détermination de la révélation marquée par ce qui s’est produit sur le mont Sinaï lorsque Moïse reçut la Loi. Ce troisième moment à la fois révélait l’identité divine – " Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir d’Egypte " – et, facteur tout aussi déterminant, formulait les commandements que Dieu demande aux hommes de respecter rigoureusement s’ils veulent vivre et vaincre la mort. Cet événement, le don de la Loi, s’est produit peu après la sortie d’Egypte et sera commémoré par le peuple hébreu quarante jours après la Pâque qui marque, elle, la libération de l’esclavage que le peuple avait connu en Egypte. Les trois temps de la révélation que nous venons de rappeler sont marqués, dans la liturgie hébraïque, par les célébrations de Roch Ha-chanah (anniversaire de la création du monde) ; de Pessah (la Pâque, mot qui signifie "passage" – de la mer Rouge) et Chavouot (les semaines), fête du don de la Loi.
  • 62. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 62 Comment situer, dans l’ordre de la révélation, l’apparition de l’Esprit-Saint aux apôtres ? Elle est directement mise en rapport avec l’événement du Sinaï révélant l’identité divine et la Loi au peuple d’Israël (" le jour de la Pentecôte "). Dans la tradition chrétienne, cette révélation concerne les apôtres et non le Ressuscité lui-même. Apparemment, Jésus n’a pas connu de révélation divine en direct. Malgré l’épisode de la Transfiguration, on ne peut pas dire que, pour le christianisme, l’envoyé de Dieu ait eu besoin que, sur terre, une apparition vînt lui confirmer que Dieu était avec lui. Jésus, dans la tradition chrétienne, nous paraît être au-dessus de l’ordre de la révélation. Mais quel type de révélation a pu atteindre les apôtres, et pas seulement les apôtres, mais " les dévots de toutes les nations " rassemblés précisément pour célébrer la fête de la révélation, Chavouot ? Ce n’est pas le Dieu créateur, celui qui a ouvert le ciel et la terre, qui investit les disciples du Nazaréen, mais l’Esprit-Saint ; autrement dit, cette immanence divine qui se déploie sur l’ensemble de la création. Car la fonction de l’Esprit-Saint n’est pas de sélectionner certains individus. Le souffle divin plane au-dessus des créatures ; il enveloppe l’humanité entière, lui donne sa forme et révèle la présence divine en chaque espèce. Le texte des Actes des Apôtres situe l’événement de la Pentecôte peu après que se fut produit un grand bruit venant du ciel et un violent coup de vent, avant de narrer comment tous les présents furent " remplis de l’Esprit-Saint ". L’événement en lui-même, le grand bruit et le vent violent, ne paraissent pas particulièrement exceptionnels. Ils suffisent cependant à montrer que les apôtres se trouvent sous l’emprise d’une révélation venue du ciel. Mais le fait que le souffle divin ait pénétré en chacun des apôtres mérite considération. L’Esprit-Saint, on l’a dit, est l’expression de la présence divine sur toute la création, il est coextensif à toutes formes d’existence. Il est lié au phénomène vital lui-même qui dépasse de loin la condition humaine. Or, précisément, l’épisode de la Pentecôte entend ouvrir la voie de l’universel et montrer que les révélations individuelles de la divinité n’ont de sens que rapportées à l’ensemble de l’humanité. Elles doivent être universellement comprises. Ainsi, de manière mystérieuse, chacun entend dans sa propre langue les paroles prononcées sous l’inspiration de l’Esprit. Une sorte de débordement s’opère, comme si le " trop-plein " provoqué par l’Esprit devait atteindre toutes les nations de la terre pour décrire " toutes les merveilles de Dieu ". Ce processus est à la fois surprenant et compréhensible. Comment, en effet, imaginer qu’une révélation puisse se limiter à quelques-uns, ou même à un seul peuple, considérés comme récipiendaires de la parole divine dans sa propre langue ? La lecture de ce texte pose aussi une autre question : " Que dit la parole ? " Il ne suffit pas de se savoir investi par l’Esprit, comme les apôtres, encore faut-il savoir ce qu’il demande, ce qu’il impose, ce qu’il commande. C’est à ce niveau de réflexion que Jésus intervient : " Je répandrai de mon Esprit sur toutes chairs. " (Actes des Apôtres 2, 17). Selon cette annonce, c’est donc Jésus qui, en premier, a reçu l’Esprit-Saint et qui le transmet à ses disciples. Ils pourront, à leur tour, " prophétiser ", c’est-à-dire exprimer la parole divine. Cela dit, l’interrogation demeure : envoyé de Dieu, Fils de Dieu, messie libérateur, Fils de l’homme et Annonciateur de l’imminence du monde futur, Jésus devait-il être superlativement investi de l’Esprit-Saint ? Si tel était le cas, il serait possible de
  • 63. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 63 comprendre plus aisément les querelles que " l’Esprit " a pu susciter entre les chrétiens eux-mêmes : l’Esprit procède-t-il du Père seulement (position orthodoxe) ou, tout autant, du Fils (position de la théologie occidentale) ? Fragile conception du Saint Esprit, composante de la Trinité, assimilé à une des personnes divines, alors qu’il apparaît comme le ciment qui scelle ensemble la divinité et l’humanité. A ce titre, il représente l’expression la plus haute de l’être divin. Osera-t-on écrire que, s’il fallait absolument que l’Esprit-Saint fût une personne divine, il serait logique qu’on lui reconnût la première place ? [Gérard Israël - Publié le 1 mai 2004 - Le Monde des Religions n°5] Une approche laïque La Pentecôte scelle, plus que tout long discours, la naissance même de l’Eglise. Il n’y a pas besoin d’être grand connaisseur des origines chrétiennes pour saisir dans l’épisode tout autre chose qu’un souvenir à consistance historique. Le tableau est spectaculaire : vacarme, ouragan, langues de feu qui ne sont pas sans évoquer les paroles prêtées à Jésus dans l’évangile de Luc : " Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé " (12, 49), – les peintres s’empareront de ce motif avec délectation – mais c’est une image pieuse, une icône. C’est une fable de l’origine : le récit fondateur de l’Eglise chrétienne. La communauté, c’est-à-dire l’une des communautés chrétiennes que célèbre le livre des Actes, se raconte à elle-même, donne à voir et à entendre comment elle a enflammé le monde d’une foi nouvelle, légitime son organisation – comme groupe de disciples, comme assemblée, comme " église " –, et justifie sa mission, l’expansion du mouvement hors du judaïsme de la mère-patrie. La Pentecôte est une profession de foi, une déclaration théologique, qui devient un événement historique. Mais c’est d’abord un récit, et un récit qui met pour ainsi dire à ciel ouvert le travail littéraire de celui que l’on appellera par convention le rédacteur des Actes des apôtres. Au-delà de son caractère fantastique, l’épisode de la Pentecôte permet d’observer au moins trois traits essentiels. Premièrement, le récit chrétien est une réécriture du récit de la remise de la Torah à Moïse sur le Sinaï. Juif lui-même, ou bon connaisseur du judaïsme, le rédacteur des Actes procède à une adaptation de la Bible, il transpose des éléments du récit de l’Exode pour les appliquer à ses contemporains, aux pères fondateurs du mouvement chrétien. Il actualise le récit biblique : la fête juive des Semaines est mise en scène comme une fête " chrétienne ". L’auteur désigne ainsi ceux qui sont, à ses yeux, les vrais destinataires de la Parole divine, les vrais héritiers de la tradition d’Israël. Le récit de la Pentecôte signe de façon éclatante la Nouvelle Alliance, le renouvellement de l’Alliance de Dieu avec son peuple, avant l’heure l’invention même du "Nouveau Testament". Deuxièmement, le récit des Actes se nourrit de lui-même. C’est un accomplissement. Là encore l’épisode de la Pentecôte vérifie littéralement le programme fixé initialement par le Christ ressuscité. Alors qu’il avait demandé à ses disciples de porter la Bonne Nouvelle au monde entier, d’être ses " témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux confins de la terre " (Actes 1, 8), c’est quasiment chose faite quelques lignes plus tard. Le début du chapitre 2 s’empresse de réunir dans la Ville sainte " des hommes dévots de toutes les nations qui sont sous le ciel " (Actes 2, 5), dont le texte énumère à plaisir les origines géographiques comme un immense empire parallèle – juifs de naissance, prosélytes, craignant-Dieu – qui vont être atteints par l’Esprit-Saint, c’est-à-dire
  • 64. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 64 convertis. Sur ce, le livre pourrait s’arrêter... Sans qu’il soit besoin d’évoquer la dispersion des hellénistes ni surtout de détailler l’activité missionnaire de Paul, les tribulations du prédicateur à travers les territoires hostiles peu à peu gagnés à la cause de l’universalisme chrétien. Troisièmement, le récit des Actes, comme tous les récits du Nouveau Testament, est constitué de plusieurs strates, plusieurs auteurs y ont mis la main, se complétant, se contestant, se corrigeant, s’ignorant. La venue de l’Esprit-Saint a pour effet premier que les disciples réunis au grand complet " commencèrent à parler en d’autres langues " (Actes 2, 4). En d’autres termes, les disciples se livrent à des glossolalies, transes et prophéties que cite aussi Paul dans sa Première Epître aux Corinthiens. Cette pratique caractéristique des milieux chrétiens mystiques, un premier rédacteur des Actes des apôtres y fait allusion, mais un deuxième rédacteur en détourne le sens et lui apporte une finalité théologique. Parler en langues devient une façon miraculeuse de parler en d’autres langues, d’avoir le don des langues étrangères pour que chacun entende " publier dans (sa) langue les merveilles de Dieu " (Actes 2, 11). Sinon, comment admettre que les spectateurs incrédules de ce prodige se moquent : " Ils sont pris de vin doux ! " (Actes 2, 13). Comme le remarque finement Marie-Emile Boismard, héros solitaire de la critique textuelle, " l’ivresse n’a jamais fait parler un français en anglais, ni en anglais en allemand ". Le récit de la Pentecôte est une métaphore de la polyphonie ou plutôt de la cacophonie des origines chrétiennes : aux voix étranges et souvent incompréhensibles des premiers disciples, prenant leurs désirs pour des réalités, ne se comprenant pas les uns les autres, passant pour fous ou ivrognes au regard des autres juifs, il fallait d’urgence donner une voix unique : c’est cette langue commune qu’inaugure le livre des Actes des apôtres. [Gérard Mordillat et Jérôme Prieur - Publié le 1 mai 2004 - Le Monde des Religions n°5] Une lecture psy Nous ne naissons pas seulement de la chair, mais de la parole qui nous est adressée. Ce récit nous entraîne dans le registre de l’exceptionnel. Un événement d’une grande puissance se déclenche d’un coup, suscitant un effet de surprise. Les mots pour l’évoquer font appel à une symbolique forte, celle du vent et du feu. Ces images non seulement parlent d’éléments naturels qui ont, depuis les temps les plus reculés, impressionné les hommes, mais, par les deux termes utilisés, " souffle " et " langues ", elles montrent leur enracinement corporel. Que perçoit le nourrisson en train d’écouter son parent lui parler ? Un visage, penché sur lui, porteur de mimiques variées, mais, surtout, qui produit, grâce au support du souffle, des sons pleins de sens donnés à lui seul. La langue fait jaillir les mots : en premier, elle nomme l’enfant, en tant qu’être singulier ; elle lui raconte aussi des choses de sa vie qui vont lui permettre un ancrage dans l’existence. Nous ne naissons pas seulement de la chair, c’est-à-dire d’une matrice utérine, mais de la parole qui nous est adressée. En termes dramatiques, ce récit nous le rappelle étrangement. La date choisie pour camper l’événement n’est pas anodine. Il s’agit du jour de Chavouot, appelé également fête des moissons, qui survenait cinquante jours après la Pâque. Cette date semble exprimer l’idée d’accomplissement : le blé peut être enfin cueilli pour faire le pain. Le chiffre cinq évoque l’homme qui se réalise dans l’union des principes à la fois maternel – son origine terrienne visible – et paternel – son origine céleste invisible. Si le bébé est d’emblée, comme l’exprime le psychanalyste Didier Dumas, " confronté à la matérialité des corps ", autrement dit au plein du sein maternel, il est ensuite appelé à une
  • 65. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 65 " dimension immatérielle ", celle " de la mise en forme de l’Etre que nous appelons l’âme, l’esprit ou la psyché " et qui " s’opère à l’image même de la naissance du mot ", c’est-à- dire par une mise en vibration du vide. Ainsi du bain de communication sensoriel, offert par le contact permanent de la mère toute-présente, le nourrisson est introduit à un espace de vide relatif où il ressent le manque, mais où la place du père se trouve nommée. Ainsi il lui devient possible de naître à son " Je ", de grandir en tant qu’être autonome et singulier. Les langues se posent sur chacun des disciples. Elles sont comme les flammes d’un seul feu, celui de l’esprit. Le principe de vie vient animer les uns et les autres de façon unique. Les voilà, à leur tour, doués de parole, une parole qui a la propriété de s’adresser de manière toute spéciale à chacun, de le rejoindre au point particulier où il se trouve. La foule est là, mais chaque personne reçoit les mots qu’elle seule peut comprendre. Telle est la puissance vivifiante de la parole vraie : elle révèle chaque être à lui-même, elle sait l’atteindre par un discours qui n’a de sens que pour lui. Dans un monde matérialiste et imprégné de rationalisme, on imagine mal cette force des mots quand ils s’ancrent dans l’invisible de la psyché. On aura tôt fait de traiter de " mirages " ce qui s’accomplit de ce côté-là. " Ils sont pleins de vin doux ! ", s’exclament les incrédules. Aujourd’hui, comme du temps des apôtres, ils ont du mal à imaginer ce qui n’est pas de l’ordre du tangible. Pourtant, il suffit parfois de prononcer quelques paroles pour aider une personne à se dégager d’un non-dit qui pesait sur son existence. Plus ou moins rapidement, son être trouvera moyen de mieux se déployer et elle en ressentira des effets bénéfiques en termes de puissance accrue, de vitalité libérée, d’autonomie conquise. [Marie Romanens, psychanalyste - Publié le 1 mai 2004 - Le Monde des Religions n°5]
  • 66. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 66 NAISSANCE DU CHRISTIANISME Chapitre 2 Jésus au pluriel (IIe-IIIe siècles) I. Jean et le Logos divin Si la tradition chrétienne attribue à Jean la rédaction du quatrième Evangile, les exégètes modernes sont, eux, beaucoup plus réservés sur la question, de même qu’ils n’identifient pas forcément cet apôtre avec le fameux « disciple que Jésus aimait ». Frédéric LENOIR croit, quand à lui, que cet Evangile émane bien d’un témoin oculaire de la vie de Jésus, tant il est empli de détails précis qui peuvent difficilement avoir été inventés de toutes pièces. Le quatrième Evangile peut tout à fait être l’œuvre de disciples de Jean qui auraient reproduit, peut-être même sous son autorité directe, son témoignage et son enseignement dispensé à Ephèse. Au commencement était le Verbe « Au commencement était le Verbe (Logos), et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement auprès de Dieu. Tout fut par lui, et sans lui rien ne fut. Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont pas saisie […]. Et le Verbe s’est fait chair. Et il a demeuré parmi nous. Et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité […]. Dieu, nul ne l’a jamais vu. Le Fils, l’Unique, qui est dans le sein du Père, Lui nous l’a révélé. » Evangile de Jean 1, 1-5 Jean assimile Jésus au Verbe (Logos) éternel de Dieu… Le concept de Logos (grec qui peut se traduire par « parole, discours », mais possède d’autres sens) a été forgé par la philosophie grecque. Héraclite d’Ephèse, l’inventeur du concept au VIe siècle avant notre ère, explique que le Logos est à l’origine de la pensée humaine : par la parole, l’homme parvient à se représenter la réalité, à lui donner un sens. Après Héraclite, la notion de Logos, assimilée à la fois à la parole et à la raison, va désigner la rationalité qui gouverne le monde. C’est par le biais d’un philosophe juif contemporain de Jésus, Philon d’Alexandrie, que le concept va atteindre le judaïsme de la diaspora. Philon Philon est également influencé par le Livre biblique de la Sagesse dans lequel il est expliqué que Dieu a créé le monde à partir de sa parole, tandis qu’avec sa sagesse il a formé l’homme (Sagesse 9, 1-2). Nul doute que les idées de Philon d’Alexandrie ont exercé une forte influence sur l’auteur du quatrième Evangile. Le Galiléen est beaucoup plus qu’un porte-parole de Dieu, il « est » cette Parole. Une Parole qui précédait la naissance du monde, puisque c’est avec elle que Dieu a créer l’univers. Puis ce Verbe s’est « incarné » dans le Fils. En d’autres
  • 67. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 67 termes, Jésus est un être qui existait avant même sa naissance. Ce que le Baptiste confirme : « Avant moi, il était » (Jean 1, 15). Et ce que Jésus lui-même revendique : « En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham existât, Je Suis » (8, 58). L’Evangile de Jean constitue donc un tournant majeur dans la compréhension de Jésus. Pour la première fois, ce n’est plus la messianité ni la filiation divine du Galiléen qui y est démontrée, mais bien sa propre divinité, qu’il partage avec son Père. Le dernier Evangile s’achève sur l’acclamation de Thomas : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » (Jean 20, 28). La boucle est bouclée. La notion de Verbe qui s’est fait chair – appelée incarnation – va dès lors réorienter toute la réflexion des chrétiens sur l’identité de Jésus. La Trinité en germe Les textes johanniques contiennent en germe la notion de Trinité. Ils évoquent non seulement le Père et le Fils, mais aussi l’Esprit. Certes, ce dernier était déjà mentionné dans les synoptiques et les Actes des Apôtres (Mat 1,18 ; Apôtres 2,1-4). Il imprègne aussi l’Ancien Testament. L’Esprit (en grec pneuma, qui signifie également « souffle ») est présent dès le récit de la Genèse : c’est par exemple par son souffle que Dieu donne vie à Adam. L’Esprit saint, c’est la force agissante de Dieu. « L’Esprit de vérité du Père » doit guider la communauté des croyants, être leur Paraclet (du grec paraklêtos, « celui qu’on appelle »), c’est-à-dire leur défenseur. Dans le quatrième Evangile, l’Esprit saint est ainsi investi d’une mission qui lui était jusqu’alors inconnue : le successeur de Jésus après son départ (Jean 15, 26-27). II. Questions sur l’homme-Dieu Pour aussi séduisante qu’elle puisse paraître à certains penseurs chrétiens, l’idée d’incarnation, et plus généralement le caractère divin de Jésus ne vont pas sans poser de sérieux problèmes ni soulever une avalanche de questions : - comment Dieu peut-il épouser la nature humaine ? - Dieu a-t-il souffert et est-il mort en Jésus-Christ ? - Si Jésus est Dieu fait homme, quel est son rapport avec le Père ? Et avec l’Esprit saint ? Le docétisme : rejet de l’humanité de Jésus Les docètes (du grec dokeîn « sembler, paraître »). Ceux-ci refusent purement et simplement l’idée d’incarnation, Jésus n’est que Dieu ! Pour eux, Jésus est exclusivement divin et n’a fait que prendre l’apparence d’un humain. En aucun cas le Verbe n’a pu se faire chair. Et même le supplice de la croix n’a pas eu lieu : Simon de Cyrène aurait pris la
  • 68. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 68 place du maître… La motivation des docètes est d’éviter à tout prix toute promiscuité entre Dieu et l’homme. Ce courant de pensée a dû apparaître dès la fin du Ier siècle et on peut se demander si certaines phrases de l’Evangile de Jean n’ont pas été rédigées pour contrer les docètes (Jean 19,17 ; 2ème épître de Jean, 7). La nécessité d’une mise au point s’imposait d’autant plus que, de fait, certains passages des synoptiques donnent l’impression que le Nazaréen est une sorte de fantôme, sans véritable consistance humaine (Lc 4, 29-30 ; Mc 6, 48-49). Les docètes sont enfin d’autant plus enclins à nier l’humanité de Jésus que cela leur permet de tirer un trait sur le scandale de la croix. Malgré l’énergie déployées par les théologiens du Verbe – en particulier Ignace d’Antioche, Tertullien et Origène – pour contredire les docètes, cette doctrine aura pourtant de beaux jours devant elle. Les IIe et IIIe siècles voient également l’épanouissement de toute une littérature de saveur docète (Evangile de Pierre, fin du IIe siècle ; Ascension d’Isaïe, début du IIe siècle). L’adoptianisme : rejet de l’incarnation du Verbe Prenant le contre-pied total des docètes, une autre doctrine chrétienne va insister au contraire sur le caractère humain de Jésus, qui n’a été « adopté » par Dieu qu’à un moment précis de sa vie : soit lors de la résurrection, soit lors de la transfiguration ou du baptême. Pour eux, Jésus n’est pas né de la substance de l’Unique. L’adoptianisme transparaît à plusieurs reprises dans les Evangiles synoptiques, ainsi que dans les Actes des apôtres. Cette doctrine connaît un important développement à la fin du IIe siècle : Théodote le Corroyeur défend l’idée d’une filiation divine purement symbolique car, dit-il, « si le Père est quelqu’un et le Fils un autre, si le Père est Dieu et le Christ, Dieu, alors n’y a pas un seul Dieu, mais deux, le Père et le Fils ». Les artémoniens nient eux aussi la divinité originelle de Jésus : Dieu, disent-ils, n’a pas de commencement, au contraire de Jésus (dont le commencement si situe à sa naissance) il n’est donc pas Dieu. La défense d’un Jésus à la fois homme et Dieu Face à la négation de l’humanité de Jésus, d’un côté, à la négation de sa véritable divinité, de l’autre, les théologiens du Logos doivent s’efforcer de justifier la thèse de l’incarnation du Christ. Contre les docètes, tout d’abord, ils insistent sur la réalité de sa chair humaine. Et Irénée de souligner que « s’il n’est pas né, il n’est pas mort non plus ; et s’il n’est pas mort, il n’est pas non plus ressuscité des morts ». Or, la résurrection n’est-elle pas le fondement même de la foi chrétienne ? Ignace d’Antioche l’affirme : « Jésus-Christ (…) est « véritablement » né (…) « véritablement » persécuté (…) « véritablement » crucifié, et est mort (…)
  • 69. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 69 « véritablement » ressuscité ». L’enjeu pour ces penseurs est de taille : si le Christ n’a pas épousé concrètement la condition humaine, alors il ne peut sauver l’humanité. Tout homme qu’il soit, le Christ n’en est pas moins divin. Contre las adoptianistes, les Pères de l’Eglise s’attachent à démontrer que, dès sa conception, Jésus était pleinement Dieu. Pour ce faire, le thème de sa naissance virginale va être exploité à plein. Mais, quand bien même cet élément constituerait un obstacle de poids à la crédibilité de la foi chrétienne – on le constate encore de nos jours ! –, les théologiens maintiennent cette affirmation. Car elle a le mérite fondamental de mêler en Jésus ses deux natures essentielles : la chair humaine, par le biais de Marie, et la divinité, par celui du Saint- Esprit… La encore toute une littérature reléguée plus tard au rang d’apocryphe va exalter le thème de la naissance virginale de Jésus (Protévangile de Jacques car il relate des évènements antérieurs à ceux rapportés dans les Evangiles canoniques ; Nativité de Marie). Monarchisme et modalisme : le Père est le Fils Même si l’on admet la théorie de l’Incarnation, qu’en est-il des rapports du Père et du Fils ? Dans les dernières années du IIe siècle, à Smyrne, un certain Noët développe une théorie originale : pour lui, le Père seul existe ; c’est donc lui qui a pris chair dans la Vierge Marie. Là encore, on sent le souci de préserver un monothéisme absolu : la présence du Fils pourrait conduire au dithéisme (existence de deux dieux), et celle de l’Esprit au trithéisme. Noët se fait le défenseur d’une stricte « monarchie » (du grec monos « unique », et arkhè « principe » : Dieu est un principe unique). Jésus, dans tout cela, n’est qu’une modalité de l’action de Dieu dans le monde ; et idem pour l’Esprit saint. Condamnées par une assemblée de prêtres de Smyrne, les idées des noëtiens trouvent pourtant leur source dans l’ambiguïté sémantique de l’Evangile de Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était auprès de Dieu, et le Verbe était Dieu ». Or, comme le relève l’écrivain Michel Théron, comment peut-on être à la fois auprès de quelqu’un et être ce quelqu’un ? Au IIIe siècle, Praxéas lui emboite le pas. Pour les praxéens, Père, Fils et Saint-Esprit ne forment qu’une seule et même personne, puisqu’il n’y a qu’une personne en Dieu. Le féroce Tertullien va consacrer l’un de ses ouvrages à démonter ces théories : dans le Contre Praxéas (213), il accuse son adversaire d’avoir « accompli à Rome deux œuvres diaboliques en chassant le Paraclet et en crucifiant le Père ». Ce qui n’empêchera pas les sabelliens, au début du IIIe siècle, de professer des idées sensiblement identiques. La doctrine de Sabellius, condamnée vers 220 par l’évêque de Rome, empoisonnera cependant encore, au IVe siècle, les rapports entre théologiens occidentaux – qui professent l’unité de substance entre le Père, le Fils et l’Esprit – et les docteurs orientaux qui, eux, insistent sur leur distinction. Toujours dans la lignée du monarchisme, les patripassiens (du latin pater « père », et passus « qui a souffert ») soutiennent que, puisque Dieu est Jésus-Christ, alors il a souffert sur la croix. Idée délirante aux yeux de leurs adversaires : comment Dieu tout- puissant pourrait-Il souffrir ?
  • 70. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 70 Le monarchisme et le modalisme ne pourront s’imposer car, au fond, ces doctrines tendent à effacer la figure salvatrice de Jésus, capitale dans le plan du salut. Le subordinatianisme : le Fils est inférieur au Père Face au « péril monarchien », les théologiens du Logos mettent l’accent sur la distinction entre Père, Fils et Saint-Esprit. Tertullien explique ainsi que Dieu est présent de toute éternité dans son absolue solitude ; mais il porte en lui, immanent, le Verbe-Fils qui est une personne à part entière. Du Fils sort enfin l’Esprit, troisième personne. A eux trois, ils forment la Trinité. La Trinité n’empêche pas, selon Tertullien, l’unité de substance : il utilise la métaphore de la racine qui donne une branche, laquelle engendre des fruits. En somme, Père, Fils et Esprit sont une seule et même substance qui s’est étendue, mais non pas une seule et même personne (« une substance en trois personnes », « deux natures et une personne », résume-t-il). Tertullien utilise le terme latin consubstantialem (« consubstantiel ») pour exprimer cette idée d’une même substance : la traduction en grec de ce terme, homoousios, sera à l’origine de débats particulièrement animés au IVe siècle. De son côté, Origène estime que le Père est à la source de tout, car il est le seul à être inengendré. Dans leur souci de concilier à la fois le monothéisme avec la distinction des trois personnes de la Trinité, les théologiens du Verbe tendent à verser dans le subordinatianisme : c’est le Père qui est la source de la divinité, tandis que le Fils, et plus encore l’Esprit, lui sont inférieurs. Vision finalement assez conforme à celle des Evangiles synoptiques qui maintiennent une distance et une hiérarchie entre Jésus et son Père. Le débat christologique et trinitaire est si subtil que le moindre écart de langage peut provoquer un dérapage incontrôlé en terrain adoptianiste, monarchiste ou subordinatianiste, même chez ceux qui n’appartiennent pas à ces courants théologiques... III. Nouvelles controverses judéo-chrétiennes Dans cette nouvelle configuration, que deviennent les chrétiens d’origine juive ? Eux qui sont pourtant à l’origine du christianisme se trouvent paradoxalement relégués au rang de courant très minoritaire. Des judéo-chrétiens tiraillés entre l’Eglise et la Synagogue Réfugiés à Pella dès avant la chute du temple (70), les judéo-chrétiens vont voir leur condition se dégrader et devenir de plus en plus délicate. Pris en tenailles entre la Synagogue – que fréquentait Jésus – et l’Eglise naissante, ils ne savent pas trop comment se situer.
  • 71. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 71 Malmenés par les juifs pharisiens, les judéo-chrétiens ne sont pas mieux traités par les chrétiens d’origine païenne. L’Evangile de Jean les vilipende à tout bout de champ et les accuse de taus les maux – d’aucuns ont vu en ce livre une des premières sources de l’antijudaïsme chrétien. « Il est absurde de parler de Jésus-Christ et de judaïser, car ce n’est par le christianisme qui a cru au judaïsme, mais le judaïsme au christianisme », lance Ignace d’Antioche. Dans un tel contexte, l’isolement guette les chrétiens d’origine juive, et ce d’autant plus qu’ils ne parviennent pas à s’accorder sur la vision qu’ils ont de Jésus. Les nazaréens : Jésus à la fois humain et divin Parmi les judéo-chrétiens, ceux qui se rapprochent le plus de la doctrine élaborée progressivement par l’Eglise dite « des gentils » sont assurément les nazaréens. Ils reconnaissent en effet sans problème tant l’humanité que la divinité de Jésus. Mais ils sont réticents à se rallier aux chrétiens d’origine païenne en raison de leur attachement viscéral aux rituels mosaïques : shabbat, fêtes juives, circoncision. Un attachement qu’ils justifient par les paroles prononcées en Matthieu 5,17-19. Ils lisent les Ecritures juives en hébreu, ainsi que les écrits chrétiens, et disposent en outre de leur propre Evangile, dit « des Hébreux », rédigé en araméen – dont seuls quelques fragments sont parvenus jusqu’à nous. Les ébionites : Jésus, fils de Joseph et non de Dieu Leur nom vient de l’hébreu ebyônim qui signifie « les pauvres » : leurs membres se distinguent effectivement par un ascétisme marqué. Vraisemblablement issus du courant nazaréen, ils s’en démarquent vers le début du IIe siècle, quand la doctrine sur la conception virginale de Jésus s’impose chez certains judéo-chrétiens. Pour eux, Jésus est un homme né de la semence de Joseph et du corps de Marie – laquelle n’était aucunement vierge. Ils voient en luI non le Fils de Dieu, mais un prophète élevé au rang de messie le jour de son baptême (on voit là l’affinité avec l’adoptianisme). Profondément opposés aux sacrifices sanglants, ils les remplacent par des rites à base d’eau. Par contre, à l’instar des nazaréens, ils restent attachés aux autres observances de la Loi juive. Les Pères de l’Eglise n’ont eu de cesse de jeter la pierre aux ébionites qui rejettent les écrits de Paul – ce qui n’a rien d’étonnant à voir la virulence de l’apôtre à vouloir abolir la Loi mosaïque et prôner l’ouverture aux païens – et préfèrent l’Evangile de Matthieu et leur propre livre (l’Evangile des Ebionites). Dispersés, les petites communautés ébionites ont subsisté au moins jusqu’au VIIe siècle. Les elkasaïtes : l’ange Jésus Leur nom fait référence au fondateur présumé de ce courant, Elkasaï – nom porteur d’une forte symbolique puisqu’il signifie, en grec, « force ou pouvoir cachés ».
  • 72. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 72 C’est au IIe siècle que ce juif originaire de l’Empire parthe, en Iran, aurait fondé ce mouvement. Rien qui diffère beaucoup des orientations ébionites (dont l’elkasaïsme est vraisemblablement issu). Mais les elkasaïtes poussent loin leur croyance dans le caractère thaumaturgique de l’eau : ils voient dans cet élément rien de moins qu’une divinité.. La christologie des elkasaïtes dérive de celle de la majorité des pagano-chrétiens, puisqu’ils refusent de reconnaître la divinité du Christ et ne professent que sa messianité. Pour eux, le Christ a transmigré de corps en corps, partant de celui d’Adam pour intégrer finalement celui de Jésus, selon un processus appelé métempsycose (terme dérivé du grec désignant le « déplacement de l’âme ») : une même âme peut animer plusieurs corps à la suite. Les elkasaïtes rejettent certains passages de l’Ancien Testament aussi bien que des Evangiles, et exècrent la figure de Paul. Des livres spécifiques à la communauté se sont développées, en particulier l’Apocalypse (ou Révélation) d’Elkasaï. Marcion : le rejet des origines juives de Jésus Dans le débat opposant pagano-chrétiens et judéo-chrétiens, un homme va montrer une attitude diamétralement opposée, extrémiste, en niant purement et simplement le fait que Jésus ait été juif. On a peu de certitudes sur Marcion (vers 95-161) dont les écrits ont disparu. En 144, il tient des propos qui choquent profondément le collège des presbytres de la ville. Ce qui lui vaut les foudres des prêtres de Rome, c’est la relecture qu’il propose de la parabole « des vieilles outres et des nouvelles outres » (Lc 5,37-38) : les croyants en Jésus (les « outres nouvelles ») doivent faire table rase du passé et renier les racines juives de leur religion (les « vieilles outres »). Pour gommer toute trace de judaïsme, Marcion se livre à une entreprise sans précédent de réécriture des textes. Il exclut en premier lieu la Bible hébraïque, qu’il nomme l’ « Ancien Testament », et constitue un corpus chrétien auquel il va donner le nom de « Nouveau Testament ». Il est ainsi le premier à utiliser cette expression. Dans ce Nouveau Testament, il ne retient que les lettres de Paul (à l’exception de celles de Timothée et de Tite) et l’Evangile de Luc (encore retranche-t-il de ces écrits tous les passages faisant référence à la religion originelle de Jésus). Marcion professe des idées docètes : Jésus est pleinement Dieu et n’est pas né de la Vierge Marie. Si son corps humain n’est qu’apparence, le Christ a néanmoins véritablement souffert sur la croix. Les théories de l’Eglise marcionite vont durablement influencer un courant antijudaïque chrétien qui voit dans les juifs un peuple honni, persécuteur du Christ. Pour autant, et quoique de façon moins radicale, en se considérant comme le « Vrai Israël » (Verus Israël) – celle qui a su reconnaître le Messie en Jésus –, la Grande Eglise va contribuer elle aussi à nourrir un antijudaïsme déclaré présentant les chrétiens comme le véritable « Israël de Dieu » (Paul, Galates 6,16). En élaborant un christianisme amnésique de ses origines juives, il va forcer les représentants de la Grande Eglise à se positionner clairement, et surtout à définir leur
  • 73. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 73 propre canon d’écriture. Ce canon, les théologiens vont lui donner le nom que Marcion avait attribué au sien propre : celui de « Nouveau Testament ». IV. Le gnosticisme, ou l’opposition entre le Jésus historique et le Christ métaphysique Si Marcion exclut le Dieu des juifs du plan de salut christique, un autre courant va aller encore plus loin dans son entreprise de relecture du message chrétien : celui du gnosticisme (du grec gnôsis, « la connaissance »), doctrine du salut par la connaissance. Pour les adeptes de ce mouvement, ce n’est plus la mort et la résurrection de Jésus qui sont à la source du salut, mais une forme de connaissance surnaturelle que le Christ serait venu délivrer aux hommes. Très portés sur la spéculation intellectuelle, les gnostiques développent une doctrine ésotérique, voire franchement hermétique, qui se désintéresse totalement du Jésus historique pour se concentrer exclusivement sur le sens caché de son discours. Une pensée élitiste Réservée à une élite, la pensée gnostique est éminemment difficile à cerner. Heureusement, la connaissance de ce mouvement s’est vue bouleversée par une découverte exceptionnelle réalisée en Haute-Egypte en 1945 : celle d’une jarre contenant une douzaine de codex datant des IIe, IIIe et IVe siècles de notre ère. Au fondement de la pensée gnostique se trouve l’idée que notre monde est l’œuvre d’un dieu inférieur appelé le démiurge (le grec demiurgos signifie « le façonneur »), généralement identifié au Dieu des juifs : on retrouve là la doctrine de Marcion. Dès lors, l’homme doit par tous les moyens tenter de libérer son âme pour qu’elle puisse accéder au plérôme (du grec plèrôma, « plénitude »), royaume de ce Dieu absolument transcendant. C’est le seul vrai Dieu : le gnosticisme n’est en rien un dithéisme, le démiurge des juifs étant perçu par lui comme un charlatan… Esclave de son corps, esclave de ses passions, comment l’homme peut-il rejoindre le Dieu inconnu ? En retrouvant au tréfonds de son être l’étincelle divine dont il n’a pas conscience, enfermé qu’il est dans l’ignorance. Toutefois, tous les hommes ne disposent pas en eux de cette parcelle divine : « Je vous choisirai un sur mille et deux sur dix mille », fait dire à Jésus l’Evangile gnostique selon Thomas, retrouvé à Nag Hammadi. Du coup, les gnostiques, conscients de leur origine divine, ressentent ici-bas un sentiment d’étrangeté et n’aspirent qu’à se débarrasser de leur enveloppe charnelle pour rejoindre leur patrie céleste. En découle le plus souvent un refus de la procréation tendant à l’encratisme ou, au contraire, plus rarement, un libertinage revendiqué : puisque la chair n’est rien, autant faire n’importe quoi avec. S’estimant à part du commun des mortels, les membres de ce mouvement se considèrent pourtant pleinement chrétiens, voire les « seules chrétiens ». Cette prétendue supériorité sape les fondements mêmes du christianisme qui se veut une religion universelle offrant le salut à tous.
  • 74. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 74 Excluant l’Ancien Testament et se nourrissant de toute une littérature apocryphe, les gnostiques récusent aussi la plupart des textes du Nouveau Testament. Aussi les Pères de l’Eglise s’en sont-ils violemment pris à cette doctrine, le gnosticisme étant aux antipodes de la pensée chrétienne dominante… Des origines obscures A la source de ce mouvement qui a marqué en profondeur les premiers siècles du christianisme, certains historiens situent le célèbre Simon le Mage, celui des Actes des Apôtres (8,9-25). Les Pères de l’Eglise voient en Simon – de son nom vient le terme de simonie, qui désigne le trafic des choses saintes – le premier grand hérétique. C’est d’ailleurs de Simon qu’une autre figure fondatrice du gnosticisme se dit l’héritier : Ménandre (mort dans les années 80). De fait, il est difficile de rattacher le mouvement gnostique à un fondateur clairement identifié. Mais ses origines paraissent en tout cas très ancienne, puisque Paul dénonce déjà avec véhémence la science de la gnôsis, qu’il oppose au seul amour (1Corinthiens 8,1-3 et 1Timothée 6,20). Certains historiens se demandent s’il ne faudrait pas voir dans la philosophie de Platon les vraies racines de ce courant de pensée. Tertullien considère d’ailleurs celui-ci comme l’ « épicier » des hérétiques, d’autant plus qu’au IIIe siècle ses idées sont remises sur le devant de la scène par Plotin, initiateur du néoplatonisme. On trouvait déjà chez Platon, il est vrai, l’idée que l’incarnation de l’âme dans la corps (ensômatose) est une dégradation, puisqu’elle entraîne l’oubli de toute la connaissance que l’âme préexistante possédait – d’où le sentiment d’une nostalgie de l’autre monde. Dès le IVe siècle avant notre ère, le Grec avait aussi développé la théorie que la création du monde était l’œuvre d’un démiurge. D’autres spécialistes estiment quant à eux que le gnosticisme est né des déceptions de certains juifs aspirant fortement à la libération d’Israël. Or, celle-ci n’est pas venue. Les gnostiques seraient ainsi des révoltés contre le Dieu de l’Ancien Testament qui les auraient abandonnés. Au vrai, le gnosticisme est plus généralement un vaste syncrétisme qui, tout en se revendiquant à l’intérieur du christianisme, se nourrit de multiples courants intellectuels. Un mouvement, plusieurs courants C’est à partir du début du IIe siècle, vers 120-130, que le gnosticisme trouve sa première grande figure avec Satornil (ou Saturnin), qui aurait été l’élève de Ménandre. Il fonde une école à Antioche. Autre précurseur : Cérinthe, qui exerce son activité en Asie Mineure dans la première moitié du IIe siècle. Plus connu, Basilide se fait le prédicateur de la pensée gnostique dans l’Alexandrie bigarrée de la seconde moitié de IIe siècle. Celui-ci fonde une école si réputée que l’on
  • 75. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 75 entendra encore parler au début du IVe siècle, et il est de surcroît l’inventeur d’un nom appelé à une immense fortune parmi les cercles ésotériques, mais pas seulement : celui d’Abraxas, qu’il donne au Dieu suprême. Les lettres de ce mot, additionnées selon leur valeur numérique en grec, donnent le nombre 365, censé symboliser la création ; il est devenu notre « abracadabra ». A la même époque, un homme originaire d’Asie Mineure vient également présenter en Egypte sa doctrine gnostique avant de l’exporter à Rome : Carpocrate. Mais c’est surtout la figure de Valentin (première moitié du IIe siècle) qui a marqué les annales. Lui aussi originaire d’Egypte, formé à Alexandrie, il se déclare disciple d’un disciple de Paul. Plus modéré dans ses idées que la plupart des autres gnostiques de la même époque, Valentin parvient à rallier à sa cause nombre de disciples (les valentiniens). La gnose et les femmes Les gnostiques ont une vision de la femme éminemment paradoxale, et cette vision est d’autant plus difficile à synthétiser qu’il existe de nombreux courants gnostiques et donc, à chaque fois, des nuances plus ou moins importantes dans leur approche de la féminité. La pensée gnostique a une vision pessimiste de la femme, puisque, par sa capacité à procréer, elle permet à l’œuvre du démiurge de perdurer. Du reste, c’est un éon (du grec aiôn, « éternité », « entité divine ») féminin, Sophia, qui a provoqué la naissance de ce démiurge néfaste, et c’est pour « rattraper » la catastrophe déclenchée par Sophia que Dieu va émettre un nouvel éon (masculin, cette fois) : le Christ. Dans deux évangiles gnostiques, on peut lire que la « compagne » du Sauveur est Marie- Madeleine (l’Evangile de Philippe ; idem dans l’Evangile de Marie). Mais lorsqu’on regarde de plus près le texte de l’Evangile de Philippe, on se rend compte que c’est une Marie-Madeleine « déféminisée » qui y est présentée, puisque le terme « compagne » est, en fait, mis au masculin (grec koinonos) : ladite Madeleine n’est donc aucun cas l’amante de Jésus, mais son « compagnon ». En couple, Adam et Eve ont provoqué la chute ; en couple, Jésus et Marie-Madeleine apporteront le salut. Et l’image du baiser qu’ils échangent n’a rien de charnel : en s’embrassant, ils échangent leur haleine, leur souffle spirituel. Et, par ce baiser mystique, symbole de l’initiation, la femme reçoit la polarité mâle qui, seule, peut lui permettre d’atteindre la salut. Ainsi la femme peut être appelée à jouer un rôle (parfois de premier plan) dans la pensée gnostique, mais à condition qu’elle renonce à sa féminité sur le plan sexuel. La présence active des femmes dans les communautés gnostiques a d’ailleurs grandement irrité les Pères de l’Eglise qui, eux, refusaient, de fait, que la gent féminine accède à des responsabilités importantes. Jésus à travers le prisme des gnostiques Que devient Jésus dans le système gnostique ?
  • 76. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 76 Compte tenu de leur dégoût pour la chair, les gnostiques dissocient totalement Jésus du Christ : le premier n’a été que l’enveloppe temporaire du second lors de son court séjour dans le monde du démiurge. C’est le seul Jésus homme qui est mort sur la croix. Au contraire du Jésus historique, le Christ est exclusivement un être céleste. Son humanité n’est qu’apparente : on retrouve là encore le docétisme. Dans l’Apocalypse de Pierre retrouvée à Nag Hammadi, on voit un Christ crucifié qui, riant sur la croix, se moque de ceux qui croient le faire mourir. C’est parfois Simon de Cyrène qui assume ce rôle de substitut après que Jésus, par un tour de passe-passe, lui a fait prendre son apparence. Jésus est « l’instructeur qui porte la gnose, le prototype qui montre comment, par la gnose, on parvient à détacher le noûs (« intellect », en grec) d’avec la matière ». En conséquence de quoi les gnostiques s’attachent à rechercher le sens caché des paroles prononcées par Jésus après sa résurrection (et non au cours de son existence). Ces révélations sont consignées dans une abondante littérature. L’un de ces textes a beaucoup fait parler de lui il y a quelques années : l’Evangile de Judas. Loin de faire de l’apôtre un traître maudit qui livra le Christ aux grands prêtres, Judas y apparaît comme le disciple bien-aimé de Jésus, récipiendaire de son enseignement surnaturel et qui n’a fait qu’obéir à la volonté de son maître en le livrant afin qu’il soit enfin délivré de son corps de chair. Attribué à Judas, ce texte a en fait été écrit dans la seconde partie du IIe siècle. Mani et le manichéisme En Iran, le gnosticisme va générer un intéressant avatar : le manichéisme. Il s’agit d’une religion à part entière, fortement inspirée de la gnose dans sa structure, mais à laquelle le fondateur de cette doctrine – le Perse Mani (216-276) – ajoute des éléments issus d’autres religions, à savoir le zoroastrisme et le bouddhisme. La pensée de Mani est d’autant plus syncrétiste qu’il est lui-même issu d’une communauté judéo-chrétienne de Babylonie. En 240, Mani se déclare prophète universel. Et pas n’importe quel prophète : il est le Paraclet annoncé dans l’Evangile de Jean (14,26). Il se voit comme l’héritier de Zoroastre pour la Perse et la Babylonie, de Bouddha pour l’Inde et la Chine et… de Jésus pour l’Occident ! Bien que Mani n’inscrive pas son action au sein même du christianisme – à l’inverse des gnosticismes –, cette prétention à surpasser Jésus ne pouvait que provoquer une vive réaction des Pères de l’Eglise. Pourtant, la religion de l’Illuminateur – comme Mani se nomme lui-même – va connaître un très vif succès. Le manichéisme, tout comme le gnosticisme, est un docétisme. Toutefois – et c’est là que réside toute la spécificité du manichéisme –, Jésus n’a pas mis un terme à la révélation. Ce rôle échoit à Mani lui-même, qui fait ainsi figure de nouveau Jésus…
  • 77. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 77 V. L’émergence d’une orthodoxie chrétienne Tout au long des IIe et IIIe siècles, on assiste donc à un foisonnement de doctrines et de polémiques qui tournent toutes autour de l’identité de Jésus. Dieu, son Fils et le Saint-Esprit Pour élaborer cette pensée qu’ils veulent admise par tous, les Pères de l’Eglise doivent d’abord définir certains principes de base. Ce Dieu absolument transcendant ne saurait en aucun cas être dissocié de celui dont le juif Jésus annonçait le règne. La question de l’identité de Jésus est plus problématique. On constate toutefois, dès le début du IIe siècle, dans la mouvance de l’Evangile de Jean, la constitution d’un courant majoritaire qui affirme que Jésus est le Fils unique de Dieu incarné, doué d’une double nature, à la fois humaine et divine. Cette croyance orthodoxe se trouve résumée dans les confessions de foi (le Credo, « je crois » en latin). L’une des plus anciennes est celle d’Ignace d’Antioche : « Jésus-Christ, de la race de David, de Marie, qui est véritablement né, a mangé et a bu, qui a véritablement souffert persécution sous Ponce Pilate, qui a véritablement été crucifié. Il est mort. Les êtres terrestres, célestes, infernaux en sont témoins, et Il est vraiment ressuscité des morts, son Père l’ayant ressuscité comme, à sa ressemblance, il nous ressuscitera en Jésus-Christ, nous qui croyons en Lui, en dehors de Qui nous ne vivons pas vraiment. » Cette confession d’Ignace, retravaillée et enrichie par l’ajout du Saint-Esprit, devient le célèbre « Symbole des apôtres » formulé par l’Eglise de Rome vers 150 : « Je crois en Dieu, Père tout-puissant et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, né du Saint-Esprit et de la Vierge Marie, crucifié sous Ponce Pilate et enseveli, ressuscité des morts le troisième jour, monté aux cieux, assis à la droite du Père, d’où il viendra juger les vivants et les morts, et au Saint-Esprit, à la sainte Eglise, à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair. » L’élaboration d’un canon des Ecritures Pour limiter les risques de travestissement de la figure de Jésus et de son message, les théologiens de l’Eglise vont éprouver le besoin d’assortir les confessions de foi élaborées par chaque communauté d’un canon des Ecritures jugées légitimes – le mot canon signifie en grec « roseau », « bâton pour mesurer », et par extension « norme ». Les Ecritures juives sont naturellement acceptées dans le corpus canonique. Les chrétiens de la Grande Eglise utilisent donc la Bible juive, avec une prédilection pour sa traduction grecque réalisée au IIIe siècle avant notre ère, appelée Bible des Septante. Voilà ce que l’on nommera, à la suite de Marcion, l’ « Ancien Testament ». Dès 160, la Septante est traduite en latin : on appelle cette traduction la Vetus Latina (« Vieille Latine »).
  • 78. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 78 En contrepoint de cet Ancien Testament, les Pères de l’Eglise jugent indispensable de dresser une liste d’Ecritures chrétiennes canoniques, ces dernières étant censées avoir été inspirées par le Saint-Esprit. Et c’est au terme d’interminables discussions que les Pères de l’Eglise vont définir, entre le milieu et la fin du IIe siècle, un corpus de textes canoniques. Les quatre critères retenus sont les suivants : l’ancienneté ; l’apostolicité – le livre doit être écrit par un apôtre ou un compagnon d’un apôtre ; le livre doit être « catholique », universel ; enfin, il doit être orthodoxe, c’est-à-dire prêcher des idées acceptées par la Grande Eglise. Irénée de Lyon affirme, vers 180, que seuls quatre Evangiles sont porteurs du véritable message de Jésus, comme il existe quatre régions du monde et quatre vents principaux. Du reste, Irénée est le premier à associer les quatre évangélistes aux « quatre Vivants » de l’Apocalypse, association qui allait connaître une vive fortune en art sous le nom de « tétramorphe » (Apocalypse 4, 6-7) : Matthieu l’homme, Luc le taureau, Marc le lion et Jean l’aigle (Irénée attribue le lion à Jean et l’aigle à Marc). Outre les quatre Evangiles, Irénée retient les Actes des apôtres, les Epîtres de Paul, la Première Epître de Pierre, la Première Epître de Jean et l’Apocalypse comme étant également dignes de foi. S’il est des écrits qui ont donné lieu à mille controverses sur leur caractère inspiré ou non, ce sont bien l’Evangile et surtout l’Apocalypse de Jean. En effet, dès le IIe siècle de notre ère, d’aucuns doutent que leur auteur ait été l’apôtre Jean. Qui plus est, certains groupes chrétiens donnent de l’Apocalypse une interprétation littérale, y décelant l’annonce d’une fin du monde imminente. Ces mouvements ont pour leader un certain Montanus, qui vécut vers la fin du IIe siècle et le début du IIIe siècle. Il prêche la venue toute proche du Jugement dernier. Certes, globalement, le mouvement n’est pas déviant d’un point de vue christologique. Mais il indispose les Pères de la Grande Eglise par son caractère exalté : ses membres vivent des expériences de transes, affirmant que le Saint-Esprit s’exprime à travers eux, ils s’érigent contre la hiérarchie ecclésiastique. Il n’y a guère que l’excessif Tertullien pour cautionner leurs idées ! Les autres théologiens de l’Eglise condamnent la « nouvelle prophétie » de Montanus. Du même coup, ils s’interrogent sur le statut à accorder à l’Apocalypse de Jean, qui a engendré tant de débordements chez ces illuminés. Quoiqu’il en soit, il faudra attendre le IVe siècle pour qu’une liste précise d’écrits chrétiens canoniques soit édictée. Toutefois, la liste des vingt-sept livres composant le Nouveau Testament n’a pas force de loi, et si la plupart des Eglises s’accordent peu ou prou sur ce corpus, des variations existent en fonction des communautés. Les apocryphes : une littérature de seconde zone ? L’essentiel du canon chrétien étant arrêté vers la fin du IIe siècle, que deviennent les quantités d’écrits qui n’y ont pas été intégrés ? Si les Pères les considèrent avec la plus grande défiance, c’est à plusieurs titres : ils sont souvent faussement attribués à l’un ou
  • 79. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 79 l’autre disciple de Jésus ; et ils contiennent fréquemment des éléments étrangers à la foi chrétienne « orthodoxe ». Pourtant, nombre de textes apocryphes ne présentent aucune déviance doctrinale. Certains, même, étaient très appréciés et lus dans la Grande Eglise : c’est par exemple le cas de l’Apocalypse de Pierre (début du IIe siècle) et de celle de Paul (fin du IIe siècle). Quoique relégués au second plan, ils vont continuer à nourrir spirituellement les communautés chrétiennes et à marquer de leur empreinte l’art et la littérature. C’est le Protévangile de Jacques qui impose l’idée que Jésus était né dans une grotte. C’est l’Evangile du pseudo-Matthieu, écrit sans doute au VIe siècle, que se trouve la légende selon laquelle le nouveau-né fut réchauffé par la présence, dans l’étable, d’un âne et d’un bœuf. Ces apocryphes sont en tout cas l’expression de l’incroyable polyphonie dont témoigne la foi des chrétiens aux IIe et IIIe siècles, que la figure de Jésus ne cesse d’inspirer. Des conciles pour veiller au respect de l’orthodoxie L’un des moyens dont la Grande Eglise dispose pour veiller au respect de l’orthodoxie telle qu’elle l’a définie, c’est de réunir ses chefs afin de discuter des mesures à prendre contre les « dissidents », et de discuter des points de doctrine qui peuvent poser problème. [In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 117 à 190] Les premiers chrétiens II (IIe -IIIe siècles) ANTIOCHE, EPHESE, ALEXANDRIE Déplacement des centres de gravité du christianisme dans l'Empire, rupture avec le judaïsme, enrichissement des écrits apostoliques : à partir de l'an 70, s'affirme une identité chrétienne inscrite dans la vie de la cité. Entre la conférence de Jérusalem et la fin du 1er siècle, les centres de gravité du christianisme se sont déplacés. Par la force des choses, Jérusalem et les communautés de Palestine ne jouent plus qu'un rôle marginal. En revanche, les grandes villes de l'Empire et les Eglises que les premiers apôtres y avaient fondées ont tout naturellement émergé comme un nouveau berceau de la vie intellectuelle et de l'expansion du mouvement. Elles sont au nœud des voies de communication et des réseaux économiques et sociaux, elles entretiennent des écoles et fournissent le cadre des débats d'idées. La communauté de Rome prend de l'importance, tout simplement parce que la ville est le centre du monde. Mais ce sont surtout Antioche, Alexandrie ou Ephèse qui jouent un rôle moteur. Plusieurs perspectives doivent être considérées. Les chrétiens des grandes villes hellénistiques qui s'identifient, au tournant du siècle, par une confession de foi reconnaissant Jésus de Nazareth comme la vérité incarnée, prennent clairement conscience de la distance historique qui les sépare des événements fondateurs et de leur appartenance à la deuxième ou à la troisième génération du mouvement. La nécessité dans laquelle ils se trouvent de donner forme à leurs convictions et de se définir eux- mêmes fait apparaître leur diversité. Les transformations de leurs rapports avec le
  • 80. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 80 judaïsme, liées au poids grandissant, dans la chrétienté, des Eglises d'origine païenne, modifient les relations qu'ils entretiennent avec la société hellénistique dont ils font partie. L'identité chrétienne L'an 70 représente un tournant symbolique important pour l'identité chrétienne. Trois des quatre colonnes présentes à la conférence de Jérusalem viennent de disparaître : Jacques d'abord, assassiné à Jérusalem en 62 ; puis Pierre, que les traditions du IIe siècle feront mourir martyr à Rome ; Paul, enfin, disparu sur la route de l'Espagne - probablement mort à Rome. Seul parmi les quatre, Jean va survivre et atteindre à Ephèse, semble-t-il, un âge canonique. La mort des apôtres est le point de départ d'une activité littéraire considérable : à la génération marquée par la prédication des fondateurs, succède celle des écrits apostoliques. La littérature chrétienne s'enrichit de six lettres que des élèves de Paul écrivent en son nom et qui s'ajoutent à la collection des sept laissées par l'apôtre, d'une lettre écrite sous le nom de Jacques, de deux autres sous le nom de Pierre et d'une, enfin, sous le nom de Jude, le frère de Jacques. Dans le même temps, apparaissent, coup sur coup, les quatre Evangiles. On peut donc dire, sans exagération, que commence en 70 un âge de la littérature des apôtres qui ne touchera à sa fin qu'à l'approche du milieu du IIe siècle. La logique qui veut que les lettres des apôtres remplacent leur présence est évidente. Elle résulte de la nécessité, pour le christianisme de la deuxième génération, de donner une forme écrite à ses convictions. L'écriture permet d'engager le débat avec soi-même et de le faire, en l'occurrence, sous l'autorité des figures fondatrices. La décentralisation La dispersion géographique des quatre colonnes, seulement une bonne dizaine d'années après la rencontre de Jérusalem, donne une idée de la décentralisation du christianisme. Rome, comme centre politique, administratif et idéologique de l'Empire, exerce bien sûr une attraction particulière sur les représentants d'un mouvement soucieux de faire entendre son message dans le monde. Mais Paul lui-même, s'il est arrivé dans la capitale, ne voulait y être que de passage. Son projet était, vers 55 déjà, d'évangéliser l'Espagne parce que, disait-il, le nom de Jésus était alors déjà connu dans toutes les régions d'Orient jusqu'en Italie (Rm 15, 14-29). Les Actes des apôtres, qui brossent un tableau de l'histoire de la mission vers l'Occident, témoignent de l'implantation de communautés dans les cités bordant la rive nord de la Méditerranée : de la Syrie (Antioche) aux côtes de la Turquie, de l'Asie mineure (Ephèse) à la Macédoine et à la Grèce (Athènes, Corinthe), puis au sud de l'Italie (Brindisi). Incidemment, le lecteur entend toutefois parler de l'Ethiopie et surtout en l'Egypte, d'Alexandrie devenue un centre de la théologie chrétienne. C'est là qu'a été formé Apollos, que Paul reconnaît, au même titre que Pierre, comme l'un de ses collègues. Or Apollos, à l'instar de Paul, dirige tout un réseau de collaborateurs. Le fait que ceux-ci aient été actifs à Corinthe et qu'ils aient ensuite poursuivi leur route laisse penser qu'ils croisent, eux aussi, tout autour de la mer (1 Cor 16, 12). Le nom de Thomas apparaît dans des traditions qui font état de l'expansion d'une autre branche du christianisme vers l'est de la Syrie et peut-être même jusqu'aux Indes. Parti de la Galilée, de la Samarie et de Jérusalem, le christianisme fait tâche d'huile vers l'Afrique du Nord, l'Asie et l'Europe, où il a trouvé de nouvelles patries. Son expansion vers les différents horizons est liée à une diversité de personnalités, d'éducations mais aussi de traditions spirituelles. Cette diversité constitue une pluralité de lignes de développement - on dirait aujourd'hui des confessions - parallèles et liées entre elles par les débats qui les
  • 81. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 81 unissent. La conférence de Jérusalem a rassemblé les apôtres encore vivants. Les écrits apostoliques et leur circulation rapide dans toute la chrétienté assurent à leur place, une génération plus tard, la reconnaissance conflictuelle par laquelle se définit le christianisme. L'Empire est un espace de mobilité. Il entretient un réseau de lignes maritimes et de routes qui permettent de traverser la mer (les bateaux relient Alexandrie à l'Asie et à la Grèce sans suivre les côtes) et de remonter les vallées (Lyon). Les chrétiens en voyage d'affaires en profitent pour diffuser les nouvelles mais aussi la correspondance et les livres : les Evangiles sont très vite lus, dès leur publication, dans le monde méditerranéen. Et les communautés entretiennent des missionnaires non seulement chargés de l'évangélisation, mais encore, et surtout, de visiter les Eglises sœurs. L'intensité des échanges personnels assure la qualité de l'information. L'universalisme chrétien face au judaïsme L'universalisme du christianisme n'est ni une décision tactique qui aurait été prise, un peu par dépit, face aux difficultés de l'évangélisation des synagogues, ni une découverte tardive des Eglises occidentales. Il se trouve au cœur de la prédication de Jésus et de ses tablées ouvertes aux femmes, aux enfants, aux collecteurs d'impôts et aux pécheurs. Il n'est donc pas étonnant que, si une aile des premières communautés s'est développée à l'intérieur du judaïsme, d'autres s'en sont rapidement séparées ou ont directement été fondées, à l'exemple des Eglises pauliniennes, dans la population païenne des bourgades et des cités grecques. Le schéma selon lequel le christianisme serait resté juif jusqu'à la destruction du Temple, et aurait ensuite été contraint de se séparer de la Synagogue, résulte à la fois d'une généralisation et d'une simplification abusives. La réalité historique est beaucoup plus complexe et quelques exemples permettent de s'en faire une idée plus précise. Il est vrai que les Eglises de Jérusalem et de Judée, qui ont joui pendant vingt ans d'une autorité particulière, en raison de la place de la ville et de la présence de Jacques, le frère du Seigneur, se sont longtemps considérées comme un mouvement juif. Mais on voit que Pierre est très vite sorti des réseaux du judaïsme et que les Eglises créées par Paul en Anatolie, en Macédoine ou en Grèce n'en ont jamais fait partie. La persécution déclenchée à Rome en l'an 64 de notre ère montre qu'aussi bien Néron que la population de la ville faisaient clairement la différence entre Juifs et chrétiens. Ces derniers ont quitté depuis longtemps les synagogues. Depuis longtemps, ils célèbrent leur culte et tiennent leurs réunions dans des maisons privées. Les Evangiles de Matthieu et de Jean sont les deux grands témoins d'une rupture qui aurait suivi, après la chute du Temple, la reprise en main de la Synagogue par les pharisiens. Dans les deux cas, une école théologique chrétienne formée de judéo- et de pagano-chrétiens s'était développée pendant plusieurs décennies, sans friction particulière, à l'intérieur des réseaux juifs. Et, de même que Paul s'est toujours présenté comme juif - l'Evangile dont il avait reçu la révélation constituant pour lui l'interprétation vraie de la tradition d'Abraham -, aussi bien les communautés matthéennes, à Antioche, que les cercles johanniques, à Ephèse, comprennent l'œuvre de Jésus comme l'accomplissement de l'enseignement de Moïse. Les centres urbains
  • 82. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 82 Dès les premières années, trois villes au moins ont joué un rôle décisif dans le développement de la pensée chrétienne. Elles en sont visiblement devenues les centres à la fin du Ier siècle. Les trois se trouvaient aux carrefours de grandes voies de communication, aux points de rencontre des voyageurs et des mouvements de la pensée, et, dans deux d'entre elles, se trouvaient des colonies importantes de la diaspora. Antioche-sur-l'Oronte (aujourd'hui Hatay, au sud de la Turquie) est la première grande ville de l'Empire à avoir été touchée par la prédication chrétienne. Des pèlerins qui rentraient de la fête de la Pâque à Jérusalem s'y étaient arrêtés après avoir entendu l'annonce de la résurrection ou avoir vu eux-mêmes le Ressuscité. Paul pense sans doute à eux lorsqu'il parle d'apparitions à tous les apôtres (1 Co 15, 7). L'Eglise qu'ils y ont fondée, dans le quartier juif, est vite devenue un centre international et libéral du christianisme primitif. C'est dans ce milieu cultivé et fortement hellénisé qu'ont pris forme les premiers éléments de confession de foi et de réflexion christologique (1 Co 11, 23-26 ; 15, 3-5). C'est de là que Paul est parti pour son premier voyage missionnaire avec Barnabas. C'est aussi là que l'Evangile de Matthieu, publié quarante ans plus tard, plonge ses racines. La place occupée par Antioche au cours des cent premières années du christianisme est révélatrice d'importantes transformations. Alors que la communauté avait été, face au conservatisme de Jérusalem et de la Judée, le symbole de l'ouverture à l'universalité du monde grec et à l'intégration des païens et des Juifs, elle devient, vers la fin du 1er siècle, la dépositaire des racines juives de la foi. Le changement de rôle tient peut-être en partie à une évolution interne due aux contrecoups de la Guerre juive. Mais il résulte surtout d'un déplacement du centre de gravité dans l'ensemble de la chrétienté, déterminé par le poids pris par des communautés qui n'ont plus aucun lien avec le judaïsme. La deuxième grande ville dans laquelle est arrivée la prédication chrétienne est sans doute Alexandrie dont les écoles vont déterminer, dès le IIe siècle, l'histoire de la théologie. Nous n'avons pas de sources directes sur les débuts du christianisme égyptien mais, grâce à la créativité intellectuelle qui a donné naissance à l'Evangile de Marc (s'il est vrai qu'il a vu le jour à Alexandrie plutôt qu'à Rome), à l'épître aux Hébreux puis, au IIe siècle, à l'œuvre de Clément et aux grandes écoles gnostiques de Basilide et de Valentin, nous pouvons reconstruire l'essentiel de sa trajectoire. Dans le delta du Nil, la prédication chrétienne a rencontré un judaïsme fortement imprégné de la philosophie grecque, soucieux de rivaliser intellectuellement avec ses maîtres, passionné de redécouvrir ses textes fondateurs et son héritage avec les méthodes héritées de Platon. Dans cet esprit d'émulation, Philon avait rédigé un brillant commentaire allégorique de la Loi de Moïse. C'est en suivant son exemple que l'épître aux Hébreux propose une explication du sens de la mort et de l'élévation de Jésus qui interprète celles-ci comme le fondement antisacrificiel du culte de l'Ancien Testament. Il s'en est fallu de peu, on le sait, pour que Valentin ne devienne évêque de Rome. Et, si les théologies gnostiques ont été condamnées par les conciles, le foisonnement de leur imagination spéculative a fixé pour des siècles l'ordre du jour des débats christologiques. Le pluralisme à l'intérieur des villes La troisième grande ville qui doit être mentionnée est Ephèse, qui était le port de l'Asie vers l'Occident. La diversité des mouvements chrétiens qu'on y trouve, dès le milieu du 1er siècle, montre que le foisonnement des Eglises dans les grandes villes de l'Antiquité était comparable à ce que l'on rencontre aujourd'hui. Ephèse est, d'abord, le centre de l'école paulinienne qui, dans la seconde moitié du siècle, a poursuivi la réflexion de l'apôtre, et augmenté d'une série de nouvelles lettres (notamment les épîtres aux Colossiens et aux
  • 83. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 83 Ephésiens), celles qu'il avait lui-même rédigées, en particulier les quatre grandes épîtres écrites aux Romains, aux Corinthiens et aux Galates. Mais Ephèse est aussi la patrie, d'origine ou d'adoption, de l'école johannique qui, par son Evangile et ses trois épîtres, prépare au tournant du siècle le chemin du gnosticisme chrétien. Jean, l'auteur de l'Apocalypse, rapporte certes dans son livre les visions qu'il a reçues lors d'une mission sur l'île de Patmos. La tradition le rattache cependant, lui aussi, à la ville d'Ephèse. Papias de Hiérapolis, un historien du début du IIe siècle que cite plus tard Eusèbe de Césarée, se donne d'ailleurs beaucoup de peine pour distinguer tous les « Jean » qui ont travaillé en même temps à Ephèse. Parmi eux, se serait encore trouvé, centenaire ou presque, Jean le disciple, seul rescapé de la première génération des apôtres. Les citoyens de la patrie céleste Les épîtres écrites à la fin du 1er siècle sous le nom de Jacques et sous celui de Pierre livrent un tableau suggestif de la vie des chrétiens au tournant du siècle. L'épître de Jacques se concentre sur le heurt des idéaux de vie. Les chrétiens sont entourés par la mondialisation d'un Empire qui a aboli les barrières rigides des classes sociales de la République, qui permet une grande mobilité, assure la prospérité générale et offre aux plus chanceux la possibilité d'une rapide ascension économique. Ils sont séduits comme tout le monde par la tentation de se soumettre aux exigences d'une flexibilité extérieure et intérieure. Jacques résiste et en appelle à une sagesse qui fait mémoire des convictions. Il écrit que la vie est un don dont nul ne dispose et c'est la reconnaissance de ce don qui confère à l'individu, responsable et libre des pressions extérieures, son identité et sa fidélité à lui-même. Les croyants, qui constituent une nouvelle forme de diaspora dans l'Empire, sont en effet appelés à vivre la liberté qu'ils ont reçu. Cette liberté est le fruit, pour la première épître de Pierre, d'une élection de Dieu, qui a donné un sens à la vie de gens désespérés et résignés en révélant, par la résurrection de Jésus, ce qui constitue la réalité de l'existence humaine. La confiance et l'espérance qui les remplissent place les croyants en porte-à-faux par rapport à leur environnement : leurs amis et connaissances ne comprennent pas toujours leur évolution personnelle et ressentent comme une trahison le fait qu'ils cessent de prendre part aux fêtes païennes. C'est pourquoi l'épître définit une stratégie de non-violence offensive par laquelle ils pourront, par fidélité à leurs convictions, faire comprendre la vérité qui les anime. [François Vouga, professeur de Nouveau Testament à la faculté de théologie de Bethel (Allemagne). Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26] LA NAISSANCE DE L'INSTITUTION Jusqu'ici basée sur des cercles privés, la communauté chrétienne se structure au cours du IIe siècle : elle fixe ses rites et se dote d'une hiérarchie. L'Église nous apparaît aujourd'hui construite sur la base de circonscriptions territoriales - paroisses et diocèses -, dont Rome représente le sommet et le centre décisionnel. Mais son organisation primitive a été celle de communautés particulières et de réseaux s'articulant entre eux de proche en proche. Fondées par des apôtres itinérants dont Paul demeure la figure emblématique, elles eurent chacune leur histoire propre et leur organisation autonome. La forte personnalisation des premiers groupes chrétiens est indéniable : à Corinthe, il y avait le
  • 84. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 84 groupe de Paul mais aussi ceux de Céphas (Pierre) et d'Apollos. Elle était accentuée par le fait que la famille étendue, avec ses esclaves, ses clients et ses amis, constituait la cellule souche de la mission. Les premières Églises se sont donc implantées dans la cité en utilisant les différents réseaux associatifs, auxquels participent leurs membres, bien avant d'acquérir une visibilité dans l'espace urbain. La foi se transmet donc de proche en proche par des contacts personnels. Catéchistes et lecteurs y jouent un grand rôle. Les lecteurs conservent chez eux les écrits apostoliques, qui circulent plus ou moins vite et constituent le seul élément fédérateur entre les communautés. La figure des catéchistes émerge lors des persécutions : chacun a constitué un petit groupe de convertis, lui aussi indépendant, dont il demeure le personnage référent. Ce sont souvent des intellectuels, comme Justin, ou des mystiques. Les œuvres d'entraide charitable, attestées très tôt, sont déterminantes dans la diffusion du christianisme. À Rome, au IIe siècle, elles sont gérées dans chaque communauté par son « président » (on ne parle pas encore systématiquement d'« évêque »), dont les responsabilités sociales sont aussi importantes que son ministère liturgique. La caisse commune est alimentée par la collecte du dimanche, par les dons et même, dans les communautés les plus radicales, par une mise en commun des revenus. Les diacres, dont l'institution remonte aux débuts de l'Église de Jérusalem, sont chargés de distribuer les secours aux veuves, aux orphelins et aux prisonniers. Les communautés chrétiennes ont alors la même structure que tout autre association antique, mais les contemporains ont insisté sur le caractère particulièrement performant de leur système d'entraide. C'est ce qui leur donne leur première visibilité dans l'espace urbain et aux yeux des pouvoirs publics. Elles fonctionnent comme des communautés parmi les autres au sein des cités, bien loin de l'image conventionnelle d'« églises des catacombes », plus ou moins clandestines. Un réseau épiscopal au rayonnement international De même que la cité est alors perçue comme l'imbrication de communautés particulières, l'Empire romain est accepté dans l'Orient hellénisé non pas comme un ensemble territorial et une domination universelle, mais comme un réseau de cités à l'échelle du monde. Les pôles et réseaux chrétiens se construisent autour de deux types de personnalités : des inspirés itinérants, qui continuent le mode de prédication des apôtres, et des autorités locales - « anciens » (« prêtres »), « présidents » ou « surveillants » (les « épiscopes ») -, qui ne se distinguent guère encore les uns des autres et qui sont élus pour leur représentativité et leurs qualités. Les années 100-120 sont marquées par des tensions entre ces deux types d'autorité - selon le témoignage de la troisième épître de Jean et la tradition ecclésiale construite dans les épîtres pastorales à Timothée et à Tite -, qui aboutit à l'élimination des charismatiques au bénéfice des ministères électifs. Au cours du IIe siècle, la construction du lien ecclésial se fait grâce à de grandes figures épiscopales qui regroupent les chrétiens au sein de la cité, puis dans des réseaux internationaux. D'indéterminé et collégial qu'il était à l'origine, le ministère de l'évêque devient monarchique, ce qui renforce son autorité : Ignace d'Antioche vers 115, Polycarpe de Smyrne vers 150 et Pothin de Lyon lors de la persécution de 177 apparaissent au sommet d'une hiérarchie à trois degrés - évêque, anciens et diacres -, la communauté des fidèles continuant de jouer un rôle déterminant dans la collation de ces ministères. L'évêque se situe à l'interférence de plusieurs réseaux. Ordonné par d'autres « presbytres » ou épiscopes plus anciens, il enracine la communauté dans la tradition apostolique : Irénée de Lyon, originaire de Smyrne, rappelle qu'il a été formé par l'évêque Polycarpe, lui-même en relation avec Jean, le disciple de Jésus. Au IIe siècle, en effet, on commence
  • 85. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 85 à inscrire plus précisément la communauté chrétienne dans le cadre sociopolitique de la cité, en identifiant l'Église « qui est à Magnésie », ou celle « qui est domiciliée à Vienne et à Lyon en Gaule ». Le concept de « communauté paroissiale » (du grec paroikousa) émerge donc, correspondant à cette date à la communauté civique tout entière, et non pas encore à la circonscription d'une maison-église dans un quartier. D'autre part, les grands évêques du IIe et du IIIe siècle sont des notables locaux et reconnus comme tels, ce qui facilite l'intégration de la communauté chrétienne à la cité, en dépit de persécutions ponctuelles. À une époque où l'élite municipale tend à se fermer, on voit apparaître des familles épiscopales, comme celle de Polycrate d'Éphèse vers 180, dont sept parents ont été évêques. Enfin, parce que les évêques appartiennent à l'élite cultivée, un véritable réseau épiscopal à l'échelle de l'Empire se construit à travers leurs échanges de correspondance, leurs voyages et leurs rencontres : les évêques ont aussi une stature internationale. Vers une Eglise unique et unifiée La construction de ce qu'on appelle la Grande Église s'est donc faite par les liens qui se sont établis entre la communauté et l'évêque, et par ceux qu'ont tissé les évêques entre eux. À partir du IIe siècle, c'est l'action commune de la majorité des évêques qui règle les divisions doctrinales ou disciplinaires, en imposant l'idée d'une Église unique et unifiée, par-delà son pluralisme originel. Les controverses doctrinales entre des personnalités et des courants antagonistes conduisent une majorité d'évêques à définir l'« orthodoxie » et à rejeter en conséquence comme « hérésies » - au sens nouveau de courants déviants - certaines communautés, expressions locales ou individuelles du pluralisme originel. On les désigne par le nom d'un personnage référent, comme Marcionites, Montanistes ou Valentiniens, ce qui prouve bien que la structuration primitive de la chrétienté en groupes personnalisés apparaît désormais obsolète et dangereuse. L'Église, qui est en train de s'organiser, définit comme seul critère de légitimité la tradition apostolique, et comme nouveau critère d'authenticité, le respect d'une autorité collégiale et l'adhésion à une doctrine consensuelle, que matérialise la sélection des textes canoniques à la fin du IIe siècle. Ces controverses et ces échanges ont donné un rôle particulier à l'Église de Rome. Capitale de l'Empire, Rome en est aussi l'un des principaux centres culturels. C'est là qu'il faut faire connaître ses idées. C'est là que le philosophe chrétien Justin, venu de Palestine, fonde son école. C'est là que viennent débattre, en 144, Marcion et l'évêque Polycarpe. C'est là qu'on discute vers 180 de l'intégration au canon de l'Apocalypse de Jean, l'évêque de Rome emportant la décision. Vers 190, c'est encore l'évêque de Rome, Victor, qui fixe la date de Pâques pour tous les chrétiens, en s'opposant à celui d'Éphèse. Rome a bien été le laboratoire de la tradition sur laquelle se construisit l'Église universelle. Rome, centre de pèlerinage L'idée de la primauté romaine n'apparaît que plus tard, au milieu du IIIe siècle, dans la correspondance de l'évêque de Carthage, Cyprien. Mais dans les années 180-190, le clergé romain s'efforce déjà d'ériger Rome en centre de pèlerinage aux « trophées » de Pierre et de Paul, morts héroïquement pour leur foi dans la capitale. Dès 90, une lettre de Clément de Rome a insisté sur le destin particulier de l'Église de Rome, fondation commune des deux plus grands apôtres, qu'il considère comme des figures consensuelles d'unité et de concorde, par-delà les divisions intracommunautaires dont il fait aussi état.
  • 86. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 86 Les fouilles menées dans les années 1940 sous la basilique Saint-Pierre ont confirmé que la première monumentalisation d'un lieu de mémoire apostolique date effectivement de la fin du IIe siècle. C'est donc bien à Rome que les notions de tradition et de succession apostolique ont connu le développement le plus remarquable, renforçant par là même le prestige et l'autorité de l'Église romaine, puis de son évêque. [Marie-Françoise Baslez, professeur d'histoire ancienne à l'université de Paris-XII. Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26] PERSECUTIONS, ASCESE Souffrir et mourir pour sa foi : une expérience fondatrice pour des croyants qui aspirent à se libérer de leur enveloppe charnelle. Les premiers chrétiens s'appellent entre eux les « saints ». Mais s'engagent-ils véritablement dans le monde ? Ou ne s'y considèrent-ils que de passage, dans l'attente imminente du Jugement dernier, soucieux de préserver leur pureté et allant au-devant de la mort, à l'instar de certaines sectes juives ? Souffrir et mourir pour sa foi apparaît comme une expérience fondatrice dans le Nouveau Testament, à travers les figures d'Étienne, le premier martyr, de Jésus lui-même et dans le témoignage autobiographique de Paul. Parallèlement, la première communauté de Jérusalem semble avoir fait des choix assez radicaux dans le domaine du dépouillement et de l'ascèse, allant jusqu'à la mise en commun des biens, comme l'imposaient les esséniens, dont la communauté aurait été assez proche. Si le partage des biens est toujours resté une utopie dans le monde gréco-romain, on discute aujourd'hui de l'influence qu'a pu exercer l'idéal romain de la mort volontaire sur le christianisme naissant. Le suicide représentait pour un Romain l'expression ultime de sa liberté, en même temps qu'il protégeait les droits de sa famille. Le martyre chrétien a-t-il été d'abord une réappropriation de la mort volontaire comme idéal éthique ? D'une manière bien plus complexe, il combine des influences diverses et, outre l'exemple de Jésus, il se réclame explicitement des martyrs juifs, résistants de l'époque du IIe siècle avant notre ère, qui acceptaient la mort plutôt que d'obéir aux édits de déjudaïsation d'un roi grec. D'autre part, le suicide a été fortement dévalorisé dans l'opinion romaine à partir du milieu du 1er siècle, avant même que n'apparaisse une théologie chrétienne du martyre. Les antécédents juifs et les modèles bibliques doivent donc être revalorisés. Le corps, « prison de l'âme » Mort subie, mort acceptée, mort recherchée ou même provoquée, l'attitude des chrétiens devant la persécution se déploie sur un spectre très large. D'emblée, les communautés pauliniennes ou pétriniennes, qui prônent l'intégration au monde et le loyalisme politique, minorent la portée signifiante du martyre : la mort ne doit pas être recherchée pour elle- même mais évitée le plus longtemps possible. Polycarpe de Smyrne fournit d'ailleurs définitivement le modèle du bon évêque qui se protège et se cache dans l'intérêt de sa communauté, mais accepte la mort quand il est arrêté et doit confesser sa foi. Les persécutions, qui sont d'abord ponctuelles et locales, puis générales à partir de 250, n'entament pas ce pragmatisme chrétien, car on les impute à des individus, à de «
  • 87. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 87 mauvais empereurs » comme Néron ou Domitien, et non pas au régime en général. La soumission aux autorités et l'adhésion aux valeurs civiques restent donc possibles. Cependant, un certain goût pour la mort marque une sensibilité chrétienne, comme celle d'Ignace d'Antioche au début du IIe siècle. Conformément à l'anthropologie paulinienne qui pose le principe de la re-création du converti par l'imitation de Jésus et l'incorporation du baptisé au Christ, il espère la mort pour se libérer de son enveloppe charnelle. Certains chrétiens rejoignent ainsi un courant philosophique qui s'enracine dans le platonisme et dans la perception du corps comme « prison de l'âme ». Des philosophes s'immolent par le feu au IIe siècle - le feu punitif et purificateur, principe régénérateur par excellence, fascinant les chrétiens aussi bien que les autres. Paul le relève déjà au milieu du 1er siècle et l'épreuve du feu est au centre de la plupart des récits de martyre. Le martyre et surtout la crémation peuvent être considérés comme l'aboutissement ultime de l'ascèse chez ceux qui s'autodésignent comme « inspirés » (pneumatiques), par opposition à ceux qui se soumettent aux rythmes biologiques (psychiques). Le martyre et l'ascèse apparaissent à certains comme les formes alternatives du même processus de conversion : ayant échappé à la mise à mort dans sa jeunesse, bien malgré lui, le grand exégète et théologien que fut Origène choisit en conséquence de se faire castrer. Ces adeptes du martyre prolongent au IIe siècle la tradition charismatique des premiers chrétiens. Les martyrs de Lyon en 177, comme Perpétue et son groupe de Carthage en 203, sont présentés comme des inspirés et des visionnaires. Leur autorité s'impose, au point qu'on s'en est servi pour contester celle de l'évêque dans certains cas extrêmes, lors des grandes persécutions du milieu et de la fin du IIIe siècle. Progressivement, ce comportement est stigmatisé dans l'Église comme étant celui d'individualistes outranciers, de marginaux bientôt appelés hérétiques, qu'on rattache au courant de la Nouvelle Prophétie, fondé par Montan au milieu du IIe siècle. « Les athlètes de Dieu » Mais la plupart des récits de martyres qui nous sont parvenus, quel que soit leur mode d'écriture, ont utilisé l'épreuve de la persécution pour médiatiser les valeurs chrétiennes, plutôt que pour faire l'éloge de l'ascèse et d'une rupture avec le monde. Pour une religion qui, contrairement à toutes les autres, n'a aucune visibilité à la fin du IIe siècle - ni édifice cultuel, ni images, ni fêtes spectaculaires -, la mort dans l'amphithéâtre, avec toute son horreur, permet de toucher l'ensemble de la population à travers son goût pour le spectaculaire, qui caractérise la fin de l'Antiquité. Tous les récits mettent en scène le principe d'entraide évangélique et d'amour du prochain à travers les visites et le soutien aux prisonniers. Ainsi les contemporains ont-ils pu voir dans les Églises persécutées des communautés soucieuses du bien commun, à l'instar de celles de la cité, et non des sectes égocentriques. Sur cette base, ont pu s'imposer des figures paradoxales de l'héroïsme et de la sainteté chrétienne, comme Blandine à Lyon, petite, jeune, frêle et femme. Paul le premier, puis les auteurs chrétiens du IIe siècle se posent déjà la grande question : où réside le témoignage authentique du chrétien ? Dans une mort spectaculaire
  • 88. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 88 prématurée ? Ou dans un héroïsme au quotidien (le « martyre secret »), par la fidélité à un mode de vie conforme à l'Evangile ? Aussi, quand s'arrêtent les persécutions au IVe siècle, l'idéal ascétique prend tout naturellement le relais. Antoine l'Égyptien, fondateur du premier monachisme, représente avec d'autres une figure de transition, car il avait recherché le martyre dans sa jeunesse. L'ascèse de toute une vie, comme l'expérience du martyre, devait permettre aux chrétiens d'accomplir l'idéal agonistique d'émulation et de dépassement de soi, proposé par Paul aux « athlètes de Dieu ». Dans le nouveau contexte chrétien de la fin de l'Antiquité, Augustin infléchit le bon combat, qui ne consiste plus à batailler physiquement contre des fauves dans l'amphithéâtre, mais à méditer sur l'exemple des martyrs pour mener une vie véritablement chrétienne sous le regard de la communauté ecclésiale : voilà le seul spectacle digne de ce nom, que Dieu offre désormais à la contemplation des fidèles. [Marie-Françoise Baslez, professeur d'histoire ancienne à l'université de Paris-XII. Publié le 1 novembre 2007 - Le Monde des Religions n°26]
  • 89. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 89 NAISSANCE DU CHRISTIANISME Chapitre 3 L’homme-Dieu (IVe -Ve siècles) La tempête avant le calme A l’aube du IIIe siècle, le christianisme a véritablement changé de visage. De secte marginale du judaïsme, il s’est affirmé en religion à part entière, laquelle devient même majoritaire en Asie Mineure, au nord de l’Egypte et dans la région de Carthage. Plus solidement établie à l’intérieur même des multiples courants chrétiens, la Grande Eglise a enfin pu baisser la garde vis-à-vis de l’extérieur : depuis la fin du règne de Septime Sévère (en 211), les persécutions se sont calmées, laissant place à une manière d’entente cordiale avec les Païens. Mieux : certains empereurs, tel Philippe l’Arabe (244-249), manifestent de la bienveillance à l’égard des croyants en Jésus… Mais c’était sans compter le brutal revirement inauguré par son successeur, Dèce, en 250. Pourtant, le plus dur reste encore à venir. Car si Dioclétien, empereur depuis 284, manifeste dans un premier temps sinon de la bienveillance, du moins de l’indifférence à l’égard des croyants en Jésus, c’est lui qui va engager contre eux la persécution la plus violente qu’ils aient eu à subir jusqu’alors (303-311). Après l’abdication de Dioclétien, en 305, la persécution s’atténue, sauf en Orient où elle atteint son paroxysme en 308. Ce n’est qu’en avril 311 que l’empereur Galère, sur son lit de mort, décide de mettre fin à cette violence intestine en promulguant un édit accordant à nouveau le droit aux chrétiens de tenir des réunions cultuelles. Mieux : cet édit reconnaît la légitimité de leur foi. I. Le Christ et l’empereur En octobre 312 Constantin, qui a succédé à son père Constance 1er à la tête de l’Empire romain d’Occident, achève ses conquêtes pour réunifier son empire. Contrairement à ceux qui l’ont précédé, Constantin n’est pas hostile au christianisme, même s’il n’est pas lui-même chrétien : il est plutôt enclin à suivre la religion de son père, une forme de monothéisme païen fondé sur le culte solaire. Il compte par ailleurs plusieurs chrétiens dans son entourage, et l’un de ses plus proches conseillers est même évêque, Ossius de Cordoue. Le 28 octobre 312 Constantin entre triomphant dans Rome à l’issue de la terrible bataille du pont Vilnius contre Maxence. L’empereur attribue, sous l’influence d’Ossius de Cordoue, sa victoire au Christ. En entrant dans Rome, Constantin réalise enfin son ambition : unifier l’empire occidental sous une seule autorité, la sienne. Jusqu’en 324, il composera avec Licinius, l’empereur d’Orient, avant de vaincre ce dernier à Andrinople et de régner seul sur l’ensemble de l’empire.
  • 90. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 90 L’une des premières mesures que prend l’empereur est la réhabilitation du christianisme qui, sans transition aucune, accède au statut de religion privilégiée. Le nouvel empereur protège « ses » chrétiens, mais il se préoccupe également du sort des chrétiens d’Orient qui continuent de subir des persécutions épisodiques (jusqu’en 313). L’unité de l’empire et celle de l’Eglise Constantin est-il alors chrétien ? Formellement il ne l’est pas, il ne se fera baptiser que sur son lit de mort, en mai 337. D’emblée, il s’érige en protecteur de l’Eglise, n’hésitant pas à intervenir directement dans les affaires ecclésiales et même dogmatiques, et il se donne le titre d’ « évêque du dehors ». L’Eglise le considéra d’ailleurs très vite non seulement comme le premier souverain chrétien de l’histoire, mais aussi comme le « treizième apôtre ». Pourtant, Constantin n’a rien d’un enfant de chœur ni d’une âme charitable. Les Pères de l’Eglise se sont abstenus de toute allusion aux passages les plus tumultueux de sa vie, ainsi qu’à la cruauté dont il sut faire montre. Il est tout à fait probable que les privilèges accordés par Constantin aux chrétiens ne l’aient pas été simplement par affinités personnelles. L’empereur est en effet d’abord un homme d’ Etat, soucieux de reconstruire un empire affaibli par des luttes pour le pouvoir et fragilisé par la décadence des mœurs. Dans ce contexte, l’armature morale qu’apporte le christianisme n’est pas pour déplaire à l’empereur. En tant qu’ancien militaire, il se reconnaît certainement aussi dans l’organisation hiérarchisée de l’Eglise, et il sait, lui, l’unificateur de l’empire, l’avantage qu’il peut tirer d’une religion bien structurée, surtout s’il la place, comme cela est le cas, sous son contrôle direct. Bientôt, de fait, l’empire se christianise. Pourtant, Constantin s’inquiète des divisions doctrinales qui minent l’unité des chrétiens. Les querelles sur l’identité du Christ, qui les déchiraient déjà sous les persécutions, sont loin d’être closes, et de nouvelles controverses surgissent. Le projet politique de l’empereur, qui consiste à unifier son empire sous la bannière du christianisme et sous la houlette de l’évêque de Rome (ce qui établira la puissance de la papauté), est menacé par ce chaos doctrinal. L’influence croissante des donatistes en Afrique du Nord commence à l’inquiéter sérieusement. Ces derniers, passant outre l’avis de Rome, qui prône la tolérance envers les lapsi – ceux qui ont renié leur foi durant les persécutions –, adoptent une attitude intransigeante à leur endroit. Le concile d’Arles de 314 ordonne la dissolution des communautés donatistes. Arius l’Alexandrin Les controverses christologiques et trinitaires des deux siècles écoulés ne sont pas encore éteintes qu’un nouveau mouvement hétérodoxe voit le jour et gagne rapidement en popularité. A l’origine de ce mouvement, un prêtre nommé Arius. Né en Libye vers 256, ancien élève à Antioche d’un maître réputé, Lucien, Arius est, au début du IVe siècle,
  • 91. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 91 titulaire de la paroisse du port d’Alexandrie, l’église de Baucalis. Il a une solide réputation de théologien. Arius touche à ce qui constitue la pierre d’achoppement du christianisme : la personne du Christ qu’il refuse de considérer à l’égal de Dieu, seul éternel et incréé. Son discours n’est pas inédit dans la tradition alexandrine, celle des néoplatoniciens, tels Plotin et Porphyre, qui concevaient le principe divin sous la forme de trois hypostases ou trois Réalités : un Principe inengendré, immuable et inaccessible, l’Un suprême ; la Raison, ou Verbe, qui découle de lui ; et, enfin, l’Âme. Le discours néoplatonicien avait par ailleurs fortement influencé les gnostiques alexandrins pour qui le Verbe n’était pas Dieu Lui-même, mais une parole proférée par Dieu, donc créée par Lui et inférieure à Lui. Le Christ, dieu en second Selon Arius, il existe un seul Dieu, le Père « seul inengendré, seul éternel, seul sans commencement, seul véritable, seul possédant l’immortalité ». C’est de cet unique inengendré que le Verbe a surgi. Le Verbe n’est donc pas éternel, puisqu’il y eut un temps où il n’était pas. D’ailleurs, s’il avait été éternel, à l’image du Père, cela signifie qu’il y aurait deux inengendrés et non pas un seul, ce qui irait à l’encontre de la conception monothéiste prônant un Dieu unique. Le Verbe ou Logos, c’est-à-dire le Fils, est donc créé – Arius refuse la différence entre les termes « engendré » et « créé ». Un être certes exceptionnel, parfaitement saint, sans péchés, doté d’une insurpassable perfection morale… mais un être qui n’est pas Dieu, qui n’est pas égal au Père. Arius place donc le Christ dans une position subalterne, celle d’un dieu en second, engendré, par nature imparfait, le Père seul étant éternel, parfait et répondant ainsi totalement à la définition de Dieu (d’après Proverbes 8, 22-30). Moralement parfait, le Verbe n’est pas pour autant totalement parfait comme l’est le Père. « Le Verbe s’est fait chair » dit le prologue de l’Evangile de Jean. Ce qu’Arius interprète en ces termes : en s’incarnant, le Verbe a assumé un corps mortel, mais non une âme mortelle ; la chair du Christ était donc habitée par le Verbe, et le Christ n’était, de ce fait, pas entièrement humain. Le Fils est certes divin, dit-il, mais il ajoute aussitôt que le Christ n’est pas Dieu et ne saurait être confondu avec Lui : issu du Vrai Dieu, il est subordonné à Lui. A partir de là, Arius peut donc affirmer que le Père et le Fils ne sont pas de la même substance ou essence, ils ne sont pas consubstantiels (homoousios, en grec), ainsi que le prône l’orthodoxie de la Grande Eglise pour qui « le Fils est consubstantiel au Père et éternel avec Lui ». Le concile d’Alexandrie (319) Arius comparaît devant l’aréopage de clercs qui le somment de revenir sur sa doctrine. Il se contente de leur réitérer son intime conviction : « Si le Père a engendré le Fils, celui-ci a donc dû commencer à exister ; par conséquent, il y eut un moment où il n’existait point. » Les évêques réunis réaffirment solennellement que le Verbe, donc le Christ, est consubstantiel et coéternel au Père. II. Nicée, le premier concile œcuménique (325)
  • 92. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 92 En 324, victorieux de Licinius, Constantin règne en maître absolu sur son immense empire. Mais il réalise bien vite que cette unité tant voulue risque d’être sérieusement mise à mal par les querelles dogmatiques entre chrétiens. La controverse arienne a en effet débordé les prêtres et les théologiens pour gagner la rue. Des incidents de plus en plus violents ébranlent la quiétude des cités. Un « point de détail insignifiant » Constantin décide donc de se saisir de l’affaire, mais à vrai dire, il a du mal à en comprendre les tenants et les aboutissants de querelles qui ne sont pour lui qu’un « point de détail insignifiant ». Constantin dépêche à Alexandrie son principal conseiller, Ossius, l’évêque de Cordoue. Comme l’écrasante majorité des évêques de l’empire d’Occident, Ossius s’oppose aux thèses ariennes et se reconnaît dans la thèse d’Alexandre (évêque d’Alexandrie), qui est celle aussi de l’évêque de Rome. Il cherche, sans succès, un accord entre les deux clans. Sur le chemin du retour à Nicomédie, où est installé Constantin, Ossius fait une halte à Antioche et convoque un synode des évêques de Syrie et d’Asie Mineure. Un premier texte de compromis sur la nature du Père et du Fils, substituant au terme controversé de homoousios (consubstantiel) celui de homeousios (semblable) que les ariens acceptent, même si c’est à contrecœurs. Mais ce texte de compromis est aussitôt rejeté par Ossius au profit d’une ferme condamnation des thèses d’Arius. Querelles orientales L’ « affaire Arius » est loin d’être réglée par le synode d’Antioche. La menace d’un schisme au sein de l’Eglise se faisant de plus en plus criante, Constantin adopte une mesure inédite : il décide de convoquer le plus vite possible tous les évêques chrétiens, d’Orient et d’Occident, en un même lieu, afin qu’ils débattent ensemble de cette question qui menace l’unité de l’empire, et aboutissent à un compromis sur la nature du Christ et sur la théologie de la Trinité. Il décide que ce concile se tiendra à Nicée. Nicée est considéré comme le premier concile « œcuménique », littéralement universel, de l’histoire de l’Eglise, mais ce terme ne lui fut appliqué que dans un deuxième temps, après le concile de Chalcédoine de 451. Les Actes du concile de Nicée, à supposer que des actes aient été rédigés, ne nous sont pas parvenus. Plus de deux cents évêques participent aux travaux du concile. L’empereur prend part à une partie des débats. Mais il est évident que Constantin est acquis aux thèses anti-ariennes, celles de la Grande Eglise, très puissante en Occident notamment à Rome. Mais Arius reste arc-bouté sur ses positions initiales : la conception du Fils comme créature, et sa subordination au Père. Naissance d’une orthodoxie universelle Tenant à prouver sa bonne foi devant l’empereur, en dépit de son excommunication par le synode d’Antioche, Eusèbe de Césarée propose un accord autour de la profession de foi utilisée dans son Eglise, le « symbole de Césarée ».
  • 93. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 93 Les Pères réclament des amendements au symbole de Césarée qui, disent-ils, peut être facilement interprété dans le sens des thèses ariennes, dans la mesure où il fait état d’un Fils « premier-né », un Fils « engendré », et qu’il ne recèle aucune mention de l’identité de substance entre le Père et le Fils. Au cœur des discussions figure le terme grec homoousios, la consubstantialité, que les ariens s’obstinent à rejeter, arguant qu’il ne figure pas dans la Bible. Les anti-ariens, majoritaires, rédigent, probablement sous la direction d’Ossius, et en prenant pour base de départ le symbole de Césarée, ce que l’on appelle le « symbole de Nicée », dont tous les mots, sauf un seul (homoousios), sont tirés de la Bible, et qui est ainsi libellé : « Nous croyons en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur de toutes choses visibles et invisibles, et en un seul Seigneur Jésus-Christ, Fils unique engendré du Père, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu né de Dieu, lumière née de la lumière, vrai Dieu né du vrai Dieu, engendré non pas créé, consubstantiel (homoousios) au Père par qui tout a été fait au ciel et sur la terre. Pour nous les hommes et pour notre salut, il est descendu, il s’est fait chair et s’est fait homme. Il souffrit sa passion, il ressuscita le troisième jour, il monta au ciel d’où il viendra juger les vivants et les morts. Et en l’Esprit saint. Quant à ceux qui disent « il fut un temps où il n’était pas », ou bien « il n’était pas avant d’être engendré », ou bien « il est sorti du néant », ou que le Fils de Dieu est d’une autre substance ou essence, ou qu’il a été créé, ou qu’il n’est pas immuable, mais soumis au changement, l’Eglise les anathématise ». Entièrement centré sur le « mystère trinitaire », puisqu’il évoque le Père, le Fils et l’Esprit saint, le symbole de Nicée ne laisse place à aucun doute quant à la pleine divinité du Fils, « vrai Dieu né du vrai Dieu », méritant comme le Père le nom de Dieu, ni à sa totale équivalence avec le Père qui l’a « engendré non pas créé ». L’homoousios est désormais érigé en dogme universel ; l’idée qu’en Dieu il y a une seule substance et trois personnes commence à prendre place dans le dogme chrétien. En fixant un credo unique, le concile de Nicée forge une orthodoxie censée provenir de l’inspiration du Saint-Esprit, vis-à-vis de laquelle les autres doctrines seront considérées comme hétérodoxes. Ainsi est née l’idée du magistère de l’Eglise et de son infaillibilité. Il est fort intéressant de souligner que ce magistère unique, qui demande de la part des fidèles une adhésion sans laquelle on ne saurait véritablement se réclamer catholique, est née de la volonté d’un empereur qui visait avant tout l’unité politique de son empire. Le symbole de Nicée fut imposé à tout l’empire, et les troupes de l’empereur veillèrent à ce qu’il fût partout scrupuleusement respecté. L’arianisme n’est cependant pas mort à Nicée, loin de là… III. La revanche d’Arius Les thèses d’Arius continuent de prospérer en Orient ; elles commencent même à gagner l’Occident. En Orient, un certain nombre d’évêques, qui avaient pourtant signé le symbole de Nicée, restent insatisfaits de la formule imposée par l’empereur et l’interprètent au quotidien d’une manière bien peu restrictive. A mots couverts, ils mettent en avant la rationalité de la doctrine arienne, avec un seul vrai Dieu, un Fils qui est son agent et qui lui reste soumis,
  • 94. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 94 et un Esprit consolateur, la Paraclet. Quelques mois à peine se sont écoulés depuis la fin du concile que deux évêques, Eusèbe de Nicomédie et Théognis de Nicée, qui avaient déjà refusé de signer la déposition d’Arius, franchissent le pas et se récusent. Constantin n’est pas sourd aux soubresauts de l’arianisme, et s’en inquiète vivement. La réhabilitation d’Arius En 330, Constantin transfère sa capitale de Rome à Byzance, qu’il baptise Constantinople. L’empereur est ainsi plus proche de deux autres fronts particulièrement inquiétants pour l’empire : les frontières du Danube, que les Goths ont prises d’assaut, et celles de l’Euphrate, au-delà duquel s’étend l’Empire perse. Le pape, reconnu par ses pairs comme le primat de l’Eglise chrétienne, devient ainsi le seul maître de l’ancienne capitale impériale. L’empereur était désormais géographiquement éloigné de Rome et surtout des théologiens occidentaux proches du pape, les théologiens orientaux ariens peuvent agir plus librement pour réhabiliter leur doctrine. En 335, Arius est effectivement rappelé de son exil par l’empereur. C’est l’heure de la victoire pour les ariens. Constantin meurt l’année suivante. Il demande à être baptisé sur son lit de mort, « pour la rémission de ses péchés », et semble avoir opté pour une profession de foi arienne. Ses deux fils se partagent alors l’empire : Constance II en Orient, où il favorise la diffusion de l’arianisme dont les défenseurs sont regroupés autour du siège de Constantinople ; Constant en Occident, où il se range à la doctrine nicéenne qui est celle de Rome et d’Alexandrie. La conversion des Barbares à la foi arienne L’arianisme des origines, on s’en souvient, récusait la pleine divinité du Fils en affirmant qu’il n’est pas de la même substance que la Père, tandis que la concile de Nicée avait établi que le Père et le Fils sont de la même substance, ce qui signifie que le Fils est Dieu au même titre que le Père. Mais c’est sur la nature et le degré de similitude entre les substances du Père et du Fils que l’essentiel de leurs débats va désormais porter. Les années 340 et 350 sont celles de la multiplication des synodes semi-ariens dont l’objectif est de présenter une profession de foi acceptable par toutes les parties quant au statut du Christ. Avec la mort de son frère Constant en 350, Constance II étend son empire aux frontières occidentales, la répression s’abat sur les nicéens dont plusieurs évêques sont exilés, et, parmi eux, l’évêque de Rome, le pape Libère ainsi qu’Ossius de Cordoue, devenu un vieil homme. L’arianisme, lui, s’étend dans toutes les régions de l’empire, et même au-delà de ses frontières, en grande partie grâce à l’activisme d’un homme, un dénommé Wulfila, un Cappadocien né en royaume goth. Enfant, Wulfila était assoiffé de savoir. Bien qu’esclave, il fut promu ambassadeur des Goths auprès de l’empire d’Orient. C’est là qu’il rencontra Eusèbe de Nicomédie et se laissa même séduire par sa religion, le christianisme dans sa version arienne. Eusèbe assigne une nouvelle mission à Wulfila : il lui demande d’aller chez les Goths, et plus largement chez les Barbares afin de les convertir.
  • 95. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 95 Wulfila s’attaque d’emblée à ce qui sera son œuvre majeure : il met au point un alphabet gothique et entame la traduction de la Bible en goth – il l’achèvera trente ans plus tard. Il triomphe au-delà de toutes les espérances, obtient des conversions massives au christianisme chez les Goths, mais aussi, plus tard, chez les Vandales, les Alamans et les Lombards. Tant et si bien qu’au début de la seconde moitié du IVe siècle la majorité des chrétiens, romains et non romains confondus, sont ariens. La conversion des Barbares au christianisme explique certainement le fait qu’après leur invasion de l’Empire romain d’Occident (sac de Rome en 410) ils aient préservé le christianisme et ses institutions. On peut même se demander ce qu’il serait advenu de l’Eglise sans les efforts d’évangélisation de Wulfila ! La nature du Christ déchire le christianisme Au sein de l’empire, Constance tente de trouver une formule de compromis qui se substituerait au symbole de Nicée sans se ranger pour autant aux thèses de l’arianisme le plus rigide. Après plusieurs synodes, l’empereur convoque les évêques à Constantinople. Ceux-ci retouchent le credo issus des synodes de Séleucie et de Rimini dans un sens plus « arien », maintenant ainsi la formule « semblable au Père », mais éliminant « en toutes choses ». Et ils décidèrent d’abroger les professions de foi antérieures, incluant bien évidemment dans leur décision le symbole de Nicée. On ignore ce qu’il serait advenu du dogme chrétien si Constance n’était pas décédé quelques mois plus tard. Son successeur, Julien, surnommé l’Apostat par les chrétiens, dit aussi Julien le Philosophe, a été élevé dans le christianisme arien. Mais il se laisse surtout séduire par la philosophie. Assigné à résidence durant plusieurs années par Constance, celui-ci le rappelle de son exil forcé pour lui décerner le titre de César. Julien règne à peine plus de deux ans, au cours desquels il règle essentiellement ses comptes avec son prédécesseur auquel il impute l’assassinat de ses parents. L’influence prise par la clan arien sous le règne de Constance lui déplaît fort. Julien fait annuler par décret les dispositions du synode de Constantinople et réhabilite la foi nicéenne. Quand Julien meurt au cours d’une expédition militaire, l’empire est à nouveau divisé. Dans les cités, et jusque dans les paroisses, les esprits s’échauffent. Les empereurs sont eux beaucoup plus occupés par les guerres contre les Perses ou les Barbares et par la défense de leurs frontières extérieures. Ils sont loin de s’impliquer, comme le firent Constantin ou Constance, dans les affaires d’Eglise, et aucun d’eux ne songea par exemple à convoquer un nouveau concile œcuménique pour tenter de rétablir l’unité dans le camp chrétien. Apollinaire et le Christ-Dieu Apollinaire de Laodicée est un opposant de longue date à Arius et à sa doctrine du Christ comme dieu en second. Né à Laodicée (actuellement en Syrie), il en devient évêque vers 360. Evêque farouchement nicéen, il développe sa propre conviction selon laquelle le Christ en pleinement Dieu. Cela signifie donc que le Christ n’est pas vraiment homme, puisqu’il n’a pas d’âme, mais que son corps d’homme est habité et mû par le Verbe, par Dieu. Dès 362, un concile se réunit à Alexandrie pour rappeler que « le Christ n’a pas eu un corps sans âme, sans sens, sans esprit », mais, trop occupés par la querelle arienne,
  • 96. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 96 soucieux de ne pas diviser les rangs nicéens par de nouvelles querelles, les évêques ne condamnent pas nominalement Apollinaire. IV. Constantinople, une victoire catholique (381) En 379, Théodose, général romain d’origine espagnole, accède à la tête de l’empire romain d’Orient qu’il réunifiera quatre ans plus tard. Théodose 1er, qui nourrit déjà de profondes sympathies chrétiennes, découvre un empire déchiré par les querelles internes au christianisme. Il est lui-même un nicéen convaincu. En février 380, le nouvel empereur promulgue son premier décret religieux, dit l’édit de Thessalonique, cosigné avec Gratien, encore empereur d’Occident, qui fait du christianisme la seule religion officielle de l’empire. Mais il ne s’agit pas de n’importe quel christianisme : d’emblée, l’empereur se déclare pour la « vraie foi », celle « que confessent le pontife Damase et Pierre, évêque d’Alexandrie », précise le décret, c’est-à-dire celle qui est fondée sur la croyance en « l’unique divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit, ayant une majesté égale dans la pieuse Trinité ». Autrement dit, la doctrine nicéenne. En somme, tous les citoyens de l’empire doivent désormais obligatoirement être catholiques romains. C’est en cette même année 380 que Théodose se fait baptiser, devenant ainsi le premier empereur romain baptisé au début de son règne. Un concile oriental En 381, Théodose convoque le concile de Constantinople, qualifié ultérieurement d’œcuménique, mais qui ne concerne en fait que les évêques d’Orient. Il s’agit en fait bel et bien d’une reprise en main de l’Eglise d’Orient. Les Actes du concile de Constantinople ne nous sont pas plus parvenus que ceux de Nicée. De ces témoignages il ressort que les débats les plus houleux ont porté sur les attributions de sièges épiscopaux et, plus encore, sur le fait de conférer à Constantinople le titre de « nouvelle Rome », c’est-à-dire le deuxième rang du primat d’honneur au sein de l’Eglise, et de reléguer Alexandrie et Antioche, qui se flattaient pourtant de leur antériorité, aux troisième et quatrième places. Sur la plan du dogme, et après le départ tonitruant de leurs homologues pneumatiques – littéralement, celle des « adversaires de l’Esprit », n’adhérant pas à la doctrine de la pleine divinité de l’Esprit saint (mais seulement à celle du Christ) –, les évêques trouvent rapidement un terrain d’entente en partant du symbole de Nicée auquel ils adjoignent une formulation sur le Saint-Esprit. Ce nouveau texte, rédigé en grec, est connu sous le nom de « symbole Nicée-Constantinople » – c’est le credo chrétien encore récité aujourd’hui à la première personne du singulier, mais originellement rédigé à la première du pluriel : « Nous croyons en un Dieu, le Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible, et en un Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, engendré du Père avant tous les siècles, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré non pas créé, de la même substance (homoousios) que le Père, et par lui tout a été fait. Pour nous les hommes, et pour notre salut, il est descendu des cieux. Par l’Esprit saint, il s’est incarné de la Vierge Marie, il s’est fait homme, il a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate, il a souffert, a été enseveli et il est ressuscité au troisième jour selon les
  • 97. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 97 Ecritures, il est monté aux cieux et il siège à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin. Nous croyons en l’Esprit saint, Seigneur qui donne la vie, qui procède du Père, qui avec le Père et le Fils est conjointement adoré et glorifié, et qui a parlé par les prophètes. Nous croyons en une sainte Eglise, catholique et apostolique. Nous confessons un seul baptême pour le pardon des péchés. Nous attendons la résurrection des morts et la vie du monde à venir. Amen. » Les évêques ont ainsi reconnu la consubstantialité de l’Esprit qui commence alors à faire débat dans le monde chrétien, après quatre siècles durant lesquels ce sujet n’avait pas attiré vraiment l’attention des théologiens. L’Esprit est donc Dieu, comme l’écrira Grégoire de Nazianze. Cependant, dans ce texte originel, et dans un évident souci de compromis, les évêques réunis en concile affirment que l’Esprit procède du Père, omettant de mentionner le Fils. Le filioque, c’est-à-dire la procession de l’Esprit « du Père et du Fils », sera introduit dans ce symbole, contre l’avis de l’Orient, par le troisième concile de Tolède réuni en 589. Mais ce n’est qu’au début du XIe siècle qu’il entrera effectivement dans l’usage liturgique occidental ; ce sera l’une des principales raisons du schisme avec le monde orthodoxe en 1054. Aujourd’hui, les orthodoxes et même les catholiques orientaux n’ont pas introduit le filioque dans leur credo. Théodose publie aussitôt un décret exigeant la remise de toutes les églises aux seuls tenants de la « vraie foi ». Une religion d’Etat Le christianisme, qui était « religion privilégiée » de l’empire sous Constantin, puis « religion officielle » au début du règne de Théodose, devient en 391 « religion d’Etat » de l’empire. Le pape Damase confère à Rome le titre de « siège apostolique » ; l’empereur est plus que jamais son bras armé. Théodose 1er meurt en janvier 395, ayant réussi durant son règne un double exploit : d’une part, rétablir l’unité de l’Empire romain et, d’autre part, faire triompher la Croix à travers son gigantesque territoire. Le christianisme n’est pas pour autant pacifié C’est la « substance » du Fils qui, en cette fin du IVe siècle, puis au Ve siècle, fait l’objet de toutes ces querelles aiguës : comment expliquer la double nature, humaine de Jésus, divine du Verbe ? Sont-elles à égalité dans le Fils, ou bien l’une l’emporte-t-elle sur l’autre ? Et comment ces deux natures se concilient-elles avec l’unité de la personne du Christ ? Le vieux débat sur la divinité du Fils resurgit : le Fils est-il vraiment de la même substance que le Père ? Est-il son égal ? Les déchirures se font aussi autour du statut de l’Esprit : est-il pleinement Dieu ? Dans ce cas, comment expliquer, comment comprendre le mystère de la Trinité, des trois personnes qui n’en font en fait qu’une seule ? Par ailleurs, la querelle arienne n’est pas éteinte, elle non plus, malgré sa condamnation pour les conciles de Nicée puis de Constantinople, et surtout malgré la répression mise en œuvre par Théodose. V. Nestorius et la « mère de Dieu » En 428, Nestorius, évêque de Constantinople nouvellement installé par l’empereur Théodose II, refuse à Marie le titre de Theotokos, « mère de Dieu », s’indigne en chaire à
  • 98. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 98 l’idée que Dieu puisse avoir une mère, et lui concède finalement le titre de Christotokos, « mère du Christ ». Ce qui revient d’une certaine manière à nier la pleine divinité de Jésus. La réaction de l’auditoire est violente et immédiate. Car, quoique n’étant pas encore entré dans le dogme, le très populaire titre de « mère de Dieu » donné à Marie appartient déjà à la tradition chrétienne. Les écoles d’Antioche et d’Alexandrie Avant d’aller plus loin sur le développement du nestorianisme et d’évoquer la crise profonde qu’il inaugura entre factions chrétiennes, commençons par décrypter rapidement les vue antagonistes de ces deux écoles, notamment pour ce qui a trait à la christologie. L’école d’Antioche, ville où, on s’en souvient, avait enseigné Lucien, le maître d’Arius et de plusieurs évêques ariens et semi-ariens, s’est illustrée dès l’origine par une approche historique et littérale de la Bible, par opposition à l’école d’Alexandrie, connue pour son exégèse plus symbolique et allégorique. Les théologiens d’Antioche insistent sur la pleine humanité et la pleine divinité du Christ. C’est ce que l’on appelle la dualité Verbe-homme, qui sépare l’homme et Dieu dans le Christ, et qui vaudra à ces théologiens d’être accusés de diviser le Christ, voire de parler de deux fils distincts : celui de Marie, d’une part, celui de Dieu, d’autre part. A l’inverse, dans la lignée d’un Ignace d’Antioche qui, au 1er siècle, parle déjà d’un « Dieu né de Marie » les théologiens d’Alexandrie insiste sur la nature – la physis – unique du Christ, le Verbe qui s’est fait chair. Ils affirment l’union indissoluble des natures, humaine et divine fondues en cette seule nature christique. Le maître de Nestorius est Théodore de Mopsueste, le grand théologien de l’école d’Antioche. Avant son élève, il aura insisté sur la parfaite humanité et la parfaite divinité du Christ qui possède ainsi deux natures, celle d’homme total et celle de Dieu total. C’est « l’homme assumé », ajoute-t-il, qui reçut la mort et fut détruit, et non « la nature divine » qui, au contraire, le ressuscita. Le Christ est donc « la conjonction exacte des deux natures », « l’homme assumé dont Dieu se revêtit » ; or « on ne peut dire ces deux choses d’une seule nature ». Théodore de Mopsueste sera condamné pour hérésie après sa mort. Au contraire, un autre grand théologien, de l’école d’Alexandrie cette fois, Cyrille, évêque de cette ville, n’aura eu de cesse de réfuter le principe antochien de « deux natures en une personne » au profit du principe d’ « une seule personne en deux natures ». Il refuse ainsi de dire que c’est la part humaine du Christ qui est née, a souffert et a été crucifiée : c’est le Christ tout entier, un et indivis, le « Verbe incarné », qui est né, a souffert et a été crucifié, à partir du moment où le Verbe s’est uni à la chair qu’il a assumée. A la « christologie des natures », il oppose la « christologie de la personne » : « Il ne faut pas diviser l’unique Seigneur Jésus-Christ en homme à part et en Dieu à part, mais nous disons qu’il n’y a qu’un seul Jésus-Christ, tout en sachant la différence des natures et en les maintenant l’une et l’autre sans confusion ». Sa bataille avec Nestorius sera pour lui l’occasion d’approfondir cette thèse, jusqu’à creuser de manière définitive le sillon monophysite. Une bataille christologique ou de primauté ? Les thèses nestoriennes commencent à faire souche dans l’empire. Cyrille, évêque d’Alexandrie, s’empresse d’adresser à son clergé une longue lettre en faveur de la
  • 99. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 99 Theotokos, mais il écrit aussi à Nestorius, qui a pourtant la primauté d’honneur sur Alexandrie, pour lui réclamer sèchement quelques éclaircissements sur sa foi. Ce n’est sous doute pas sans arrière-pensées politiques que Cyrille a décidé de croiser le fer avec Nestorius. Alexandrie, grand centre intellectuel du christianisme des premiers siècles, n’a toujours pas digéré la décision du concile de Constantinople d’accorder, en 381, le deuxième rang dans la hiérarchie cléricale à l’évêque de Constantinople, au détriment du sien. A Rome, Célestin convoque un synode qui condamne les thèses de Nestorius et charge Cyrille de transmettre cette décision à Nestorius et de la faire exécuter. Cette situation n’est pas pour déplaire à l’évêque d’Alexandrie qui, allant bien au-delà de la mission qui lui a été assignée, commence par convoquer un synode égyptien. C’est seulement après qu’il transmet à Nestorius la décision pontificale assortie de douze anathématismes de sa propre rédaction. Outre le fait de confesser que Marie est mère de Dieu (1er anathématisme), Nestorius se voit intimer l’ordre de reconnaître l’union des deux natures, humaine et divine, du Christ, sans division des hypostases (3éme anathématisme), Dieu et homme tout à la fois mais aussi pleinement Dieu, dont la chair est vivifiante parce qu’elle est la chair du Verbe lui-même et non un temple dans lequel le Verbe a choisi d’habiter (11ème anathématisme). Et de conclure : « Si quelqu’un ne confesse pas que le Verbe de Dieu a souffert selon la chair, a été crucifié selon la chair, a enduré la mort selon la chair, et est devenu le premier-né d’entre les morts, en tant qu’il est la vie et qu’il la donne comme Dieu, qu’il soit anathème » (12ème anathématisme). L’empereur Théodose II, soucieux de maintenir la paix au sein du christianisme (et donc dans son empire), par ailleurs plutôt favorable à Nestorius qu’il a installé sur le siège de Constantinople, convoque un concile œcuménique, le troisième de l’histoire de l’Eglise, et choisit, pour l’organiser, la ville d’Ephèse. La doctrine nestorienne La doctrine nestorienne remet en cause une partie du dogme christique élaboré par l’Eglise (ou par les Eglises, serait-il plus sage de dire) au cours des tumultueux quatre premiers siècles du christianisme. Un seul ouvrage de Nestorius est parvenu jusqu’à nous, le Liber inscriptus, également connu sous le nom de « Livre de Héraclide de Damas ». Dans cette œuvre tardive rédigée au cours de son dernier exil, Nestorius défend l’orthodoxie de sa théologie. Nestorius distingue de manière exacerbée les deux natures du Christ, l’une humaine, l’autre divine, et refuse de les confondre, même s’il affirme leur union ; il précise que seul l’homme est né de Marie, seul l’homme est mort sur la croix. Un siècle plus tôt, Eustathe, alors évêque d’Antioche, avait utilisé à peu près les mêmes mots pour dire que le Verbe « assuma un instrument humain pris à la Vierge », appelant cet instrument (le corps de Jésus) « temple du Verbe ». Mais ne peut-on pas voir aussi dans ces propos un héritage d’un Père du IIe siècle, Ignace, qui fut également évêque d’Antioche et qui, commentant le prologue de l’Evangile de Jean où il est dit que « le Verbe s’est fait chair », parlait du « Verbe sarcophoros », autrement dit la « Verbe porteur de chair », distinguant ainsi, sans l’exprimer vraiment, le Christ Dieu du Christ homme ? Quant à Diodore, évêque de Tarse, il distinguait lui aussi le fils de Marie, devenu le temple du Verbe, d’une part, et d’autre part, le Fils de Dieu, tous deux unis en un seul Christ, ce qui lui aura valu par la suite les reproches de Cyrille d’Alexandrie, l’accusant de parler de deux Fils, de deux Christ
  • 100. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 100 différents, l’un né de Marie, l’autre Fils de Dieu. C’est exactement le reproche que le même Cyrille adresse à Nestorius. Or, quand Cyrille affirme que le « Verbe est devenu chair, conformément aux Ecritures, mais il n’est pas venu dans un homme », Nestorius lui rétorque qu’il lui est impossible de penser que « la divinité du Christ est capable de souffrances corporelles », et c’est pourquoi « il est bon et conforme à la tradition évangélique de confesser que le corps est le temple de la divinité du Fils ». Mais, à ce stade, l’affaire Nestorius a dépassé la simple querelle entre deux hommes ou entre deux écoles, elle a gangréné tout le peuple chrétien. L’empereur exige donc de l’Eglise qu’elle se prononce de manière définitive. Et c’est à la Pentecôte 431 que s’ouvre le concile d’Ephèse. Du moins son premier acte… VI. La « bataille » d’Ephèse (431) C’est l’empereur Théodose II qui adresse, en novembre 430, aux évêques la lettre les conviant à participer au concile d’Ephèse. Le pape Célestin demande à ses légats de le représenter et d’agir conjointement avec Cyrille d’Alexandrie. Les trois conciles Après Pâques, Cyrille embarque du port d’Alexandrie avec une énorme escorte de plus de quarante évêques égyptiens. Cyrille arrive avant l’heure. Les évêques macédoniens et ceux d’Asie Mineure sont déjà là, ainsi que Nestorius. Mais, le 7 juin, date annoncée de l’ouverture du concile, beaucoup d’évêques manquent encore à l’appel, en majorité des soutiens de Nestorius. Le 21 juin, on sait que la délégation antiochienne ne devrait plus tarder à arriver, la délégation romaine non plus, mais Cyrille prend brusquement, et de son propre chef, la décision d’ouvrir le concile le lendemain. Nestorius refuse de se présenter en l’absence de la totalité des évêques convoqués par l’empereur. Il passe outre et n’entend pas plus le mécontentement de l’empereur qui, par l’intermédiaire de son représentant, lui demande de patienter. Le concile s’ouvre donc le 22 juin au matin, les lettres de Cyrille à Nestorius, et se clôt le soir même par une condamnation de l’hérétique. Les 197 évêques présents lui jettent l’anathème et signent une lettre synodale rédigée par Cyrille : « Nestorius est exclu de la dignité épiscopale et de toute assemblée sacerdotale ». La lettre affirme que le Verbe s’est uni à la chair pour naître de Marie, chair qui était elle-même animée d’une âme humaine, mais elle insiste sur une formule alors propre à l’école d’Alexandrie : « l’unique nature du Christ », alors que l’orthodoxie insiste sur le principe de deux natures unies dans le Christ. Le 26 juin, la délégation orientale, conduite par l’évêque Jean, parvient enfin à rejoindre Ephèse. Il convoque aussitôt un nouveau concile qui décide de déposer Cyrille, sa thèse sur la nature du Christ, et d’excommunier tous les évêques ayant participé à la session du 22 juin. Un rapport est envoyé à Théodose qui répond avec célérité, le 29 juin, et annule les décisions du synode du 22.
  • 101. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 101 Les légats romains, eux, ne sont toujours pas arrivés à Ephèse. Ils n’y font leur entrée qu’au début du mois de juillet. La ville est à feu et à sang. Les représentants du pape convoquent pour le 10 juillet un synode auquel ne participent que les opposants à Nestorius. Les procès-verbaux de la session du 22 juin sont lus et approuvés, Nestorius est déposé. Les décisions de la session du 26 juin sont rendues caduques. La référence à tout autre symbole que celui de Nicée est interdite. Cyrille d’Alexandrie se délecte de son triomphe. L’empereur, lui, est ulcéré. Sans vouloir non plus entrer en guerre avec le pape, il choisit de renvoyer dos à dos tous les protagonistes et, début août, par lettre impériale, il dépose Cyrille d’Alexandrie, Nestorius et Memnon, évêque d’Ephèse, proche de Cyrille. Les « bénédictions » de Cyrille Entre les deux camps, le cyrillien et le nestorien, la guerre reste totale. Cyrille mobilise ses hommes et inonde la cour de cadeaux qu’il nomme ses « bénédictions ». Le très influent eunuque Chryséros, connu pour ses sympathies nestoriennes, reçut un traitement de faveur. Son activisme fut certainement déterminant pour l’avenir de la christologie. Sous la pression de son entourage, Théodose II se laisse convaincre de la réalité de l’hérésie nestorienne. En septembre, l’empereur déclare la clôture de cet étrange concile. Cyrille est réhabilité par l’empereur, tandis que Nestorius est définitivement déposé et exilé dans une oasis perdue au cœur du désert égyptien. Il serait mort aux environs de 451. L’acte d’union de 433 Le christianisme sort d’Ephèse profondément meurtri et divisé, même si, en fin de compte, hormis Nestorius, la plupart des évêques acceptent de donner à Marie le titre de Theotokos, mère de Dieu. En 433, Jean d’Antioche adresse à Cyrille d’Alexandrie la confession de foi probablement rédigée par l’Antiochien Théodoret de Cyr, qui est une sorte de juste milieu propre à ne froisser aucune des deux parties, en tout cas à être acceptée par elles à condition qu’elles y mettent de la bonne volonté. Celle-ci postule la croyance en un Christ « Fils Monogène de Dieu, Dieu parfait et homme parfait composé d’une âme raisonnable et d’un corps, engendré du Père avant les siècles selon la divinité, le même dans les derniers temps, pour nous et notre salut, engendré de la Vierge Marie selon l’humanité. Il y a eu en effet union des deux natures, c’est pourquoi nous confessons un seul Christ, un seul Fils, un seul Seigneur. En raison de l’union sans mélange, nous confessons que Marie est mère de Dieu parce que le Dieu Verbe a été incarné, qu’il est devenu homme, et que, dès le moment de la conception, il s’est uni à lui-même le temple qu’il a tiré de la Vierge ». Pendant une dizaine d’années, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Jean en 442, puis de Cyrille en 444, l’accord d’union sera plus ou moins respecté par les deux parties. Cependant, cette union reste de façade. Les Eglises nestoriennes
  • 102. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 102 Le nestorianisme perdurera en dépit de sa condamnation officielle – comme ce fut le cas pour l’arianisme – mais, contrairement à ce mouvement, continue d’exister, et ses Eglises participent aujourd’hui aux rencontres œcuméniques qui rassemblent toutes les églises chrétiennes. Le Code théodosien Le 15 février 438, le christianisme s’est apaisé ou en donne à tout le moins l’illusion quand, depuis sa capitale, Constantinople, Théodose II, empereur d’Orient, promulgue ce qui est connu sous le nom de « Code théodosien ». Le premier chapitre définit le christianisme comme étant « la foi catholique » professée par la pape Damase et l’évêque d’Alexandrie. Le droit à la croyance individuelle n’est pas remis en cause, mais seul le christianisme nicéen est autorisé à apparaître en public. VII. Chalcédoine : les deux natures du Christ (451) Après la conclusion de l’acte d’union de 433, et malgré la promulgation du Code théodosien qui assoit, sous peine de châtiments, le seul christianisme nicéen, c’est-à-dire romain, dans tout l’empire, les esprits restent surchauffés. C’est le cas à Antioche, mais surtout à Alexandrie où il est reproché à Cyrille d’avoir reconnu deux natures au Christ. Embarrassé, ce dernier produit la formule suivante : « Je confesse que Notre Seigneur a été de deux natures avant l’union, mais, après l’union, je confesse une seule nature. » Eutychès et la radicalisation de l’école d’Alexandrie Les propos de Cyrille tombent dans l’oreille d’Eutychès, le père abbé d’un important monastère de Constantinople, connu pour être un adversaire résolu de Nestorius. Eutychès avait par ailleurs pour filleul l’eunuque Chryséros. Ce dernier était entièrement dévoué à Eutychès qui, par ce biais, avait l’oreille de pouvoir. Peu à peu, Eutychès devient plus cyrillien que Cyrille, plus alexandrin que l’école d’Alexandrie. Là où cette école prend maintes précautions pour avancer sa doctrine sur la nature du Fils, le père abbé de Constantinople clame haut et fort qu’après l’union des deux natures il ne reste dans le Christ qu’une seule nature, divine, dans laquelle est absorbée la nature humaine. Saisi de l’affaire, Flavien, patriarche de Constantinople, convoque en 448 un synode qui, en présence d’une trentaine d’évêques, dépose Eutychès et l’excommunie. Le vieux moine, qui a plus de soixante-dix ans à l’époque, ne désarme pas : il fait directement appel à l’empereur Théodose II et au pape Léon 1er. Celui-ci s’agace de n’avoir pas été mis plus tôt au courant de ce qu’il considère comme un grave problème, une « erreur perverse et folle » qu’il félicite le patriarche d’avoir combattue. Théodose, lui, influencé par son eunuque et conseiller, prend la défense de l’abbé et convoque un nouveau synode. Il est décidé à invalider la décision prise quelques mois plus tôt lors de la réunion convoquée par Flavien à Constantinople. Les lettres de convocation à ce que l’on appelle le deuxième concile d’Ephèse partent en mars 449. Dioscore d’Alexandrie est ainsi convié avec une vingtaine d’évêques, et est chargé de le présider. La seconde « bataille » d’Ephèse
  • 103. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 103 La messe est dite avant même que s’ouvrent les travaux. Les débats ont lieu en grec ; ils ne sont pas traduits en latin aux légats du pape qui ne parlent pas un mot de grec. Malgré leur insistance, ces derniers ne réussissent pas à obtenir que la lecture soit faite d’une lettre papale soutenant Flavien et condamnant Eutychès et réitérant le dogme en matière de christologie : « Il est tout aussi impie de dire que le Fils unique de Dieu était de deux natures avant l’incarnation, que de prétendre qu’après que le Verbe s’est fait chair il n’y a plus eu qu’une seule nature […]. L’union ne supprime nullement la différence des natures ; au contraire, celles-ci restent sauves et se rencontrent en une seule personne, ou hypostase ». La réhabilitation d’Eutychès est votée, l’exclusion de Flavien du sacerdoce également, mais l’excitation est à son comble. Entre son arrestation et son départ en exil, Flavien a eu le temps de rédiger un mémorandum au pape ; il y raconte l’incroyable déroulement du synode, décrit par le menu les brutalités dont il a été victime, y compris quand il a cherché à se cacher derrière l’autel. Il remet à l’un des légats du pape, Hilaire, qui s’enfuit à grand-peine d’Ephèse et l’emporte avec lui à Rome. A sa lecture, Léon 1er entre dans une grande colère et convoque aussitôt un synode romain. Il écrit à Théodose II et aux membres influents de la cour pour se plaindre du déroulement du synode et en réclamer la convocation d’un second. Il n’obtient aucune réponse. En désespoir de cause, le pape s’adresse à Valentinien III, le frêle empereur d’Occident, et lui demande d’écrire à son tour à Théodose. Valentinien s’exécute ; son homologue lui répond sèchement et s’étonne de l’intervention de l’évêque de Rome dans une affaire qui, dit-il, concerne l’Orient. Nous sommes au début de l’été 450, et la tension commence à monter sérieusement entre le pape et l’empereur quand, le 28 juillet, ce dernier meurt d’une chute de cheval. Dioscore sur le banc des accusés A l’annonce de la mort de Théodose, sa sœur, Pulchérie, qui s’était enfermée dans un couvent en signe de réprobation de la politique religieuse de son frère, retourne à la vie civile et se marie aussitôt à un général de l’armée romaine, Marcien, lequel est acclamé empereur en août. Chryséros est exécuté ; Eutychès est emprisonné. Marcien et Pulchérie convoquent un concile œcuménique et convient le pape. Léon 1er qui craint, par ce concile, de réveiller de vieilles querelles, hésite. Il n’a d’autre issue que de se ranger à la volonté impériale et d’envoyer ses légats, munis de consignes très strictes : s’attacher au symbole de Nicée, et surtout ne pas réhabiliter les nestoriens sous prétexte de mieux condamner l’hérésie unitariste d’Eutychès et Dioscore. Le concile de Chalcédoine (aujourd’hui quartier d’Istanbul) s’ouvre le 8 octobre 451. Flavien est réhabilité. Dioscore est dépouillé de ses fonctions sacerdotales et cléricales, et envoyé en exil. Eutychès est excommunié. La définition de Chalcédoine Au fil des débats, il apparaît indispensable non pas de réviser le symbole de Nicée, mais d’en compléter la formulation, voire d’en préciser certains termes. Et ce d’autant plus que
  • 104. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 104 le concile de Chalcédoine, qui a condamné le monophysisme d’Eutychès et Dioscore, a également réitéré la condamnation de la doctrine d’Arius. Il a aussi nettement affirmé que la Theotokos, ainsi que les deux natures, humaine et divine, du Christ, dont l’union n’a pas aboli les différences : « Le Christ est complet quant à la divinité et quant à l’humanité, il est donc consubstantiel au Père et aux hommes », en « deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation ». La profession de foi de Chalcédoine est ainsi libellée : « Suivant les Saints Pères, nous enseignons tous, d’une seule voix, un seul et même Fils, Notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité, le même parfait en humanité, le même Dieu vraiment et homme vraiment, d’une âme raisonnable et d’un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l’humanité, semblable à nous hormis le péché, engendré du Père avant les siècles quant à la divinité, mais aux derniers jours, pour nous et notre salut, engendré de la Vierge Marie Mère de Dieu selon l’humanité, un seul et même Christ, Fils, Seigneur, Monogène. Nous le reconnaissons de deux natures sans confusion ni changement, sans division ni séparation. La différence des natures n’est nullement supprimées par l’union, mais, au contraire, les propriétés de chacune des deux natures sont sauvegardées et se rencontrent en une seule personne. » Le concile est clôt le 25 octobre 451. Le schisme monophysite Les conclusions de Chalcédoine sont un triomphe pour l’école d’Antioche au détriment de celle d’Alexandrie. En Egypte, mais aussi à Jérusalem, des troubles éclatent. Alexandrie est au bord de la guerre civile. L’Eglise refuse fermement Protérios, le nouvel évêque qui a succédé à Dioscore. A la mort de Marcien en 457, Protérios est aussitôt destitué, Timothée Elure le remplace sur le siège épiscopal, et sa première initiative est de réunir un synode que dénonce Chalcédoine. L’empereur Léon 1er (il porte le même nom que le pape), qui a succédé à Marcien, est pleinement conscient de la gravité de la situation. Il est conscient que la répression armée conduite par son prédécesseur n’a pas réussi à venir à bout de la résistance monophysite. Le pape Léon 1er tente une conciliation. Mais comment peut-il convaincre les évêques dissidents quand la définition de Chalcédoine reconnaît deux pleines natures au Christ, deux natures qui subsistent après leur union, alors que les Egyptiens, rejoints par un certain nombre de leurs pairs syriens et palestiniens, voire même éthiopiens et arméniens, ne reconnaissent, après l’union, que la subsistance d’une seule (monos) nature (physis) divine, infinie et illimitée, dans laquelle s’est résorbée la nature humaine finie et limitée ? A bout d’argument, l’empereur fait exilé l’évêque d’Alexandrie auquel succède Timothée dit Salofaciol. Après la mort de l’empereur Léon 1er et le règne fugace de l’empereur Zénon, Basilisque accède au trône impérial. Il change radicalement de politique afin, toujours de préserver l’unité de l’Eglise et donc de l’Empire. Il renvoie Salofaciol et restaure Timothée Elure, qu’il reçoit à Constantinople. Et nouveau coup de théâtre, naît de leurs entretiens un document, l’Encyclique, communément appelé l’Antiencyclique, qui dénonce les « innovations » de
  • 105. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 105 Chalcédoine et prône un retour aux seules professions de foi de Nicée et de Constantinople, lesquelles ne font guère allusion aux modalités d’union des natures divine et humaine du Christ ! Le monophysisme s’implante dès lors fortement dans ses terres d’élection. Quand Basilique est renversé par Zénon, qui reprend le pouvoir en 477, le nouvel empereur renvoie Elure en exil et rappelle Salofaciol. On assiste ainsi, pendant les années qui suivent, à une rocambolesque succession d’évêques institués puis destitués à Alexandrie, qui s’éloigne de plus en plus de Rome. Après la conquête arabe, vers 630, l’Eglise d’Egypte sera pleinement indépendante de Rome et deviendra l’Eglise copte. L’Eglise copte, d’Egypte et d’Ethiopie, forme, avec l’Eglise syrienne et l’Eglise arménienne, ce que l’on appelle les « Eglises des trois conciles », qui ne reconnaissent que les trois premiers conciles chrétiens, ce qui exclut donc Chalcédoine. [In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 191 à 296] L’arianisme et le concile de Nicée Naissance de la Sainte Trinité Arius, modeste prêtre d’Alexandrie, aura fortement perturbé la vie de l’Eglise catholique pendant plusieurs siècles en affirmant que seul Dieu est incréé et donc que son fils ne peut être son égal... Une crise que les empereurs romains Constantin et Théodose régleront avec deux conciles, celui de Nicée et celui de Constantinople. A la fin du IVe siècle, le christianisme est devenu la religion officielle de l’Empire romain. Mais il revient de loin, après avoir traversé la plus grave crise interne depuis ses origines. En cause, l’arianisme, une controverse théologique déclenchée par Arius, un modeste prêtre de l’Eglise d’Alexandrie. Les problèmes ont commencé en Egypte, au tout début du IVe siècle. Peuplée d’environ un million d’habitants, Alexandrie est la plus grande ville de l’Empire romain. Elle abrite une importante communauté chrétienne et une bouillonnante école de théologie, très imprégnée de philosophie grecque. Une forte personnalité, l’évêque Alexandre, est à la tête de cette Eglise locale. Il a confié à Arius l’église de Baucalis, dans le quartier du port. Originaire de Libye, ce prêtre, à la stature imposante, est très apprécié de sa communauté. Féru de théologie, orateur doué, il aime à mettre en vers et en musique son enseignement pour le populariser, avec succès. C’est moins pour sa musique que pour ses paroles qu’Alexandre prend Arius en grippe. L’évêque l’accuse en effet de mettre en doute la divinité du Christ. En 318, il obtient sa condamnation par un concile des évêques de la région et son bannissement d’Alexandrie. Mais l’arianisme est né, car cette décision locale, loin de mettre fin à la controverse, va l’étendre à toutes les Eglises de la partie orientale de l’empire. Le problème soulevé par
  • 106. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 106 Arius trouve place dans une réflexion théologique qui concerne un point fondamental de la doctrine chrétienne alors en cours d’élaboration. Et, pour une religion résolument monothéiste, la question s’avère épineuse. Comment, en effet, éviter les accusations de polythéisme en affirmant la foi chrétienne en un Dieu unique qui se décompose en trois, le Père, le Fils et l’Esprit ? Les avis sont partagés. Pour Arius, seul Dieu est incréé et inengendré. Engendré par le Père, le Fils n’est donc pas son égal car, sinon, cela ferait deux dieux... Monothéiste rigoureux, il estime que le Christ est devenu divin par adoption. Mais, pour ses détracteurs, une telle conception présente un double danger : soit elle fait du Christ une sorte de demi-dieu, croyance proche du paganisme, soit elle ouvre la porte à la négation pure et simple de sa divinité, à la manière des Juifs. Deux dérives inacceptables pour de nombreux évêques fermement attachés à la nature divine du Christ. Or Arius avait trouvé des soutiens de poids, dont Eusèbe de Césarée l’un des grands penseurs chrétiens de l’époque. En plus de diviser les communautés chrétiennes, cette dispute menaçait désormais l’unité même de l’Eglise sur laquelle Constantin, par conviction autant que par réalisme politique, appuyait son autorité pour assurer la stabilité de l’empire. Convocation à Nicée En juin 325, l’empereur convoque tous les évêques de l’empire dans son palais d’été, à Nicée. Près de trois cents d’entre eux, dont une majorité d’Orientaux, font le déplacement. C’est le premier grand concile de la chrétienté à devoir trancher un problème de doctrine. Présent dans les débats, Constantin veille à l’élaboration d’un compromis. Il s’avère boiteux. Les anti-ariens pensent l’avoir emporté car, pour eux, la formule en langue grecque de Nicée affirme clairement que le Fils est " de même nature " que le Père. Arius, qui l’a refusée, est condamné à l’exil. Mais les ariens modérés qui l’ont acceptée du bout des lèvres, dont Eusèbe de Césarée, y lisent que le Fils est seulement d’une " nature semblable " au Père. Des conciles régionaux Très vite, la querelle reprend, empoisonnant la vie des Eglises orientales. Différents conciles régionaux approuvent l’interprétation des ariens modérés. Arius, qui souhaite lui- même un compromis afin de réintégrer la communauté chrétienne, est réhabilité par Constantin obsédé par son souci de l’unité. Plus intransigeant que son prédécesseur, Athanase, le nouvel évêque d’Alexandrie, s’y oppose défendant mordicus l’orthodoxie nicéenne... Constantin exile à son tour ce fauteur de troubles. A l’exception d’Alexandrie, l’arianisme domine désormais les principales Eglises orientales. Le décès d’Arius en 336 à Constantinople n’y change rien. Ses adversaires font de la mort brutale de cet homme de plus soixante-dix ans la preuve d’une condamnation divine. Mais c’est un évêque arien qui, un an plus tard, baptise Constantin sur son lit de mort. La guerre de succession entre ses fils ne fait qu’ajouter à la confusion. Constance II, nouveau maître de l’empire en 351, tente d’y mettre fin en imposant la foi des ariens modérés. En vain. Les positions se sont trop radicalisées. Des affrontements de plus en plus violents
  • 107. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 107 opposent partisans et adversaires d’Arius pour le contrôle des communautés chrétiennes. Même le petit peuple chrétien s’est emparé du débat, comme le raconte un témoin de l’époque, Grégoire de Nysse: " Tous les lieux de la ville sont remplis de tels propos (...). Si tu demandes au changeur le cours d’une monnaie, il te répond par une dissertation sur l’engendré et l’inengendré. Si tu te renseignes sur la qualité et le prix du pain, le boulanger répond que le Père est plus grand que le Fils (...). Je ne sais de quel nom il faut nommer ce mal, de la frénésie ou de la rage... " Deux événements, l’un théologique, l’autre politique, vont dénouer la crise. En Cappadoce, Basile de Césarée fait avancer la réflexion théologique en permettant de soutenir la conception d’un Dieu unique en trois personnes. De son côté, Théodose, devenu empereur de l’Orient en 379, entend bien mettre fin aux désordres. Tout en se rendant maître de la totalité de l’empire, il multiplie les édits déclarant comme seule orthodoxe la formule du concile de Nicée. En 381, Théodose convoque un grand concile à Constantinople pour obtenir l’assentiment des évêques. La formule retenue précise et complète celle de Nicée. Théodose l’impose, en 392, à tout l’empire en faisant du christianisme la seule religion reconnue. Le " symbole de Nicée-Constantinople " constitue depuis la règle de foi de toutes les Eglises chrétiennes en un Dieu trinitaire, également Père, Fils et Esprit. Mais les problèmes doctrinaux du christianisme ne sont qu’en partie réglés. Au siècle suivant, la controverse arienne laisse place à une autre dispute théologique, tout aussi délicate : l’articulation de la double nature du Christ, divine et humaine. La crise arienne a laissé une empreinte profonde et très sensible dans la conscience chrétienne pour qui les tentations contemporaines, dans la foulée du New Age, de voir dans le Christ un homme simplement exceptionnel, sage parmi les sages, sont forcément assimilées à une résurgence de l’arianisme. Pour un résumé plus complet des enjeux théologiques liés à l’arianisme, lire " la connaissance de l’être de Dieu et le développement du dogme ", dans " le christianisme antique ", contribution de Michel Meslin à l’Encyclopédie des religions (tome 1, Bayard ,1997) Pour une approche plus historique, un peu romancée, mais bien enlevée, lire Le Jour où Jésus devint Dieu, par Richard E. Rubenstein (La Découverte/Poche, 2004). [LAFITTE SERGE - Publié le 1 janvier 2005 - Le Monde des Religions n°9] La crise nestorienne Moine devenu évêque de Constantinople en 428, Nestorius a suscité, sans le vouloir, une grave querelle portant sur la double nature, humaine et divine, du Christ. Un nouveau concile mettra fin aux bagarres dans les rues d'Éphèse, mais entraînera un schisme donnant naissance aux Églises nestoriennes.
  • 108. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 108 Comment concilier la double nature du Christ, pleinement homme et pleinement Dieu ? C'est la question sur laquelle ont porté les controverses théologiques qui ont divisé le christianisme au Ve siècle. Depuis la fin du ive siècle, les deux grandes écoles de théologie de l'époque forgeaient des arguments divergents. Celle d'Antioche, avec l'un de ses grands penseurs, Théodore de Mopsueste, penchait pour une « conjonction » des deux natures en la personne du Christ afin qu'on n'en vienne pas à oublier sa dimension humaine en se focalisant sur sa dimension divine. En revanche, l'école d'Alexandrie défendait leur « union » pour bien signifier qu'on ne saurait séparer la nature humaine et la nature divine du Christ. Cette réflexion théologique s'inscrivait dans la difficile explication du dogme de la Trinité proclamé au concile de Nicée, qui avait réuni les évêques chrétiens en 325 pour mettre fin à la crise de l'arianisme (1). Selon ce dogme, Dieu est un en trois personnes : le Père, le Fils et l'Esprit, ces deux derniers étant « consubstantiels » au Père, c'est-à-dire de même nature. Mais la querelle théologique va prendre une tout autre ampleur dans la première moitié du ve siècle sur fond de rivalités personnelles et politiques. En 428, l'empereur Théodose II nomme Nestorius, moine originaire d'Antioche, évêque de Constantinople, la capitale d'un empire devenu chrétien en 392. Lors de la célébration de Noël, le nouvel évêque prononce un sermon dont il n'a pas anticipé les conséquences. « Mère de Dieu », « Mère du Christ » ? « Je ne peux donner le nom de Dieu à un bébé de trois mois », aurait notamment affirmé Nestorius. Fidèle à la pensée de l'école d'Antioche, il se refuse à appeler Marie « mère de Dieu » (« Theotokos » en grec) car elle est aussi mère de l'homme Jésus. Selon lui, il serait préférable de l'appeler « Mère du Christ » (« Christotokos ») afin de ne pas oublier la double nature du Dieu fait homme en la personne de Jésus le Christ. Mais, en Égypte, cette thèse scandalise des chrétiens très attachés à la notion de « mère de Dieu » car elle s'enracine dans les traditions religieuses de l'ancienne Égypte où des déesses comme Isis portaient aussi ce titre. Évêque d'Alexandrie, ville la plus importante de l'empire après Constantinople, Cyrille s'empare du scandale et accuse Nestorius de nier la nature divine du Christ. Ce prélat ambitieux trouve là l'occasion de préserver, dans l'église chrétienne, la prééminence d'Alexandrie dont les évêques ont été, au siècle précédent, à la pointe de la lutte contre l'arianisme. En 430, grâce à un dossier à charge envoyé à Rome par Cyrille, Nestorius est condamné par le pape Célestin. Mais cette décision ne résout en rien le problème dans la partie orientale de l'Église sur laquelle Rome n'a guère d'autorité. Ayant aussi saisi l'empereur Théodose II de l'affaire, Cyrille obtient la convocation, en 431, à Ephèse (Turquie actuelle), d'un concile « œcuménique » qui réunit les évêques occidentaux de langue latine, et orientaux de langue grecque.
  • 109. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 109 Accompagné des évêques égyptiens acquis à sa cause et de moines peu versés en théologie mais très utiles pour le service d'ordre, Cyrille ouvre le concile le 21 juin 431. Ou plutôt son concile, car les évêques occidentaux ne sont pas encore arrivés, ni la plupart des évêques orientaux favorables à Nestorius. Celui-ci, bien que présent à Ephèse, refuse de se présenter devant ce « tribunal », dira-t-il, qui le condamne sans coup férir. Ayant rejoint Éphèse, les autres évêques orientaux, Jean d'Antioche en tête, s'empressent évidemment de prononcer la condamnation de Cyrille et de ses partisans. S'ensuit une véritable foire d'empoigne, ponctuée d'excommunications réciproques et de bagarres jusque dans les rues d'Éphèse. Pour faire cesser ces affrontements, Théodose II ordonne l'enfermement de Cyrille et de Nestorius afin de les obliger à trouver un compromis. Sans succès. Mais, si Cyrille est rapidement libéré, Nestorius est exilé après s'être vainement défendu de nier la nature divine du Christ. Il finira ses jours dans une oasis du désert libyen, en 451, sans pouvoir participer aux débats qui suivront. Car, sur le fond, rien n'est réglé. En 433, un compromis est proposé par Jean d'Antioche à Cyrille qui l'approuve. La notion de conjonction est abandonnée pour celle de l'union, chère à l'école d'Alexandrie qui pourra préserver ainsi le titre de « Mère de Dieu » décerné à Marie. Mais le texte souligne aussi que le Christ est bien « consubstantiel au père par la divinité et consubstantiel à nous par l'humanité », précision essentielle pour l'école d'Antioche. La crise nestorienne aurait pu en rester là. Mais la controverse théologique sur les deux natures du Christ reprend de plus belle après les décès de Jean d'Antioche en 442 et de Cyrille d'Alexandrie en 444. Sous prétexte de défendre l'héritage de Cyrille, Eutychès, un moine de Constantinople, radicalise ses positions en affirmant que la nature divine du Christ l'emporte sur la nature humaine de Jésus. Cette conception, qui va donner naissance au « monophysisme » selon lequel le Christ est essentiellement de nature divine, est rejetée par les tenants de l'école d'Antioche. Le « brigandage d'Éphèse » En 448, Eutychès est condamné par l'évêque de Constantinople. Il en appelle à Dioscore, successeur de Cyrille à Alexandrie, qui obtient la convocation à Éphèse, en août 449, d'un nouveau concile qu'il se charge de présider avec plus de brutalité encore que Cyrille en 431. La réunion tourne au violent règlement de comptes avec les évêques de tendance antiochienne, au point que le pape Léon qualifiera cette rencontre déplorable de « brigandage ». Il faudra un autre concile, convoqué à Chalcédoine en 451 par le nouvel empereur, Marcien, pour mettre un terme aux affrontements entre chrétiens orientaux. Sur proposition du pape Léon, la « formule de Chalcédoine » affirme la foi en « un seul et même Christ (...) reconnu comme étant en deux natures sans confusion, sans mutation, sans division, sans séparation... » Mais désormais, il y a les Églises chalcédoniennes, regroupées autour des deux pôles que constituent Rome et Constantinople, et des Églises
  • 110. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 110 appelées « orientales » (2), qui n'ont pas reconnu la « formule de Chalcédoine » pour des raisons autant politiques que théologiques. Les chrétiens coptes d'Égypte ont ainsi trouvé dans le monophysisme une voie pour affirmer leur singularité et une autonomie relative à l'égard de la puissance impériale de Constantinople. À la marge de l'empire byzantin, les chrétiens de Syrie et de Perse ont opté pour le nestorianisme qui, pour ses détracteurs, relativise au point de la nier la nature divine du Christ. (1) Le Monde des religions n° 9 (janvier-février 2005). (2) A ne pas confondre avec les Églises orthodoxes qui sont chalcédoniennes. Voir, à ce sujet, le hors-série du Monde des Religions « 20 clés pour comprendre le christianisme ». [LAFITTE SERGE - Publié le 1er nov. 2006 - Le Monde des Religions n°20] Les premiers chrétiens III (IVe -Ve siècles) Vers l’Empire chrétien Professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne, Pierre Maraval est un spécialiste des Pères de l’Église et de l’histoire des Lieux saints et des pèlerinages d’Orient. Il s’est aussi intéressé à l’expansion du christianisme, à laquelle il a consacré un ouvrage de référence: Le christianisme de Constantin à la conquête arabe, publié en 1997 aux P.U.F. Le monde de la Bible : Le christianisme n’est officiellement toléré dans l’Empire romain qu’à partir du IVe siècle, soit 300 ans après la mort de Jésus. Que sait-on de son développement dans la période qui précède? Pierre Maraval : Les documents que nous possédons ne permettent pas d’établir des statistiques, mais on peut dire qu’à la fin du IIIe siècle, le christianisme est très inégalement implanté selon les régions. L’Orient (Asie mineure, Égypte) est déjà largement christianisé, mais l’Occident l’est beaucoup moins. Le développement du christianisme s’accélère en fait à la suite d’une décision politique, l’édit de tolérance de Galère, en 311. Deux années plus tard, Constantin accorde aux chrétiens une pleine et entière liberté de culte, et leur restitue leurs biens confisqués. Le monde de la Bible : Constantin, qui passe pour le premier empereur chrétien… Pierre Maraval : Quel était le degré d’adhésion de Constantin au christianisme? Il est impossible de pénétrer dans le secret des consciences. Il a été baptisé à la fin de sa vie, comme c’était alors l’habitude. En revanche, il est sûr qu’il a pratiqué une politique de faveur à l’égard des chrétiens et qu’il a commencé à s’en prendre à certaines pratiques du culte païen. Cette tendance s’accentue tout au long du IVe siècle, si l’on excepte la brève parenthèse de Julien l’Apostat (361-363). Il faut toutefois attendre la fin du siècle pour que Théodose interdise, en 392, la célébration du culte païen. Celui-ci n’a pas disparu d’un coup.
  • 111. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 111 L’interdiction est sans cesse renouvelée au Ve siècle. Des décrets ordonnent de détruire des temples; mais certains restent debout. En Asie mineure, les rites païens continuent d’être pratiqués dans certaines villes. En Orient, à Byzance, c’est Justinien qui met l’ultime coup d’arrêt, en supprimant en 529 la liberté de conscience et en ordonnant que les païens se fassent baptiser. Les résistances, ici et là, sont très vives, et l’Empereur doit envoyer dans certaines régions des missions de conversion, voire user de répression. La seule dissidence autorisée est alors le judaïsme; et encore, les juifs sont-ils assez étroitement contrôlés. Il leur est conseillé de lire la Bible plutôt dans la traduction grecque des Septante. En 535, lorsque Justinien reconquiert l’Afrique du Nord contre les Vandales, il donne les synagogues aux chrétiens. Le monde de la Bible : Avant qu’il ne soit la religion officielle de l’Empire, qu’est-ce qui faisait le succès du christianisme ? Pierre Maraval : Beaucoup de choses! D’abord, l’attrait pour les religions orientales, dont bénéficie le christianisme lui-même, né en Orient. D’autres religions orientales ont d’ailleurs profité de son implantation. Le christianisme répond ensuite à un certain nombre de désirs des hommes de l’époque: le désir d’un Dieu personnel, d’un Dieu qui s’intéresse à l’homme; le désir d’immortalité, également. Le prosélytisme est indéniable, mais les persécutions montrent que le groupe chrétien est souvent mal reçu, mal assimilé, que ses comportements sont jugés sectaires. La Grande persécution de Dioclétien (303) n’est pas seulement une décision impériale. Elle reçoit aussi l’appui d’un certain nombre de philosophes, comme Porphyre (qui avait écrit contre les chrétiens). En outre, au moment des persécutions, les abandons de la foi chrétienne sont sans doute beaucoup plus nombreux que les martyres. L’expression selon laquelle “le sang des martyrs est la semence des chrétiens” est, pour une part, une formule apologétique. Le succès du christianisme tient enfin beaucoup à son organisation, à la “Grande Église”. La structure pyramidale de sa hiérarchie apparaît au IIIe siècle. L’Église s’insère dans le tissu social et prend en charge des activités caritatives, des hospices. À la même époque, les hérésies gnostiques sont beaucoup moins organisées, ce qui explique en partie leur échec. En fait, l’Église a installé un pouvoir. Peter Brown a résumé cette évolution dans le titre d’un de ses livres, Pouvoir et persuasion dans l’antiquité tardive. Le prédicateur a été peu à peu accompagné de la force publique. Le monde de la Bible : Dans cet essai, Peter Brown explique aussi que la culture chrétienne s’est substituée progressivement à la culture antique, la “paideia”. Pierre Maraval : Cela ne s’est pas fait sans opposition, en particulier de la part de l’aristocratie, qui a défendu longtemps la supériorité de la culture païenne, y compris en tentant d’interdire aux chrétiens d’exercer le métier d’enseignant. Il n’était pas question pour elle d’abandonner la religion de Platon pour celle du vulgaire. L’un des pères de l’Église, Grégoire de Naziance, qui se considérait lui-même comme très cultivé (qui l’était, du reste), a eu des mots très durs contre Julien l’Apostat, qui avait voulu par son interdiction refuser aux chrétiens tout droit sur la culture. En Occident, ce n’est qu’après l’affaiblissement des modèles classiques, à partir du Ve siècle, que les évêques ont pris le relais et imposé une culture christianisée. Le monde de la Bible : Le culte chrétien a-t-il été un élément d’attraction, pour les païens, vers la nouvelle religion ?
  • 112. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 112 Pierre Maraval : C’est difficile à dire, puisque les païens n’avaient pas le droit de participer aux cérémonies chrétiennes. Il fallait être au moins catéchumène pour pouvoir y assister. Néanmoins, une certaine séduction esthétique a pu jouer. Augustin évoque la beauté des chants. Le culte des martyrs semble aussi avoir été une grande force. Les fêtes célébrées auprès de leurs tombeaux permettent l’expression d’un enthousiasme populaire qui a parfois tendance à déborder, comme le montrent les prédications de Jean Chrysostome à Antioche. Le monde de la Bible : La progression du christianisme a-t-elle été plus aisée en milieu urbain ou en milieu rural ? Pierre Maraval : Il n’est pas sûr qu’il ait existé une grande différence. Le niveau d’urbanisation était très inégal selon les régions. Les deux plus fortes résistances ont été celle de l’aristocratie, déjà évoquée, au nom de l’héritage culturel dont faisait partie le paganisme; et celle des paysans, attachés à la religion naturelle. Le rôle moteur a de toute façon été joué par le pouvoir politique. En Occident, les royaumes qui succèdent à l’Empire, au Ve siècle, sont chrétiens. L’Église est une institution qui tient le coup. Le rôle des évêques est très important. Ils sont choisis en fonction de leur culture, de leur surface sociale – sur ce plan, la nomination de saint Martin, un moine sale et mal peigné, a fait quelques difficultés! Un glissement s’opère entre l’ancienne aristocratie sénatoriale et une nouvelle aristocratie, au sein de laquelle les évêques tiennent une place importante. Cette évolution a été bien mise en évidence par les travaux de Peter Brown ou Karl Ferdinand Werner. Le monde de la Bible : Un autre historien, Ramsay MacMullen, met l’accent sur le recours à la contrainte dans le processus de christianisation. Pierre Maraval : La contrainte a été réelle, même si, dans cet immense Empire, la transmission des ordres prenait du temps et que certains fonctionnaires ne les appliquaient pas. À Gaza, un temple est encore debout à la fin du IVe siècle, tout simplement parce que le gouverneur romain ne veut pas le détruire. Les chrétiens eux- mêmes se sont posé la question de la contrainte. Doit-on obliger les gens à la conversion? Augustin se le demande à propos des donatistes. On passe d’une attitude qui admet le dialogue, la liberté de choix, à la contrainte; mais aussi parce que l’on craint que tous ces gens se perdent. À partir de là, il n’est pas facile d’évaluer le degré d’adhésion à la foi nouvelle. Augustin se félicitait de voir beaucoup de nouveaux fidèles entrer dans l’Église, mais se demandait de quels chrétiens il s’agissait, faisant ainsi la part d’un certain conformisme. Le monde de la Bible : À quel moment peut-on estimer que l’Europe occidentale est devenue chrétienne ? Pierre Maraval : Il semble bien qu’au VIe siècle, la grande majorité de la population des anciennes provinces occidentales de l’Empire soit baptisée. Mais qu’entend-on par christianisation? À quel niveau se situe-t-on? Des survivances païennes n’ont jamais vraiment disparu. Ramsay MacMullen insiste sur la persistance de la superstition. Il a raison, mais à condition de bien différencier croyances et pratiques. Nous possédons peu de renseignements sur la pastorale, sur le contenu de la foi. Sans doute les chrétiens de l’époque recevaient-ils quelques idées sur l’histoire du salut et quelques conseils pour bien se conduire. Le risque de confusion avec les rites païens était dès lors très grand. Bon
  • 113. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 113 nombre des habitudes conservées étaient innocentes, même si les évêques luttaient contre elles. Parmi les fautes énumérées dans les Canons disciplinaires figuraient bien sûr celles touchant aux mœurs, mais aussi le recours aux voyants ou aux sorciers. D’autre part, certaines pratiques ont fait l’objet d’habiles récupérations, comme l’incubation, qui consistait à aller coucher près de la tombe des martyrs. Les fêtes chrétiennes se sont substituées aux fêtes païennes (voir p. 37 l’article de Pierre Chuvin). La christianisation a été un phénomène de longue durée, beaucoup plus progressif qu’on ne l’a cru parfois. La contrainte a été importante; le rôle du pouvoir politique et des évêques déterminant. C’est à partir du moment où le pouvoir impose le christianisme que celui-ci s’impose. Et ce pouvoir favorise “un” christianisme: l’orthodoxie qui a l’appui de l’Empereur. La question qui se pose ensuite est de savoir comment on vit la vie chrétienne. Là, l’historien a beaucoup moins de certitudes. [Un entretien avec Pierre Maraval, propos recueillis par Jean-Luc Pouthier pour le Monde de la Bible. Extrait du N° 118] Païens, chrétiens: un drôle de IVe siècle Terre de références culturelle et religieuse pour l’Empire romain païen, la Grèce est aussi mentionnée comme l’un des premiers foyers du christianisme balbutiant: Paul n’a-t-il pas créé les communautés de Philippes, Thessalonique, Corinthe? Selon les recherches archéologiques et historiques récentes, la christianisation fut en réalité lente et tardive. Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, montre ainsi comment le paganisme évolua jusqu’à sa disparition définitive au VIIe siècle, et combien le IVe siècle fut une période complexe où deux systèmes religieux différents coexistaient dans le nouvel Empire byzantin. Au détour de la route, des ruines blanches trouent le tapis bien ordonné des cultures. De la prestigieuse cité romaine de Philippes, au cœur de la province de Macédoine, ne sont plus visibles que le théâtre, les vestiges du forum et de ses édifices publics le long de la Via Egnatia, grande route romaine, qui relie le port tout proche de Kavala (Neapolis dans l’Antiquité) à la ville de Thessalonique. Le site attire pourtant de nombreux visiteurs venus, en Grèce du Nord, mettre leurs pas dans ceux de l’apôtre Paul. Celui-ci séjourna à Philippes, au milieu des années 40, lors de son second voyage, empruntant la voie Egnatia (Ac 16,11 et suivants). Subsiste-il quelque trace tangible de ce contact direct avec le christianisme ? Que sont devenus les Philippiens convertis par Paul – comme Lydie, la marchande de pourpre, et le gardien de prison? Même si les guides montrent à Philippes un minuscule cachot installé dans une citerne romaine, qui aurait été, selon la tradition, celui de Paul – arrêté parce qu’il empêchait les devins de gagner leur vie –, l’archéologie ne permet pas plus ici qu’ailleurs de confirmer les récits transmis sur les lieux de la première christianisation. Indice plus convainquant du souvenir de Paul et de la présence très précoce d’une communauté chrétienne à Philippes: la découverte, en 1975, au beau milieu du forum, de deux modestes pièces rectangulaires fermées par une abside, sous une église octogonale un peu plus récente. La dédicace des mosaïques ne laisse aucun doute: “Porphyrios, évêque, a fait dans le Christ la mosaïque de la basilique de Paul”. Porphyre étant connu par des textes, la basilique a été datée de la fin du premier quart du IVe siècle. Il s’agit
  • 114. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 114 donc de l’un des plus anciens édifices chrétiens de Grèce, construit tout de même près de trois siècles après le séjour de l’apôtre. Pour certains archéologues, cette basilique serait un martyrium, plutôt qu’une église, c’est- à-dire un sanctuaire qui célébrerait le culte de Paul à la manière des héros grecs. À l’appui de cette hypothèse: la présence, contre le mur latéral, d’un hérôon, sorte de mausolée en hommage à un héros de la cité, datant du IIe siècle av. J.-C. Cette tombe a pu être récupérée par la nouvelle religion, témoignant d’une continuité des pratiques entre le monde païen et le monde chrétien. “Il est probable que les petites communautés fondées par Paul ont vivoté à Philippes, Thessalonique, Corinthe… célébrant leur culte dans les maisons, parfois les synagogues, comme les communautés juives de la diaspora, dont on a retrouvé la trace à Sparte ou Patras (voir p. 55), suppose Laurence Foschia, doctorante à l’École française d’Athènes, qui étudie l’évolution du paganisme entre le IVe et le VIIe siècle de notre ère. Les inscriptions chrétiennes restent en effet très rares au IIIe siècle et les toutes premières églises ne sont donc attestées que dans la première moitié du IVe. Il semble que la seconde vague de christianisation arrive en Grèce par les ports et rencontre un certain écho sur les côtes, au cours des IIe et IIIe siècles. Mais les persécutions lancées à plusieurs reprises contre les chrétiens, la dernière ayant lieu sous Dioclétien, à compter de 303, a pu freiner son développement.” Durant tout le IVe siècle, le paganisme reste bien vivant. “C’est un siècle de bouillonnement spirituel et de coexistence des deux religions” constate l’historienne. Du côté “grec”, c’est-à-dire païen – “ceux qui sacrifient” –, les temples, entretenus par le pouvoir impérial, continuent à fonctionner normalement jusqu’à l’extrême fin du IVe siècle; les Jeux olympiques sont célébrés au moins jusqu’en 385 ; étudiants païens et chrétiens fréquentent ensemble la célèbre Académie d’Athènes où ils n’hésitent pas d’ailleurs à entamer des controverses, à rivaliser d’éloquence pour défendre le bien fondé de leur religion respective. Des cultes agraires semblent même reprendre vigueur: Zeus Ombrios, divinité liée à la pluie et aux intempéries, est ainsi populaire dans certains sanctuaires situés sur des sommets de collines. Au cours du IIIe siècle, les cultes orientaux de Cybèle ou Mithra se développent tandis qu’Apollon prend de l’importance et peut parfois être honoré comme seul dieu. Les temples d’Asclépios prospèrent également au IVe siècle. Des historiens ont rapproché le succès de ce culte guérisseur de l’expansion parallèle du christianisme, en partie à cause de ses aspects miraculeux. L’ETRANGE PAGANISME DE JULIEN L’APOSTAT Entre 361 et 363, l’empereur Julien, persuadé que le christianisme est responsable de la crise que traverse l’Empire, tente d’imposer une restauration païenne et rouvre des temples ce qui suscite un certain enthousiasme. Mais sa conception du paganisme est elle-même très influencée par le christianisme. « Il s’agit d’un paganisme puritain qui n’avait jamais existé auparavant, et qui est très intellectuel, élitiste », explique Laurence Foschia. Julien souhaite créer un clergé païen très hiérarchisé, calqué sur l’Église; il copie également le système de charité chrétien. Il cherche à théoriser un polythéisme foisonnant, reprend à son compte la théologie de la rédemption, rendue possible par le repentir. À Antioche, il se rend impopulaire en organisant un sacrifice de cent bœufs. La population païenne ne retrouve pas ses pratiques dans ce trop-plein de rites et de sacrifices, et ne comprend pas cette religion. Cette révolution religieuse ne survivra pas à la mort de l’empereur.
  • 115. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 115 Ils décèlent, derrière ces évolutions, une quête spirituelle, une volonté d’expérimentation, voire l’affirmation d’un paganisme plus personnel en écho à une crise agricole, une période d’angoisse et de remise en question. Pourtant, à Athènes, où le paganisme est littéralement inscrit dans les murs et la conscience “nationale”, les divinités antiques de la cité sont toujours scrupuleusement célébrées – la continuité des Panathénées en est la meilleure preuve (voir p. 22-27). Selon une autre hypothèse, les rites se maintiendraient surtout en apparence. Ne recouvrant plus une réelle piété, ils conserveraient seulement un aspect festif, voire folklorique. “Mais, nuance Laurence Foschia, il est difficile la plupart du temps d’affirmer que la signification religieuse tombe en désuétude alors que dans le paganisme, c’est justement la pratique qui induit la foi.” Lente christianisation Les empereurs, qui tolèrent le christianisme à partir de 312, vont peu à peu encadrer et restreindre l’exercice des cultes. Ils commencent par interdire les statues, puis les sacrifices, mais admettent la coexistence des deux religions jusqu’à Théodose, qui en 392, met en place une législation qui réprime véritablement toutes les pratiques païennes. Et en 435, est ordonnée la destruction de tous les sanctuaires païens qui pourraient encore subsister. “L’abondance même de la législation anti-païenne montre que le paganisme est toujours pratiqué et nous ignorons en outre dans quelle mesure ces lois étaient bien appliquées” précise Laurence Foschia. En effet, les empereurs recrutent une partie de leurs hauts fonctionnaires chez les païens. Ce n’est qu’à partir de 415 que les non chrétiens sont bannis de toute charge officielle. Côté chrétien, les textes, très nombreux, nous renseignent surtout sur les querelles théologiques que les conciles sont chargés de clarifier: les chrétiens sont avant tout en quête de définition de leur foi. Parallèlement, les informations archéologiques sont maigres avant le IVe siècle: peu d’églises encore et peu d’inscriptions sont à mettre en regard des textes – car malheureusement pour les épigraphistes, cette pratique recule à l’époque. Alors que l’Empire continue d’entretenir les temples, il ne finance pas encore les églises. Les vestiges chrétiens les plus anciens sont souvent découverts hors les murs des cités, soit autour des tombes de personnes considérées comme saintes, dans les nécropoles, soit parce que les communautés peu riches ne possédaient pas de terrains dans les cités. Dans un second temps, des traces chrétiennes apparaissent dans la cité. C’est le cas de la basilique de Paul, à Philippes, qui va se transformer au Ve siècle en cathédrale, entourée d’un véritable quartier épiscopal tandis que plusieurs autres basiliques, beaucoup plus grandes, sont à leur tour construites, bouleversant l’urbanisme romain. Elles témoignent d’une puissance nouvelle et de communautés chrétiennes désormais majoritaires et prospères. À partir du Ve siècle, tout bascule. Thessalonique, résidence impériale entre le IIIe siècle et la fin du IVe, est un bon exemple de cette évolution qui réutilise les édifices païens ou les imite pour finalement, à partir du VIe siècle, créer une architecture différente – qu’on qualifie de byzantine. Son forum monumental a aujourd’hui presque totalement disparu, enfoui sous les constructions modernes. L’un des rares vestiges du IVe siècle est un mausolée romain, aujourd’hui l’église Saint-Georges. Si l’édifice subsiste, c’est qu’il fut très tôt converti en lieu de culte chrétien. En fouillant le petit jardin qui entoure l’imposante rotonde de brique rouge, les archéologues grecs tentent actuellement d’en apprendre davantage sur l’époque et la nature de cette transformation. Les premières certitudes ne remontent qu’au VIe siècle, lorsqu’une abside encore bien visible fut ajoutée à l’est et une
  • 116. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 116 nouvelle entrée percée à l’ouest. Ce témoin privilégié de la transition entre l’Empire romain et le monde chrétien est à mettre en parallèle avec l’église de l’Acheiropoiétos, située quelques rues plus loin. Il s’agit là au contraire d’une construction originale du troisième quart du Ve siècle qui remplace des bains romains. Mais elle suit le plan rectangulaire typique utilisé dans l’Empire pour les basiliques civiles. Les éclatantes mosaïques à décor floral et les chapiteaux aux feuilles d’acanthe dentelées qui surmontent les colonnes de la nef centrale remontent aux origines de l’église. “En Grèce continentale, il n’est pas rare que des temples soient convertis en églises. Soixante cas ont été relevés jusqu’à présent, observe Laurence Foschia. Le procédé peut être interprété comme un signe de triomphalisme, mais il est surtout pragmatique: rapide et moins onéreux qu’une construction nouvelle, il heurte sans doute moins la population qui voit là une continuité d’espace sacré.” Il suffit de changer l’orientation des temples en fermant l’entrée (à l’est) par une abside, et en ouvrant une porte au fond de l’ancienne cella. C’est ainsi que le Parthénon d’Athènes a survécu. Tous les grands temples d’Athènes sont également devenus des églises mais les historiens ne sont pas d’accord sur l’époque de leur christianisation qu’ils évaluent entre le Ve siècle et le VIIe. La cité a été partiellement pillée en 396 par les Wisigoths d’Alaric et une période d’abandon a pu précéder leur conversion. Seuls indices: les plus anciens graffitis chrétiens sur l’Acropole ne remontent qu’au VIIe siècle. THASOS ET SES BASILIQUES Paul, se rendant de l’île de Samothrace à Néapolis (Kavala) puis Philippes, passa au large de l’île de Thasos, célèbre pour la qualité de son marbre. Y aborda-t-il ? Les Actes des Apôtres ne le laissent pas entendre. Ici aussi, les premières traces du christianisme ne remontent qu’au Ve siècle. À Aliki, presqu’île bucolique du sud-est de l’île, un sanctuaire païen a fonctionné jusqu’au IVe siècle. Il n’a pas été réutilisé. Les chrétiens ont préféré construire une basilique double de l’autre côté de la colline, surplombant la mer. Les vestiges de cet ensemble, qui date du premier quart du Ve siècle pour la première phase de construction, sont encore lisibles au milieu des pins. Étudiées par Jean-Pierre Sodini, dans le cadre des fouilles de l’École française d’Athènes, les deux églises (ci-dessous) ont livré des éléments de décor: ambon, autel, chancel et mosaïques… Plusieurs annexes, dont la fonction reste mal définie, encadraient le narthex. De nombreuses tombes furent creusées dans la cour. Dans ce paysage somptueux, sauvage aujourd’hui, il est difficile d’imaginer la vie religieuse animée qui devait se dérouler là, tandis qu’à quelque dizaines de mètres, les plages de marbre blanc résonnaient du bruit des pics des ouvriers travaillant aux carrières (ci-contre). Les basiliques furent abandonnées au VIIe siècle, à l’époque des invasions slaves sur l’île. Tout récemment, en lisière de la ville de Thasos, au nord de l’île, le service des Antiquités grecques a mis au jour les vestiges d’une autre importante basilique double et de ses annexes, dont le plan ressemble à celle d’Aliki. Le site est en cours de fouille. Parallèlement, sur les pentes de l’Aréopage, les fouilles américaines ont mis au jour une cache de statues de dieux antiques, dans des maisons de l’époque romaine tardive. Il est probable que ces demeures, situées en bordure de l’Agora, aient servi de refuge aux derniers philosophes païens, anciens enseignants de l’Académie d’Athènes qui continuaient là à pratiquer un culte domestique. L’Académie reste en effet, aux yeux des empereurs, le fief de la philosophie antique, liée au paganisme. Elle est fermée en 529 sur ordre de Justinien qui supprime également la liberté de conscience et rend obligatoire le baptême. Certains philosophes préfèrent alors s’exiler à la cour du roi perse.
  • 117. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 117 Par un renversement de tendance, le christianisme semble être devenu un mouvement urbain qui triomphe dans l’ensemble des cités à partir du Ve siècle, alors que les derniers païens se réfugient dans les campagnes: quelques sanctuaires locaux, situés sur des collines reprennent vigueur, ainsi qu’en témoignent des offrandes de lampes datées de l’époque tardive; plusieurs caches de statues de divinités ont aussi été retrouvées dans des citernes de cette époque, des sanctuaires sont aménagés dans de grandes demeures privées… Circonstances obligent, ce dernier paganisme serait aussi plus personnel, d’une pratique plus intime, avant de disparaître. Dans le grand Empire byzantin désormais entièrement chrétien, bientôt, seule la littérature antique transmettra le souvenir des mythes et du panthéon grecs. [Le Monde de la Bible n°160]
  • 118. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 118 NAISSANCE DU CHRISTIANISME Epilogue « Je crois… » L’histoire mouvementée de ces cinq premiers siècles du christianisme voit ainsi l’émergence d’une Eglise forte sous la houlette du pape et de l’empereur. Constantin aura finalement réussi son audacieux pari d’unifier l’empire sous la bannière chrétienne. Dès 451 et le quatrième concile œcuménique de Chalcédoine, la grande majorité des chrétiens est parvenue à s’accorder sur un credo commun concernant l’identité de Jésus : une seule personne avec deux natures, il est à la fois Dieu et homme. Certes, le christianisme n’est pas pleinement uni, puisque chaque concile a suscité des mouvements schismatiques dont certains subsistent encore de nos jours. Mais l’empire s’est trouvé une foi commune, celle de la Grande Eglise, et cette dernière est parvenue à imposer son orthodoxie grâce au soutien des empereurs. La Grande Eglise connaît pourtant au XIe siècle un grave schisme qui divise en deux la chrétienté, entre l’Occident romain de langue latine et l’Orient orthodoxe de langue grecque. Mais cette division ne résulte pas de déchirements dogmatiques autour de la foi. La fameuse querelle trinitaire du filioque (la procession de l’Esprit saint) n’est qu’un prétexte pour consommer une rupture déjà ancienne entre un christianisme oriental, jaloux de son indépendance, et un christianisme occidental totalement soumis à l’autorité du pape. Plus politique que théologique, liée aussi à des questions de sensibilité liturgique et d’organisation du clergé, cette séparation, aussi importante soit-elle, ne brise en rien l’unité de foi des chrétiens sur la question christologique : Jésus est partout vénéré comme l’incarnation de la seconde personne de la sainte Trinité. Il en va de même à la Renaissance avec le nouveau grand schisme qui divise cette fois la chrétienté occidentale : celui de la Réforme protestante. Luther et Calvin entendent réformer l’Eglise et s’émanciper de la tutelle de Rome ; ils divergent sur certaines questions théologiques ; mais jamais ils ne remettent en cause les fondements de la théologie trinitaire élaborée au cours des quatre premiers conciles œcuméniques. Les dogmes de la Trinité et de l’incarnation sont partagés par la plupart des Eglises chrétiennes. Mais l’Eglise arménienne et les Eglises coptes orientales ne reconnaissent que la définition de la foi issue des trois premiers conciles. Et l’Eglise nestorienne, que des deux premiers. Les réformés reconnaissent pleinement l’autorité des quatre premiers conciles. Les Eglises orthodoxes en reconnaissent sept (le dernier, au VIIIe siècle, statuant sur la reconnaissance du culte des icônes). L’Eglise catholique romaine compte quant à elle vingt et un conciles et la « foi authentique » inclut l’intégralité du dogme, du concile de Nicée aux dernières déclarations papales faites ex cathedra, ce qui implique les trois derniers dogmes : l’Immaculée Conception (Pie IX, 1854), l’infaillibilité pontificale (Vatican I, 1870) et l’Assomption de la Vierge Marie (Pie XII, 1950).
  • 119. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 119 Pour les Eglises chrétiennes, la foi est donc exprimée dans le credo de Nicée- Constantinople qui définit le dogme trinitaire et celui de l’incarnation : un Dieu en trois personnes et un Christ en deux natures. Au-delà des credo élaborés à partir du IIe siècle, quel est le fondement de foi commun à tous les premiers témoins de la vie de Jésus qui ont « cru » en lui bien avant que ne soit conçue la théologie trinitaire, et même celle de l’incarnation ? On peut le résumer en deux points : Jésus est un homme qui entretient un rapport particulier à Dieu, unique médiateur entre Dieu et les hommes ; Jésus est mort et ressuscité d’entre les morts, et continue d’être présent. Ces deux affirmations me semblent constituer la clé de voûte de l’édifice chrétien. Cette intimité de Jésus et du Père, cette « élection » de Jésus qui en fait un « homme à part », est clairement manifestée à trois moments clés des Evangiles : le baptême de Jésus (Mc 1,11), sa transfiguration (Mc 9,10) et sa résurrection. L’évènement de la résurrection est évidemment le signe le plus bouleversant pour les disciples, celui qui confirme leur foi en Jésus comme un homme unique, choisi par Dieu pour accomplir une mission universelle. Mais il est raconté de manière assez « flou ». Jésus a bien repris vie, mais le corps dans lequel il apparaît n’est pas celui d’avant. Cela signifie que l’évènement qualifié de « résurrection » est d’un tout autre ordre qu’une réanimation de cadavre. Son cadavre a été radicalement transformé en un nouveau corps par la toute-puissance divine. Dorénavant, l’absence de Jésus devient la condition de sa présence. Mais dire que Jésus a un lien particulier, voire unique à Dieu, et qu’il est ressuscité, ne revient pas à affirmer qu’il est Dieu. La théorie de l’incarnation apparaît plus de soixante- dix ans après la mort de Jésus, et la théologie trinitaire prend son essor au cours du IIe siècle. Mais quel que soit le crédit accordé aux Eglises et à la tradition chrétienne, la théologie trinitaire m’apparaît comme une passionnante tentative d’explication du mystère du Christ. Ainsi pourrait-on dire que, si Dieu existe, il est nécessairement « un » dans son « essence ». Mais qu’il est « trois » dans sa dimension « théophanique » ; il se manifeste à l’homme à travers trois dimensions : la dimension créatrice du Père, celle, intelligible, du Logos (Fils) et celle, consolatrice, de l’Esprit. Jésus est l’incarnation du Logos divin, car par sa vie et par son message, il « incarne » Dieu, il « dit » Dieu autant qu’un être humain puisse le dire. Il est à la fois humain et divin, puisqu’il réalise pleinement le divin dans l’humain. Mais Jésus n’est pas l’incarnation de Dieu dans son essence, laquelle reste par ailleurs totalement inaccessible à la raison humaine. C’est pourquoi l’expression que je trouve la plus forte pour résumer la foi chrétienne – foi qui entend affirmer le statut unique de l’homme Jésus, tout en préservant le mystère divin – est celle de Paul : « Il est l’image du Dieu invisible ».
  • 120. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 120 Au-delà des tentatives de formulation théologique du mystère divin révélé, il m’apparaît surtout important de rappeler que la foi chrétienne, c’est croire qu’en sa personne Jésus assure une conjonction, un pont, entre l’humain si imparfait et le divin parfait et ineffable. Pour les chrétiens, Dieu se manifeste non pas à travers un texte, mais à travers une personne : Jésus. Le christianisme est donc une religion de la personne et de la présence. Religion de la personne, il se doit d’attacher plus d’importance aux personnes qu’à la Loi : c’est tout le sens de l’épisode de la femme adultère (Jean, 8). Au regard de l’Evangile, le droit canon, créé par l’Eglise au fil des siècles comme une nouvelle loi d’inspiration divine devant s’appliquer à tous, est une aberration. Religion de la présence – présence du Christ dans le cœur des fidèles –, le christianisme a une dimension éminemment affective. Religion de la personne et de la présence, le christianisme est par excellence la religion de l’amour. Jean a deux paroles qui se font écho l’une à l’autre et qui résument pour Frédéric LENOIR parfaitement la singularité de la foi chrétienne. Il conclut ainsi son prologue : « Dieu, nul ne l’a jamais vu. Le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui l’a fait connaître ». Et, dans sa première lettre, il écrit : « Dieu, nul ne l’a jamais vu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous » (1, Jean 4, 12). Voilà bien l’essentiel de la foi chrétienne : Dieu est un mystère insondable, mais Jésus, quelle que puisse être sa nature ultime, a révélé que « Dieu est amour » et que « quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu » (1, Jean, 4). Le schisme de 1054 La chute de l’empire d’Occident, en 410, n’est pas sans conséquences pour le christianisme, désormais clairement divisé entre l’Orient et l’Occident. En Occident, fort de sa primauté, le pape est désormais la seule autorité qui puisse négocier avec les Barbares. L’Eglise d’Orient reste dominée par la figure tutélaire de l’empereur qui établit quatre sièges patriarcaux : Constantinople « à égalité d’honneur » avec le siège papal, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Dirigées par des patriarches à forte personnalité, isolées à partir du VIIe siècle par l’avancée de l’islam, ces Eglises deviennent progressivement autonomes. Seule Constantinople continue de ferrailler avec Rome sur des détails de rite et de discipline. A plusieurs reprises, ces deux Eglises frôlent le schisme, la querelle la plus grave étant celle des images – Rome reprochant à Constantinople son culte des icônes. Le schisme finit par devenir inéluctable quand surgit une nouvelle querelle autour du pain de la communion. La rupture est prononcée en 1054 : Rome excommunie Michel Cérulaire, le patriarche de Constantinople qui répond en anathémisant les légats du pape. Les liens toutefois maintenus, sont définitivement rompues après le sac de Constantinople par les croisés en 1204. L’évolution des deux Eglises sera dès lors très divergente. Dès lors, ces Eglises orientales revendiquent le nom d’ « orthodoxes », parce que attachées à la juste doctrine, alors que l’Eglise d’Occident privilégie l’appellation de « catholique », c’est-à-dire universelle.
  • 121. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 121 La Réforme protestante C’est la première grande contestation es temps modernes. En cette fin du XVe siècle, des théologiens et des penseurs, abreuvés aux idées de la philosophie antique, cherchent à faire émerger un autre christianisme, un christianisme évangélique qui parle de la profondeur de l’être humain, de son intériorité. La pensée humaniste qui émerge marie la foi, la raison et la liberté. Comme d’autres à son époque, un moine catholique, Martin Luther, réclame une « réformation » de cette Eglise romaine en pleine décadence. La goutte d’eau qui fait déborder le vase est la pratique des indulgences, un système qui permet aux fidèles, moyennant finance, d’alléger, voire d’effacer leur peine au purgatoire. Le 31 octobre 1517, Luther dénonce ce scandale. Puis il étend ses critiques à d’autres domaines : les sacrements, la vie religieuse, la question du salut. Sa remise en cause du pape lui vaut d’être excommunié en 1521. Luther, désormais libre, prêche la liberté du chrétien. La Bible est traduite dans les langues vernaculaires afin que chaque fidèle puisse exercer son esprit critique et examiner la parole divine sans l’intercession d’un clerc. Ce qui, d’ailleurs, rend les prêtres superflus. Les assemblées de fidèles qui se réunissent pour lire la Bible autour d’un pasteur font très vite tache d’huile dans l’Europe occidentale. Des sept sacrements que professe l’Eglise catholique et que reconnaissent les Eglises orthodoxes avec quelques petites variantes (le baptême, la confirmation, l’eucharistie, la confession, le sacrement des malades, le mariage et l’ordination), les protestants n’en conservent que deux : la baptême et l’eucharistie. Le culte de Marie, des saints et des anges, très présent dans les autres Eglises, est également abandonné : c’est un christianisme dépouillé, le plus proche possible des Evangiles, que professe Luther. Si, depuis sa création, le protestantisme est organisé en communautés relativement indépendantes, celles-ci se rattachent à trois grands courants qui divergent sur des points de théologie : le courant luthérien ; les réformés de souche calviniste (appelés presbytériens aux Etats-Unis) ; les Eglises dites pentecôtistes. Les Lumières La Réforme qui a suivi l’humanisme de la Renaissance ouvre la voie à une nouvelle poussée émancipatrice dont l’objectif, cette fois, est de libérer définitivement les individus et la société de la religion, non pas en « éliminant » la religion mais en la cantonnant à la sphère privée et en garantissant l’impartialité de l’Etat envers ses citoyens, quelle que soit la religion dont ils se réclament. Cette poussée est propre à l’Occident chrétien : nulle par ailleurs on ne la verra exprimée aussi clairement par des individus qui refusent le poids de tout déterminisme et entendent être libres de leurs critiques du système, émises au nom de la raison, séparée de la foi. Ces individus valorisent le changement au détriment de la tradition et affirment que le mieux est toujours à venir. La période dite des Lumières gouverne l’esprit européen tout au long du XVIIIe siècle. Raison critique et autonomie du sujet sont ses deux mots d’ordre, d’ailleurs intimement liés : c’est par la raison critique que le sujet va s’émanciper, se réapproprier ce qu’il avait si longtemps remis aux mains de Dieu et de l’Eglise. Pour autant, les philosophes des Lumières ne sont pas athées : Voltaire prônera ainsi une religion naturelle se limitant à la croyance en l’Etre suprême et en une éthique universelle inspirée des enseignements du Christ. Ce n’est que dans un deuxième temps, à partir du XIXe siècle, que Dieu s’écartera complètement de leur pensée et que surviendra une nouvelle génération, celle de
  • 122. Les origines du christianisme PAROLES D’EVANGILES EST UN BLOG DU SITE MECHANTREAC.FR LAURENT SAILLY 122 l’humanisme athée symbolisé par un Auguste Comte, le fondateur de la sociologie moderne, qui décrit la religion comme une aliénation intellectuelle. [In « Comment Jésus est devenu Dieu », F.LENOIR, p. 297 à 313]